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Évangile selon Jean 18 / 28 – 19 / 5
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texte : Évangile selon Jean 18 / 28 – 19 / 5
premières lectures : Évangile selon Marc 10 / 35-45 ; Genèse 22 / 1-14 ; épître aux Hébreux 5 / 5-9
chants : 33-03 et 33-11
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Procès inique, torture, dérision. L’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture nous parle sans cesse de tels cas, d’un bout à l’autre du monde. Pouvoir discrétionnaire du juge, de l’occupant militaire. Pouvoir de la rue manipulée par des lobbies sans foi ni loi, et dont les cris suffisent à faire pression. Pouvoir de la soldatesque sur le corps du prisonnier qui lui est livré pour qu’elle s’en amuse. Tout le monde dans cette scène possède un pouvoir ou un autre. Et tout le monde l’exerce dans son propre intérêt, pour son propre jeu, pour le maintien de son propre pouvoir. Ces pouvoirs n’engendrent ni justice ni vérité, mais seulement du pouvoir. Le seul qui ici n’en dispose d’aucun, sinon celui d’une parole mais qui n’est sollicitée que par amusement intellectuel, parole qui n’est pas reçue, c’est l’accusé, c’est Jésus.
Mais c’est aussi de lui que Pilate – est-ce encore dérision, ou bien hasard, ou provocation, voire révolte ? – c’est de lui qu’il va dire : « voici l’homme », « voici l’être humain ». Comme si, là, chair torturée et donnée en spectacle, là se tenait le seul être humain de cette histoire. Comme si le pouvoir, tous les pouvoirs, avaient défiguré tous les autres personnages, les avaient relégués au rang de figurants, de marionnettes, de simple décor… Comme si le pouvoir, tous les pouvoirs, dénaturaient l’être humain, niaient en lui toute humanité. Pilate n’est ainsi qu’un jouet, jouet de l’Empire, jouet des dirigeants locaux, quelques versets plus loin il sera le jouet de la rue. C’est impressionnant, n’est-ce pas, de voir celui, le seul, qui a pouvoir de vie et de mort sur les gens et sur les peuples, être le jouet de tous les autres… Quant aux grands-prêtres, qui semblent mener le récit vers sa conclusion attendue, et Jésus vers la croix, ces grands-prêtres sont les jouets de leur propre aveuglement, finalement ils se jouent d’eux-mêmes, chefs religieux sans foi, utilisant la parole de leur Dieu pour le condamner à mort, pour le condamner à ne pas régner, à ne pas être Seigneur, à n’être rien pour eux. Et les soldats, eux, tortionnaires ordinaires, tristes victimes de leur propre déshumanisation qu’ils font payer à tous ceux qui tombent entre leurs mains…
Mais « voici l’homme ». Roi sans royaume et sans serviteurs. Témoin d’une vérité dont tout le monde se moque éperdument : « qu’est-ce que la vérité ? » Condamné sans motif, même pour celui qui va le condamner à mort. Fils du Père nié jusque dans cette dignité, puisque celui contre qui on l’échange s’appelle en araméen « Bar Abba », « Fils du Père » … Exhibé dans un accoutrement grotesque sous des épines sanglantes, avant de l’être, nu, cloué sur un poteau. Mais, oui, « voici l’être humain », le seul. Et ce que c’est qu’être un humain, il l’a déployé devant Pilate. Il s’est adressé à lui avec l’autorité d’un être humain, obligeant ainsi Pilate à parler avec lui, au-delà, bien au-delà, des questions à poser à un accusé. À celui qui prétendait l’enfermer dans une accusation, en l’occurrence une accusation de sédition pour laquelle il sera finalement exécuté, Jésus répond en se suscitant en lui un partenaire de dialogue : « est-ce de toi-même… ? » Pour Jésus, Pilate existe, Pilate est une personne, Pilate est digne qu’on lui parle, qu’on lui parle de lui, qu’on lui demande ce qu’il pense vraiment, lui, comme être humain.
