Exode 3 / 1-14

 

texte : Exode, 3 / 1-14  (trad. : Bible à la colombe)

premières lectures : Évangile selon Matthieu, 17 / 1-9 ; deuxième épître aux Corinthiens, 4 / 6-10

chants : 299 et 256 (Nos cœurs te chantent)

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Chers amis, vous le savez « Épiphanie », en grec, veut dire « manifestation ». Dans le calendrier liturgique traditionnel, nous sommes le « dernier dimanche après l’Épiphanie », et le texte de l’évangile du jour est celui de la Transfiguration (en grec : la métamorphose), qui est donc une autre « manifestation ». Car ces « épiphanies » sont, en réalité, des « théophanies », des « manifestations de Dieu ». Dans l’une et l’autre, c’est Dieu qui se manifeste au monde – on dirait plutôt qu’il se révèle, dans la personne de Jésus : dans la venue au monde de celui-ci, venue au monde entier représenté par les « mages d’Orient », et dans son authentification devant ses principaux disciples, authentification soutenue par la Bible – Moïse et Élie, ce sont « la Loi et les Prophètes », c’est-à-dire l’Ancien Testament, n’est-ce pas… Mais « l’autorité souveraine des Saintes Écritures » s’exerce sur nous par « le témoignage intérieur du Saint-Esprit », comme le dit notre Déclaration de foi de l’Église réformée. Et ça, c’est la voix que nous entendons au fond de nous mais qui ne vient pas de nous, lorsque nous lisons la Bible.

 

Mais si nous avons la Bible toute entière, si Pierre, Jacques et Jean avaient eux notre Ancien Testament, Moïse, par contre, n’avait aucun guide, sinon son beau-père, prêtre d’on ne sait pas quel Dieu – et manifestement cela ne suffisait pas. Et voici que nous assistons à une autre théophanie, la première dans l’existence de Moïse. C’est aussi celle au cours de laquelle Dieu révèle à Moïse son nom, à partir d’une boutade : « je suis », dont aurait été tirée la forme « Yahvé » qu’on trouve seulement avec ses consonnes dans le texte biblique, et que les bibles protestantes traduisaient « l’Éternel ». Ce « je suis » a l’avantage en français de s’écrire presque comme « Jésus » ! Mais c’est encore une boutade, ou plutôt un jeu de mots intraduisible, car le livre de l’Exode n’a bien sûr pas été écrit dans notre langue, qui n’existait pas à cette époque…

 

Vous le savez sûrement aussi, le buisson ardent a été pendant des siècles le logo, comme on dit aujourd’hui, des Églises réformées en France : c’était leur sceau avant la révocation de l’Édit de Nantes. C’est dire aussi l’importance pour nos Églises de ce buisson en feu qui pourtant ne se consume pas, image de la parole de Dieu que rien ne peut éteindre et qui brûle nos cœurs, mais aussi image de la pérennité de son Église malgré les persécutions. Par ailleurs, les représentations musulmanes de leur prophète, Muhammad, remplacent souvent celui-ci par une flamme, tout comme dans le texte on peut voir « l’ange de l’Éternel […] dans une flamme de feu »… Ce buisson ardent, cette flamme pérenne si contraire à la nature, a donc une brillante postérité. Mais dans le texte de ce matin, elle n’est guère que le moyen par lequel Dieu attire l’attention d’un Moïse pas du tout préparé à une théophanie : il était parti faire pâturer son troupeau ! Et tout comme l’échelle du rêve de Jacob (Gen. 28 / 12), le buisson ardent disparaît du texte dès que l’attention de Moïse est retenue, et que Dieu peut lui parler.

 

Dans le récit de la Transfiguration, Moïse et Élie sont comme le buisson ardent ici : ils ne servent qu’à retenir l’attention particulière des disciples vers celui qui est au centre de la scène tout comme l’ange est au centre du buisson : Jésus lui-même. Moïse et Élie disparaissent ensuite… Est-ce à dire que la Bible, qu’ils représentent – n’a que ce but-ci : nous attirer vers Jésus, pour que nous recevions de lui – et non du Livre – la parole qui nous fait vivre ? Sans doute, quoi qu’en dise la tradition réformée et évangélique. Luther avait bien vu que c’est Jésus qui est la Parole de Dieu, et non pas la Bible elle-même ! Notre extrait de l’Exode est pareillement polémique : lorsque Dieu se manifeste, qu’est-ce qui compte dans cette manifestation ? D’aucuns répondent que c’est la grotte, l’image, le rite, la religion, le prêtre, le prédicateur, la coupe, le morceau de pain, etc. Si c’était le cas, Moïse aurait établi un lieu de culte à l’endroit où le buisson avait brûlé… Alors qu’en fait, personne ne sait où se situe même la montagne, le fameux « mont Horeb »… !

