Évangile selon Luc 10 / 38-42 (1)

 

texte :  Évangile selon Luc, 10 / 38-42   (trad. : Bible à la colombe)

premières lectures :  Amos, 5 / 17-25 ;  première épître aux Corinthiens, 13 / 1-3 ;  Évangile selon Marc, 8 / 31-38

chants :  254 et 539  (Arc-en-ciel)

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Revoici Marthe et Marie ! Je les évoquai brièvement il y a quinze jours ici, sans avoir réalisé alors que nous les retrouverions aujourd’hui… Un village quelconque, deux femmes, deux sœurs, dont l’une – l’aînée sans doute – est la maîtresse de maison, et accueille chez elle ce Jésus qui passe. Un modèle de foi, en quelque sorte. Rappelez-vous ce que dit Jésus aux chrétiens de Laodicée, au début de l’Apocalypse de Jean : « Voici : je me tiens à la porte et je frappe. Si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui, je souperai avec lui et lui avec moi. » (Apoc. 3 / 20) C’est ce que Marthe a fait. C’est ce que nous, qui « ne [sommes] ni froids ni bouillants » (ibid. v. 15), comme les Laodicéens, sommes appelés à faire. Répondre à l’appel de Jésus et le laisser entrer, afin de partager le souper.

 

Marthe, modèle de la foi… ? Pourtant d’habitude on regarde plutôt Marie, sa sœur ! C’est d’ailleurs bien ce que déclare Jésus à la fin du récit. C’est donc qu’il y a quelque chose qui ne s’est pas passé comme ça aurait dû. L’évangéliste le laisse déjà entendre dans la manière dont il raconte. « Marthe était absorbée par les nombreux soucis du service », écrit-il. Ensuite « elle survint », ce qui dit bien qu’elle n’était pas là, pas là où se trouvait Jésus. Éternel problème de faire la cuisine en même temps qu’on reste avec ses invités : tous ceux qui cuisinent savent que ce n’est guère faisable, sauf pour un repas froid ! Marthe, tout comme moi lorsque je fais à manger, était donc dans sa cuisine et non pas avec Jésus. Bien sûr, c’était pour lui, pour le servir lui, qu’elle préparait le repas. D’ailleurs, le mot français « service » traduit le grec « diaconie », que le latin quant à lui traduisait « ministère ». Le mot pour désigner un engagement d’Église, un service du Seigneur…

 

Marthe prend-elle sa préparation du repas pour un service d’entraide, ou bien pour un ministère ? Dans l’un ou l’autre cas, il faut se demander si Jésus, comme invité ou comme Seigneur, en avait besoin… Rappelez-vous cette fois le dialogue entre lui et la Samaritaine, où Jésus lui demande à boire un verre qu’il ne verra jamais, car c’était la femme qui avait besoin de lui et non l’inverse (Jean 4 / 7-10). Du coup, c’est à tout ce qui est notre religion que nous sommes renvoyés, tout ce dont nous croyons que Dieu nous le demande pour le servir, que ce soit piété ou morale. Et le choix des autres textes de ce matin n’est alors pas anodin, qui dénoncent précisément la religion, avec violence comme le fait le prophète Amos, ou de manière plus soft comme l’apôtre Paul, ou encore Jésus selon Marc, qui dénonce la tentation de Pierre.

 

Point n’est besoin de revenir sur le texte d’Amos, sinon pour le trouver excessif. Mais c’est dans son excès-même qu’il dit l’Évangile, la venue du Jour du Seigneur, qui révélera la religion pour ce qu’elle est : un gros contre-sens qui laisse croire que Dieu veut être servi avant les gens, que la religion prime sur l’éthique. Or ce Jour est venu, où Jésus a été crucifié et non pas adoré, jour de « ténèbres et non lumière, […] obscur et sans éclat… » La religion a « crucifié le Seigneur de gloire » (1 Cor. 2 / 8), elle a préféré sa propre gloire à celle de son Dieu « venu non pour être servi, mais pour servir » (Marc 10 / 45). Paul dit-il autre chose ? En fait, il en rajoute ! C’est non seulement la religion, mais aussi l’éthique, qui sont révoquées. Peu importent les dons de piété ou de théologie les plus prestigieux, peu importe même de donner sa vie au service des gens, si ce n’est pas par amour, à l’image du don du Christ lui-même. Le « devoir » religieux ou moral, le ministère et la diaconie, ne sont rien sans amour. Toute la critique évangélique du pharisaïsme consiste dans cette suprématie de l’amour sur le commandement.