Et puis, Jésus va parler avec une souveraine autorité. Il ne se défend pas contre l’accusation portée par Pilate relayant celle des chefs juifs. Il n’en a rien à faire. Il expose quelle est sa « royauté » à lui, et qui n’a rien à voir, qui n’est aucunement comparable avec celle de Pilate ni avec celle des grands-prêtres des Juifs. Oui, Jésus est roi, l’être humain est roi, institué roi de la Création par le Créateur lui-même. Mais rien autour de Jésus ne connote la création divine : tout est abîmé, les structures sont abîmées, le pouvoir est abîmé, le judaïsme est abîmé, les gens sont abîmés. Où donc est ce monde que « Dieu a créé » et qu’il a « vu comme bon » (Gen. 1) ? Les humains, déshumanisés, l’ont rendu méconnaissable… Et je ne parle pas de la nature comme si nous n’en faisions pas partie. Comme le dit l’expression populaire : « le poisson pourrit toujours par la tête » … et l’espèce humaine, vous et moi, voici la tête… Lorsque le monde reçoit son roi, il ne le reconnaît pas parce que lui-même ne se reconnaît pas comme étant le royaume de ce roi. « Il est venu chez lui, et les siens ne l’ont pas reçu… » (Jean 1 / 11) Il ne s’agit pas que du judaïsme, mais de l’univers entier, de toute l’humanité.
Rien d’étonnant alors à ce que la vérité, la vérité de l’être-même de Jésus, la vérité de l’humanité en lui, ne soit pas reconnue, ou au moins soit tellement relativisée qu’elle n’a plus de sens. Jésus commençait nombre de ses paroles par cet appel à la vérité : « Amen ! Amen ! Je vous dis… », ce que souvent nous avons traduit « En vérité, en vérité, je vous le dis… » Ce « amen » hébreu, maintenu tel au milieu des évangiles écrits en grec, ne considérait pas la vérité comme un concept, comme le fait Pilate, mais comme une réalité tangible. Est « amen » ce qui est solide, ce qui tient bon, ce qui lie de manière ferme. Mais pour Pilate et les chefs juifs, point de vérité ni en eux ni pour eux : rien d’autre ne compte que l’intérêt du moment, rien d’autre ne compte que de peser et d’amasser, le temps d’un passage éphémère dans cette existence absurde, insensée. Incapables de voir que tout ne tient qu’en Jésus, par Jésus, parce qu’en lui la véritable humanité est liée indéfectiblement à la véritable divinité. Car « celui qui m’a vu a vu le Père », comme le dit Jésus à Philippe (Jean 14 / 8-10) : celui qui voit la véritable humanité découvre par là-même l’identité de celui qui en est l’auteur ; c’est en contemplant la créature qu’on découvre le créateur (cf. Rom. 1 / 20).
Mais Pilate est aveugle, il ne veut pas voir, non plus qu’au fil des évangiles les Pharisiens (Jean 9 / 40), ni les grands-prêtres dans notre texte lui-même. Pilate, presque tout au long de l’entretien, et même ensuite, est dans la dénégation, dans le refus d’assumer ce qu’il est. De « prenez-le vous-mêmes » à « je ne trouve aucun motif contre lui » en passant par « moi, suis-je donc juif ? », la conclusion logique sera de condamner l’homme qu’il pense être innocent. Ce qui nous le rend d’habitude plus sympathique que les autres protagonistes de cette histoire n’est en fait que de la lâcheté. Pilate n’assume rien, sinon de reconnaître en Jésus l’humanité que lui n’habite pas. Et s’il a éprouvé du regret à devoir prendre la décision finale comme par défaut, pour ne rien risquer de pire, c’est un regret sur lui-même de n’être finalement qu’un jouet et non plus un homme… N’ayant pas d’ « amen » en lui, il n’est qu’une flaque qui va se résorber en terre. Tout comme les tortionnaires, qui nous sont montrés ne pouvoir exister qu’en niant l’autre, réduits à rien en réduisant l’autre à rien, jouant comme avec de la viande parce qu’eux-mêmes ne se ressentent que comme tels.