 

C’est que le « spectacle extraordinaire » que constitue ce buisson n’en est un que tant que Dieu lui-même ne s’est pas manifesté. Évidemment, lorsque Dieu parle, le buisson n’a plus aucun intérêt, et ce n’est pas pour rien qu’on n’en parle plus : pour quoi faire ?! Nous n’avons aucun moyen, même en image, même en pensée, même en musique, de nous représenter Dieu, aucun moyen qui ne le trahisse pas, qui ne le défigure pas. Toutes nos représentations sont des idoles. C’est pourquoi non seulement Moïse ne doit pas fouler la terre avec des artefacts humains, mais même il se voile les yeux pour cesser d’être attiré par ce qu’il peut voir. Et même s’il n’y a rien à voir, ce « rien » peut lui-même être une idole, une fausse religion du vrai Dieu… La seule réalité qui importe lorsque Dieu se manifeste, c’est sa Parole, celle par laquelle il a créé le monde, celle par laquelle il m’a créé, moi. Se préoccuper du lieu, du moment, de la forme, n’a pas de sens. Se préoccuper du moyen par lequel advient cette parole n’a pas non plus de sens : sera-ce votre serviteur, ou un autre prédicateur, ou le papier-bible, ou du papier-journal, ou même un arbre ou toute la forêt, la solidarité humaine ou la grandeur du ciel étoilé, l’inconscient ou la communauté, qu’importe ?

 

Comme Moïse, il nous faut chercher à nous détacher des media utilisés par Dieu pour s’adresser à nous. Ce ne sont que « des vases de terre », comme l’écrivait l’apôtre Paul, « afin que cette puissance supérieure soit attribuée à Dieu, et non pas à nous. » Et ce n’est pas facile de s’en détacher. Moïse lui-même apparaîtra souvent aux yeux de son peuple comme une idole : c’est lorsqu’il disparaîtra pendant plusieurs jours que les Hébreux se feront un veau d’or pour le remplacer à leur tête (Ex. 32 /1-4) ! Et une Église puissante, riche et nombreuse serait aussi une tentation forte de se réfugier en elle, dans sa chaleur et ses certitudes, plutôt que dans la Parole de Dieu. Bon, mais ici nous ne courons pas ce risque pour le moment… ! Mais nous en courons d’autres. Puisque tout peut être utilisé par Dieu pour nous parler, tout peut devenir idole et se mettre en travers de manière diabolique, pour interrompre ou empêcher la communication entre Dieu et nous. Et notamment, les moyens par lesquelles nous avons déjà reçu cette parole peuvent avoir été idéalisés dans nos têtes, nos souvenirs, nos sentiments… et nous empêcher ainsi de la recevoir à nouveau. Car la parole de Dieu est toujours nouvelle, sinon ce ne serait pas une parole ! Dieu a toujours quelque chose d’original à nous dire, alors que nous, nous sommes bien plus tranquilles à vivre sur notre acquis…

 

La Parole de Dieu, en effet, est dérangeante. Moïse ne s’en remettra jamais, d’ailleurs ! À la fin de l’extrait que je vous ai lu, il commence déjà à chercher des raisons de ne pas suivre cette parole, de ne pas y aller… Et c’est à cette occasion que Dieu lui dévoile un nom qui n’en est pas un… car le nom de Dieu lui-même serait un piège, une idole. On le voit bien en français, où le mot « dieu » vient de « Zeus » : tout le monde l’a oublié, sauf que lorsqu’on se le représente, c’est souvent dans un nuage et tenant le foudre à la main ! Comment arriver, avec ce mot français « dieu », à imaginer Dieu autrement que de cette manière ?… ! Pour beaucoup de nos contemporains, c’est un vrai handicap pour entendre l’Évangile. Mais pour nous autres, le handicap, c’est l’Évangile lui-même, qui se heurte à notre volonté, à notre intérêt immédiat, à notre tranquillité, à nos certitudes.

