Évangile selon Marc 1 / 40-45

 

texte :  Évangile selon Marc, 1 / 40-45   (trad. : Bible à la colombe)

premières lectures :  Épître aux Romains, 8 / 14-18 ;  Évangile selon Luc, 17 / 11-19

chants :  42-02 et 23-10  (Alléluia)

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Il a guéri beaucoup de monde, vous savez… Alors pourquoi pas plusieurs lépreux, en des circonstances diverses ? Nous nous attacherons ce matin au lépreux de l’évangile de Marc, le dernier texte. Enfin… « s’attacher », c’est un bien grand mot, n’est-ce pas ! On ne s’attache pas à un lépreux, parce que, la lèpre, c’est contagieux. C’est contagieux à un double titre : en tant que maladie, et en tant qu’impureté. Et les deux risques sont élevés. On risque d’attraper la lèpre, par simple contact, et d’en être estropié à vie, ou d’en mourir. Et puis comme la lèpre rend impur à participer aux sacrifices du Temple, et donc à toute vie communautaire et sociale, le contact avec un lépreux rend impur celui qui le touche, même s’il ne devient pas lui-même lépreux. On maintient donc ces gens dans des endroits particuliers : en fait, on les parque. C’est aussi pourquoi, dans l’autre histoire, ils ne s’approchent pas de Jésus. Car s’ils s’approchent de quelqu’un, ils se font lapider pour qu’ils s’éloignent.

 

Mais voilà : dans notre histoire, non seulement le lépreux s’approche vraiment très près de Jésus (puisque celui-ci pourra le toucher), mais il ne se fait rejeter ni lapider par personne. On est comme dans une bulle, en-dehors des contraintes sociales et de la Loi de Moïse. Comme souvent dans le Nouveau Testament, et donc aussi dans la « vraie » vie, la rencontre avec Jésus se passe hors du temps et de l’espace, elle met à part – c’est le sens du verbe « sanctifier ». Elle fait pénétrer dans le monde de Jésus, dans le monde de Dieu. Rappelez-vous ce que Saint Paul raconte de son expérience spirituelle, dans la deuxième épître aux Corinthiens (2 Cor. 12 / 2-4). Or dans ce monde-là, à la différence du nôtre, on ne lapide pas les gens ! Et puis, le texte insiste sur la gravité, l’urgence de la prière de cet homme : « si tu veux, tu peux me purifier ! » On n’est pas du tout dans notre univers contemporain ; la prière – qui n’en aurait pas été une – se serait exprimée ainsi : « si tu existes, tu dois faire ce que je te demande… »

 

Deux choses que notre monde ignore sont dites ici. La plus évidente, c’est la différence entre « tu dois » et « tu peux ». La prière ne donne pas d’ordre à Dieu. « Si tu veux… » La prière exprime ce que cet homme ressent comme son besoin le plus vital, mais elle exprime aussi la liberté de Dieu. La prosternation de cet homme pour s’adresser à Jésus exprimait la même chose : l’humilité de celui qui ne dit pas « je veux », « je mérite », ou « j’ai droit », mais « s’il te plaît » … La seconde chose dite par cette prière, c’est la confiance. Sinon, pourquoi s’adresser à Jésus ? Le « si tu veux » exprime aussi cette confiance que Jésus va peut-être vouloir. Elle exprime la confiance qu’en tout cas Jésus peut le faire. Sinon, pourquoi venir le lui demander ? Lorsque vous demandez quelque chose à quelqu’un, c’est bien que vous pensez qu’il peut répondre favorablement ! Lorsque vous demandez quelque chose à Dieu, j’imagine que vous pensez aussi, à tort ou à raison, que Dieu en est capable, et qu’il n’est pas impossible qu’il le veuille.