Mais « voici l’homme » et sa place est dehors : hors du prétoire romain certes, mais surtout hors de cet univers de pouvoir impuissant, flasque, univers de marionnettes déshumanisées, hors du judaïsme, hors-même de Jérusalem puisque le lieu des crucifixions est hors les murs, hors de la vie étriquée. « Qu’est-ce que l’homme ? », questionnait le psaume 8. L’homme est libre. Libre du pouvoir, libre de la terre, libre de la religion, libre de la vie et libre de la mort. L’homme véritable n’est pas lié, sinon à son Créateur qu’il reconnaît alors comme Père. L’homme règne : « tu as tout mis sous ses pieds », chantait le même psaume. Alors, ce que les pouvoirs et leur soldatesque montrent à la foule et à l’univers, croyant s’en moquer, c’est effectivement « l’homme », « le roi ». Et c’est en même temps une chair meurtrie, défigurée, une âme niée. « Celui qui m’a vu a vu le Père. » Le Créateur des mondes ne s’est pas rendu visible en Pilate, non plus qu’en Hérode une bonne trentaine d’années plus tôt. Le Roi d’Israël et le Seigneur du monde n’est pas venu habiter le Temple de Jérusalem au sommet des montagnes ni le prétoire des Romains. Il s’est rendu visible en Jésus, il est venu habiter le corps torturé et bientôt cloué en croix. Dieu n’est pas ailleurs, il n’est dans aucun palais et aucun temple, il est sur la croix : « voici l’homme ! »
Les autres figures sont certes diverses : le préfet romain, les grands-prêtres juifs, les soldats, et un peu plus tard la foule, ne sont pas identiques. Mais chaque figure, à sa manière propre, est le contraire de la figure de Jésus. Alors je ne vous demanderai pas – ce qui peut se justifier dans d’autres textes – quelle est la figure à laquelle vous ressemblez. Car nous ressemblons tous à l’un ou l’autre des contraires de Jésus. Mais tous, nous sommes appelés par le Père à être conformés à cette seule figure véridique, ce seul « amen » pour chacune de nos existences. Bien sûr, dès que nous nous éloignons de lui, de sa ressemblance, alors nous perdons de notre humanité, et l’on ne peut plus voir notre Créateur et Père à travers nous. Dès que nous prétendons exister en exerçant un pouvoir quelconque, que ce soit sur notre conjoint, nos enfants, nos parents, nos voisins, nos collègues, nos amis, nos ennemis, ou à plus forte raison si nous jouissons d’un titre ou d’un mandat assorti d’autorité sur ceux qui sont et devraient rester nos égaux, alors nous devenons une caricature de nous-mêmes, une caricature d’humanité. Nous nous mettons à ressembler au diable qui n’est rien, qui n’existe pas, et qui pourtant nous tente et nous accuse sans cesse.
Puisse ce récit tellement connu et tellement fondateur de notre foi nous sensibiliser aussi à ce à quoi nous ressemblons dans notre vie de tous les jours. Sommes-nous des relativistes absolus comme Pilate, des opportunistes absolus comme les grands-prêtres ? Des tas de gens se disent chrétiens non par foi, mais parce qu’ils sont nés comme ça, et croient à Dieu comme ils croient qu’ils vont gagner au loto ou que l’âge de la retraite va descendre… Des tas de chrétiens, et vous et moi aussi, sont clairement incohérents entre leur foi et leur vie quotidienne, plus ou moins selon les jours ! Mais eux comme nous, nous savons ce qui est « amen », nous savons où est la vérité : c’est une personne, c’est une chair meurtrie dans laquelle personne ne voudrait se reconnaître. Non pas une doctrine à son sujet, mais lui-même, « Jésus, le Christ, le Fils de Dieu » (Marc 1 / 1). Il se tient dehors, hors de nos médiocrités, de nos compromissions, de nos incohérences, de nos échecs, de nos faiblesses, de nos méchancetés. Mais il les porte sur lui, comme les épines de sa couronne, comme les marques du fouet dans son corps. « Voici l’homme », il est notre roi et « nous sommes à lui, son peuple et le troupeau de son pâturage ». (Ps. 100 / 3)
Alors apprenons à regarder. À le regarder, lui. À nous regarder, nous. À regarder les autres. À rechercher l’humain. À chercher à le faire advenir, ou plutôt à l’accompagner, à le chérir, chez nous, chez les autres, tout comme Dieu l’a chéri dans son Fils. L’humain est quelque chose de fragile, mais il est appelé à partager la gloire du Fils unique ! L’humain est défiguré, mais en Christ il est transfiguré, il est appelé à ressusciter. Et c’est en étant attentifs à l’être humain chez ceux et celles que nous rencontrons, en étant attentifs à le soigner et le chérir, que nous pouvons laisser se révéler l’être humain en nous, le Christ en nous. Tenez ferme en lui. « Voici l’homme ! » Tenez-le fermement, lui, lui qui a souffert et donné sa vie pour vous, pour que vous deveniez humains, pour que vous régniez dès maintenant et dans tous les siècles. Amen.
Senones – David Mitrani – 7 avril 2019