 

Ainsi, alors que Dieu expose sa compassion à Moïse, et sa détermination à libérer son peuple de l’esclavage, au lieu de s’en réjouir Moïse se réfugie derrière des prétextes pour ne pas y aller : « qui suis-je ? », « que leur dirai-je ? », et un peu plus loin « ils ne me croiront pas » (Ex. 4 / 1), et « je n’ai pas la parole facile » (4 / 10)… Nous aussi, lorsque la parole de Dieu implique que nous tenions notre place dans son effectuation, nous sommes alors bien plus intéressés à nous défiler qu’à nous attacher à ce qu’elle promet. D’ailleurs, même lorsque la libération doit être la nôtre, et pas seulement celle des autres… Bouger nous est toujours pénible, et nous ne croyons pas que ce soit possible : « on a toujours fait comme ça », « on ne change pas à mon âge », « j’ai d’autres devoirs maintenant, je ferai ça plus tard », etc. En fait, reconnaissons-le : la manifestation de Dieu nous dérange, et nous préférons, concrètement, qu’il se tienne loin de nous et qu’il se taise. Ou bien qu’il parle aux professionnels de la religion, qui nous retransmettrons ! Comme après les Dix commandements, « ils dirent à Moïse : “Parle-nous toi-même, et nous écouterons ; mais que Dieu ne nous parle pas, de peur que nous ne mourions.” » (Ex. 20 / 19)

 

Mais ce n’est pas dans « le tonnerre, les éclairs, le son du cor et la montagne fumante » (20 / 18) que Dieu se manifeste pleinement, c’est dans la personne de Jésus-Christ, comme il l’a dit aux trois disciples lors de la Transfiguration. Et là, nous sommes encore plus consternés. Encore il se manifesterait à nous de manière puissante, magique, certes nous tremblerions encore plus à cette proximité et à l’impossibilité de lui résister. Mais au moins serions-nous contraints ! Mais regarder à Jésus, cette anti-idole, un « Dieu mort », comme beaucoup nous le reprochent… ! La contrainte nous déplaît, et la liberté nous déplaît. En fait, l’interpellation nous déplaît. Or l’Évangile est forcément toujours une interpellation : nous sommes appelés d’ailleurs vers ailleurs, contestés dans notre immobilité par le fait-même qu’un autre s’adresse à nous. Cet autre serait humain, nous ferions plus ou moins avec, comme c’est le cas obligé dès que nous sortons de chez nous. Mais lorsque cet autre, c’est Dieu…

 

Pourtant toute notre foi tient là-dedans : dans le fait d’entendre, de recevoir, et donc de se laisser déplacer, par cette parole venue d’ailleurs. « Aimer le Seigneur [notre] Dieu, et aimer [notre] prochain comme [nous]-mêmes », cela nous est impossible, et nous ne nous en portons pas plus mal ! Pour que cela devienne possible, il faut que la Parole de Dieu vienne le réaliser en nous, et nous pousse, parfois violemment, vers Dieu et vers nos prochains. Il faut qu’ainsi, par son Esprit, Dieu se manifeste comme présent et agissant dans nos vies et dans le monde. Il faut une épiphanie de Dieu, une théophanie, afin que non pas Jésus cette fois, mais nous-mêmes, soyons métamorphosés, transfigurés, et pas seulement en apparence ! Nous, transfigurés ? Mais alors, c’est qu’il y a des spectateurs ! Qui nous regarde ? Eh bien, le monde nous regarde !… Lorsque Jésus a été transfiguré, ses trois plus proches disciples étaient là. Lorsque nous-mêmes sommes transfigurés d’avoir reçu cette vision, nos plus proches « prochains » vont aussi le voir. À nous de ne pas nous prendre pour quelqu’un, de ne pas jouer les idoles, mais de simplement renvoyer vers l’auteur de notre vie nouvelle : le Père de Jésus-Christ.

 

Écouter la Parole de Dieu, c’est faire un deuil : celui de nous-mêmes, de nos représentations, de notre manière de voir et de vivre y compris l’Église. C’est se rendre disponible, certes à notre corps défendant, mais disponibles à l’action du Saint-Esprit. Disponibles à la « mission de Dieu », comme on disait autrefois. Car Dieu « a un projet », comme disent les évangéliques, et nous en faisons partie, comme serviteurs, comme Moïse. Pour dire « aux Israélites : “Je suis m’a envoyé vers vous”. » Amen.

 

Raon-l’Étape – David Mitrani – 17 janvier 2016

 

 

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