 

Ainsi en va-t-il de notre lépreux : il sait que Jésus peut, il espère que Jésus veut, il n’avance aucune autre raison que son besoin d’être changé, d’impur qu’il est, c’est-à-dire à la fois malade et exclu, en pur, c’est-à-dire à la fois guéri, saint, et réintégré dans la communauté. Dans d’autres textes, d’autres rencontres, d’autres récits de guérison, ça ne se passe pas forcément de cette manière. Mais ici, la seule raison de la prière est le besoin impérieux, le manque, le trou béant dans l’existence de cet homme. Et la seule raison de l’exaucement de la prière va être la compassion que Jésus éprouve envers cet homme. Littéralement le texte exprime que Jésus est « pris aux tripes ». Ce n’est donc pas son « cœur » qui est touché, c’est-à-dire sa volonté, comme le pensait le lépreux. La traduction classique que je vous ai lue le dit bien : « Jésus [fut] ému de compassion. » Un lecteur attentif de l’Ancien Testament ne peut pas en être étonné. Le Dieu d’Israël marche au sentiment, c’est un Dieu qui aime, qui s’émeut, qui pleure, qui a mal avec ceux qui ont mal. C’est aussi pour ça qu’il est partial, jaloux, et qu’il « ne veut pas la mort du méchant, mais qu’il se convertisse et qu’il vive » (Ézéchiel 18 / 23).

 

Et pour un tel Dieu aimant, c’est le sentiment qui conduit la volonté – tout le contraire de ce que nous pensons devoir être. Mais c’est que, pour Dieu, le sentiment est toujours bon, toujours guidé par l’amour. Il n’y a en lui aucun sentiment de puissance, de domination. Il n’y a en lui aucun « mauvais » sentiment. Alors il veut ce que parfois notre propre idée de la justice et de la morale réprouverait. C’est que nous n’aimons pas comme lui, alors nous ne le comprenons pas. Nous appliquons un raisonnement, ce que ni le lépreux ni Jésus ne font dans notre texte. « J’ai mal et je sais que tu peux y faire quelque chose, si tu veux… Mais peut-être y a-t-il des choses que je ne comprends pas et que toi, tu sais, des choses qui font que tu ne voudras pas… Seigneur, fais comme tu veux. » C’est la prière-même de Jésus à Gethsémané : « non pas ce que je veux, mais ce que tu veux » (Marc 14 / 36). Et ce jour-là, la réponse du Père s’est faite dans le silence, l’acceptation du Fils, à travers sa mort et non pas à travers une illusoire évasion.

 

Dans notre récit, la réponse de Jésus doit être reçue en plusieurs temps. D’abord, Jésus recrée du lien, il crée un lien de personne à personne entre le lépreux et lui, en « étendant la main et [en] le touchant ». Il révoque le tabou à la fois sanitaire et religieux qui empêchait toute relation avec cet homme. Ce geste manifeste aussi sa puissance. En même temps, dans d’autres guérisons, c’est celui dont la main a besoin d’être guérie qui doit « étendre la main » (Marc 3 / 5) : serait-ce que Jésus se montre comme étant lui-même le lépreux, le rejeté, prenant sur lui notre propre lèpre (cf. Ésaïe 53 / 4) ? J’y reviendrai. Quel que soit le ou les sens de cette expression, de ce geste, il met physiquement en relation les deux hommes, et c’est cette relation dont le contenu est ensuite exprimé par les paroles de Jésus : « Je veux, sois purifié ». Cette volonté qui fait du bien, cette bienveillance de Jésus envers cet homme, c’est ce que chantaient les anges à Noël : « bonne volonté envers les hommes » (Luc 2 / 14) – et non pas « envers les hommes de bonne volonté », selon une très mauvaise traduction qui fait un énorme contresens.

 

Oui, pris de compassion pour celui qui s’est adressé humblement à lui dans sa souffrance, Jésus « veut bien ». Au « si tu veux » de la prière répond un « je veux » dont le résultat est alors affirmé : le « sois purifié » répond au « tu peux me purifier » de la prière. L’exaucement est ici la stricte reprise de la demande. Et l’évangéliste le confirme à son tour, énonçant une troisième fois le verbe « purifier ». Et Jésus en parlera une quatrième fois, mais cette fois-ci en chassant l’homme vers dehors, hors de cette bulle dans laquelle on ne peut pas rester. La rencontre avec Jésus est forcément fugitive, car on ne peut pas avoir prise sur lui. C’est lui qui a prise sur nous, mais si cela durait, nous en deviendrions esclaves, et ce n’est pas ce que veut Jésus. Sinon il serait resté là après sa résurrection, et l’Évangile n’aurait jamais été proclamé dans le monde entier… (cf. Actes 1 / 6-11) Mais Dieu nous veut libres et aimants, responsables et missionnaires. Il n’a pas besoin d’adorateurs éperdus de mysticisme…