 

Mais nous avons de la peine à admettre d’avoir un Dieu crucifié. Surtout nous autres, réformés ou évangéliques – les luthériens y ont plus de facilité, encore que comme nous ils n’en tirent pas forcément les conséquences… « Pierre prit [Jésus] à part et se mit à lui faire des reproches… » La religion, quand elle dit à Dieu ce qu’il doit faire ! La piété, lorsqu’elle refuse de n’avoir pas un Dieu tout-puissant à son service. Ainsi, il y a bien trois sortes de service pour un croyant. Lorsque je suis un peu païen, c’est le service que Dieu me doit. Lorsque je suis comme Marthe, c’est le service que je dois à Dieu. Et lorsque je reçois l’Évangile et lui ouvre la porte, c’est le service immérité que Dieu me rend, par la mort et la résurrection de Jésus-Christ. Mais ce dernier service me fait honte : je ne puis être fier de mon Dieu devant ceux qui fantasment une divinité toute-puissante dont ils veulent être les soldats tout en se servant de celle-ci. Mais surtout, je ne puis être fier de moi, car la mort de Jésus pour moi rend visible et me fait réaliser combien je suis incapable de servir Dieu et mon prochain, tant je suis pécheur, occupé de moi-même et de me servir moi en prétendant servir Dieu et les autres.

 

Alors, aurai-je « honte de [Jésus] et de [ses] paroles au milieu de cette génération » ? Lorsque Jésus dit cela à Pierre, il ne dit pas « honte de la religion », mais bien « de moi et de mes paroles ». Marthe, quant à elle, est dans le second type de service, la religion comme service, comme obligation : elle reçoit Dieu chez elle ! Mais elle ne s’occupe pas de lui, elle s’occupe de son service. Elle ne prend pas le temps d’écouter la parole de Dieu… et donc elle ne réalise pas que ce n’est pas cette parole qu’elle met en œuvre, mais seulement sa propre idée de la religion, du service. Oui, elle accueille Dieu à sa table pour lui faire à manger. Mais l’Évangile, c’est d’accueillir le Dieu qui me donne lui-même à manger ses paroles, sa propre vie. Et ça, c’est Marie qui l’a fait, la petite sœur qui n’aidait pas son aînée dans la pièce d’à-côté, mais « qui s’assit aux pieds du Seigneur, et qui écoutait sa parole ».

 

Le protestantisme réformé a donc voulu évacuer la religion. Il a supprimé le sacrifice de la messe, le sacerdoce, Noël, les cantiques non bibliques, les bénédictions de mariage, les obsèques religieuses, les images pieuses (mais vous entendez déjà que certaines formes religieuses sont bien vite revenues même chez nous). Il a voulu tout centrer sur l’écoute de la parole, une parole à mettre en œuvre dans nos vies concrètes, dans la famille et le travail, au service de la société. Mais comme tout le monde, notre protestantisme a fini par confondre son service avec l’Évangile, et a eu tendance à oublier la primauté de la parole d’amour de Dieu à notre égard. Car c’est de cette parole que nous avons à vivre, et c’est cette parole que nous avons à dire, car enfin, si elle nous fait vivre, elle est aussi là pour faire vivre les autres, et c’est à nous de la leur faire entendre. Si, comme l’Armée du salut, nous ne pouvons proposer le salut sans proposer d’abord la soupe et le savon à ceux qui en ont besoin, il faut se garder d’oublier le but : l’annonce du salut. Sinon, que faisons-nous d’autre qu’un mauvais service social, qui par ailleurs s’offrirait à lui-même un culte de temps en temps ?