 

Seulement voilà : celui qui a été rendu pur par la parole de Jésus ne peut pas se taire ! Il ne peut pas non plus aller accomplir les rites prévus par la Loi de Moïse, parce que, quand on est guéri par le Seigneur, les commandements n’ont plus de poids, ils ne servent plus à rien. Le témoignage de cet homme purifié sera sa parole à lui, et non pas un rite prescrit. Témoignage personnel et non rituel, témoignage devant tous et non dans le secret du confessionnal. C’est aussi parce que cet homme est maintenant restauré dans sa dignité de membre du peuple d’Israël, de citoyen tout court. Il ne peut ni ne veut donc plus se cacher, ni cacher pourquoi il est rendu à la vie sociale. Cela présente aussi un double inconvénient majeur pour Jésus, c’est qu’il va attirer d’abord les gens qui courent après les miracles, et ensuite la police qui finira par l’arrêter. Désormais « il se tenait dehors, dans les lieux déserts » … comme un lépreux ! C’est bien ce que j’avais pressenti tout à l’heure : tout se passe comme si c’était lui qui avait pris sur lui la lèpre du lépreux, tout se passe comme si c’était lui qui avait pris sur lui notre lèpre à nous.

 

Car il va de soi que cette histoire nous est racontée pour notre édification, c’est-à-dire pour que notre foi s’édifie, se construise, grandisse. Or notre foi ne se nourrit pas d’histoires pieuses d’autrefois, mais de la rencontre présente avec le Christ vivant. Je suis le lépreux. Chacun d’entre nous connaît parfaitement quelle lèpre lui colle à la peau et le dévore petit à petit, je ne détaillerai ni la mienne ni les vôtres. Mais nous sommes bien dans cette situation-là, même si nous sommes chrétiens, tant il est vrai que nous vivons ordinairement loin de Jésus, et finalement dévorés par nous-mêmes : la plupart du temps nous sommes notre propre lèpre ! Tout ce que le texte montre de la prière du lépreux peut concerner notre propre prière, tout ce que j’ai explicité tout à l’heure, tout ce « si tu veux, tu peux » qui dit notre confiance et notre indignité. Parce que nous, bien souvent, même lorsque nous voulons, nous ne pouvons pas, ou alors au prix d’efforts qui détruisent autant les autres que nous -mêmes.

 

Mais je vous l’ai dit, si Jésus veut et peut, c’est parce que sa compassion est première, cette compassion – en latin, c’est « souffrir avec » – qui le mènera à la croix, car comme il le dira lui-même : « il n’y a pour personne de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis ; vous êtes mes amis… » (Jean 15 / 13-14) Et s’il a guéri le lépreux, c’est en prenant sa place, et c’est ce qui fait que paradoxalement « l’on vient à lui de toutes parts ». Car le monde entier a maintenant entendu le témoignage évangélique. Le lépreux purifié, quant à lui, « publie hautement la nouvelle et la colporte », ce qui nous est aussi donné en exemple. C’est pour nous le deuxième temps, après celui de la prière exaucée : le temps du témoignage personnel, chacun pouvant dire à sa manière et en toute pudeur ce que le Seigneur a fait pour lui, pour elle – pour moi, pour vous…

 

Et le temps du remerciement, là-dedans, où est-il ? Il est tout au long. Le simple fait de s’approcher de Jésus malgré notre lèpre pour lui demander de l’enlever et de nous remettre debout, et de s’approcher avec confiance, est déjà une louange, une reconnaissance qu’il est Seigneur et Sauveur et qu’il peut l’être pour moi. Et le témoignage ensuite est action de grâce, car l’amour ne peut pas être tu, la guérison ne peut pas passer inaperçue, la liberté ne peut pas s’exercer en cachette. Si Dieu vous a libérés, si Jésus a pris sur lui votre péché, annoncez-le. C’est pour ça, c’est pour vous, qu’il est mort et qu’il a vaincu la mort. Soyons reconnaissants, soyons libres et joyeux en toutes choses. Amen.

 

Raon-l’Étape  –  David Mitrani  –  17 septembre 2017

 

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