 

Jésus ne reproche pas à Marthe de ne rien faire comme il faut. Il reconnaît qu’elle fait beaucoup. Mais il lui reproche de prendre ce beaucoup pour ce que Jésus attend d’elle. Il lui reproche de se noyer dans son service, dans son ministère, au lieu d’écouter la parole qui la nourrirait. Il lui reproche de ne pas prendre de nourriture, ce qui la conduit forcément à l’épuisement, voire à une inefficacité qu’elle reconnaît elle-même, puisqu’elle confesse avoir besoin d’aide ! Comme je vous l’avais dit à propos des « serviteurs inutiles » (Luc 17 / 7-10), notre Dieu n’est pas un dieu à se mettre les pieds sous la table, mais au contraire il nous invite à la table où il sert lui-même. Et nous avons besoin de la nourriture qu’il nous offre malgré notre indignité, à moins que ce ne soit à cause d’elle. Nous avons besoin de nous nourrir de la mort et de la résurrection de Jésus-Christ, du corps qu’il a donné et du sang de l’alliance qu’il a scellée ainsi à jamais. Nous avons besoin que sa parole entre en nous et nous nourrisse, nous avons besoin de la mâcher, de la manger, de la digérer, de nous en fortifier.

 

Marthe n’est après tout l’image que de notre agitation et de notre mauvaise conscience. L’image de notre religion, qui nous paralyse ou bien nous maintient dans la pièce d’à-côté, là où Jésus n’est pas. Et elle ne vient auprès de lui que pour lui faire des reproches, pour lui reprocher de prendre sa place à elle et de donner nourriture, une autre nourriture que celle qu’elle est en train de préparer. Elle est l’image de la tentation religieuse que nous connaissons comme tout le monde, et nous n’en sommes pas exempts sous prétexte que nous sommes protestants. C’est elle, c’est nous, que l’apôtre avertit en disant : « je suis du bronze qui résonne ou une cymbale qui retentit… » Du pipeau, un croyant mais qui sonne creux ! L’exemple de la foi, c’est Marie, et sous ce nom c’est toujours l’image de la foi qui nous est donnée dans le Nouveau Testament, que ce soit Marie de Nazareth, la mère de Jésus, ou bien Marie de Magdala, ou encore Marie de Béthanie, comme dans notre texte.

 

Il convient donc de nous asseoir et de nous nourrir des paroles de Jésus, sans en avoir honte devant quiconque, à commencer par nous. Mais vous me direz qu’assis, on n’avance pas beaucoup ! Faux. On n’avance pas beaucoup si on reste dans la maison à ne rien faire. Mais il est un moyen d’avancer en restant assis, c’est la voiture ! Prenez alors cette image : par sa parole, Jésus conduit notre voiture, dans laquelle nous sommes assis, et pourtant nous avançons, nous bougeons, nous allons là où il veut que nous allions, à la rencontre de qui il a décidé que nous devions rencontrer. La foi n’est pas une randonnée en montagne, pour atteindre un sommet. La foi est un déplacement, certes, mais en voiture, un déplacement par la parole de Dieu et non pas par nos agitations. Et bien sûr, ce déplacement nous mène ensemble à la rencontre des gens, afin que l’amour ne soit pas un mot, mais une rencontre vécue.

 

Je dis « ensemble » car cette voiture n’est pas une automobile personnelle, c’est une voiture à traction divine, et elle est faite pour emmener plusieurs personnes. Est-ce donc un autobus ? Certes il y a de la place pour que d’autres trouvent la leur, d’autres voyageurs. Mais en même temps la parole est adressée personnellement à chacun, comme Jésus parlait à Marie dans la maison de sa sœur, comme un ange un jour à une autre Marie, jeune vierge tout juste fiancée (Luc 1 / 26-38), ou comme Jésus encore à l’autre Marie au bord d’une tombe vide (Jean 20 / 15-16) … Le défi chrétien est donc bien là : entendre ensemble une parole personnelle, avancer vers les autres en restant « assis aux pieds de Jésus ». Ce n’est pas en votre pouvoir, ni dans le mien. C’est l’œuvre du Saint-Esprit en nous. Il faut juste cesser de nous agiter et de tourner en rond, et le laisser agir, lui. C’est lui qui sait ce dont nous avons besoin. Pourquoi chercherions-nous, comme des païens, ce dont Dieu aurait besoin ? Il est Dieu ! Cessons de vouloir le servir, même si souvent nous le prions ou le chantons ainsi. Acceptons l’amour par lequel il nous sert, lui, définitivement : sa croix, vers laquelle nous avançons avec lui. Amen.

 

Saint-Dié  –  David Mitrani  –  26 février 2017

 

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