Première épître aux Corinthiens 11 / 17-34a

 

texte :  Première épître aux Corinthiens 10 / 14-24 ; 11 / 17-34a

premières lectures :  Exode 12 / 1-14 ; Évangile selon Jean 13 / 1-15. 34-35

chants :  24-03 et 46-02

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Chers amis, les questions que se posaient les chrétiens de Corinthe – et qu’ils posaient à Paul – étaient nombreuses et entremêlées. L’une d’entre elles nous concerne déjà, bien qu’elle ne soit plus très actuelle, c’était celle de la viande venant des boucheries des temples païens. Ce n’est pas le sujet, je ne m’étendrai donc pas là-dessus. Mais ce que Paul répond nous concerne, vous disais-je, parce qu’il parle aussi de la cène : un repas en lien avec une divinité nous met en relation avec elle, qu’elle existe ou pas. Ce sera un lien vide ou fallacieux avec une idole, un lien mortifère avec des puissances dominatrices, un lien vivifiant, fort et plein, avec le vrai Dieu. Le repas crée une commensalité entre ceux qui y participent, que ce soit les convives ou l’hôte. D’ailleurs, pourquoi croyez-vous que nous organisons aussi souvent des repas en Église : pour occuper le temps, ou parce que nous n’aurions rien d’autre à faire ? Non. C’est parce que le repas exprime une certaine communion, et plus que ça : il la crée, il la façonne.

 

Eh bien il en est de même du repas à sens religieux. Si la religion relie – c’est un des sens du mot – alors c’est à travers le repas qu’elle le fait. Dans ce sens, tout repas est religieux, tout repas relie des gens, et vous savez bien que souvent la dislocation de la famille va de pair avec la disparition des repas familiaux : quand chacun mange à son heure ce dont il a envie, il n’y a plus de lien, plus de moment commun, plus de plat commun, bref, plus rien de commun… Par contre, le repas pris ensemble cimente… un corps, disons-le. J’y reviendrai. La participation à la cène nous met donc en communion avec celui qui nous y donne nourriture, à travers cette nourriture-même, prise en commun. Ce n’est pas juste un symbole, c’est un signe fort de ce qui se passe vraiment à ce moment-là. Comme pour tout repas…

 

Bon, l’Église de Corinthe, cette année-là, avait beaucoup d’autres discussions passionnantes, comme par exemple de savoir si les femmes qui présidaient le culte devaient être voilées ou non… ! Je ne vous ai pas relu ces versets que vous connaissez, mais la discussion semble avoir beaucoup énervé l’apôtre Paul. Du coup, s’il a fait preuve de sang-froid et de pédagogie sur la question, il explose sur la suivante, là où j’ai repris la lecture ; à savoir sur la manière dont se déroule la sainte cène dans cette Église-là. Un des théologiens libéraux de notre Église à nous, il y a quelques années, avait parlé de la cène comme « sacrement de la division ». En effet, ne serait-ce que dans nos vallées, il n’y a pas une communauté chrétienne, mais plusieurs, et pas pour des raisons géographiques ! Il y a des réformés, certes, mais aussi des catholiques romains, des anabaptistes mennonites, des pentecôtistes sédentaires de plusieurs dénominations, des pentecôtistes tziganes, des darbystes, d’autres évangéliques, etc., sans compter les « Saints des derniers jours » et autres « Témoins » … Le lieu de la communion est ainsi devenu le lieu de l’exclu­sion, car nous ne prenons pas la cène ensemble, évidemment. La communion au Seigneur Jésus est devenue la participation à une dénomination ecclésiastique.

 

Mais avant d’aller chercher chez les autres, qui ont sûrement une paille dans l’œil, tâchons de reconnaître la poutre qui voile notre propre regard… « Éprouvons-nous nous-mêmes », comme le recommande Paul. Il y a d’abord un ordre : « faites ceci ». Loin de la coutume réformée traditionnelle, mais en plein accord avec nos Réformateurs et comme nous le faisons ici désormais, il faut bien dire que la célébration de la cène du Seigneur n’est pas facultative, la participation à ce repas n’est pas laissée à l’appréciation des fidèles. C’est Jésus qui nous invite à ce repas, à sa célébration, et je ne vois pas, quant à moi, que je sois assez grand pour refuser ou juger l’ordre du Seigneur à mon égard ! Or, si Jésus ordonne ce repas, c’est que les choses qui s’y déroulent ne sont pas anodines, ni pour lui, ni pour moi : il me donne, à moi pécheur, son corps et son sang pour nourrir et réjouir ma propre existence, et non pas à moi seulement, mais à tous les convives qui me sont, ainsi, offerts en convivialité, en vie commune.

 

Il y a donc bel et bien un « corps » à « discerner », mais cette profession de foi de l’apôtre Paul reste pour nous ambiguë. Ou ambivalente, polysémique. À travers le pain et le vin, il s’agit certes de discerner le don de Dieu en Jésus-Christ. Comme le disait notre ancienne Confession de foi, qu’on dit « de la Rochelle » : « tous ceux qui apportent à la table sacrée de Christ une pure foi, comme un vaisseau, reçoivent vraiment ce que les signes y testifient : c’est que le corps et le sang de Jésus-Christ ne servent pas moins de manger et boire à l’âme que le pain et le vin font au corps. » (art. 37) Et encore : « que le pain et le vin nous étant donnés en la cène nous servent vraiment de nourriture spirituelle, d’autant qu’ils nous montrent comme à l’œil la chair de Jésus-Christ nous être notre nourriture et son sang notre breuvage. » (art. 38)

 

La Concorde de Leuenberg entre réformés et luthériens l’affirme aussi : « Dans la Cène, Jésus-Christ, le ressuscité, s’offre lui-même, en son corps et en son sang donnés pour tous, par la promesse de sa parole, avec le pain et le vin. Il nous accorde ainsi le pardon des péchés et nous libère pour une vie nouvelle dans la foi. Il renouvelle notre assurance d’être membres de son corps. Il nous fortifie pour le service des hommes. » (§ 15) Mais ici on voit bien aussi l’autre « corps » dont il est question : l’Église, la communauté nourrie de la Parole de Dieu et qui en vit, qui vit de sa grâce. Le corps à discerner est bien celui du Christ, et non pas seulement par manière de parler. Or le corps du Christ, c’est à la fois celui que nous recevons par la foi en prenant le pain de la cène avec les paroles qui lui donnent sens, et c’est aussi celui dont nous faisons ainsi partie.

 

Et si nous voulons mettre les deux réalités ensemble, car elles n’en sont qu’une seule, voici : je suis, nous sommes, faits participants du vrai corps de Jésus-Christ lorsque nous le recevons lui-même dans la célébration de son dernier repas. Dernier repas, repas ultime, repas des temps derniers où nous contemplerons son corps glorieux, ressuscité, le corps de « l’Église glorieuse, sans tache, ni ride, ni rien de semblable, mais sainte et sans défaut », comme l’écrivait ailleurs saint Paul (Éph. 5 / 27) Ainsi la véritable Église se donne à voir lorsqu’elle reçoit par l’Esprit saint la présence de son Seigneur au moment où elle célèbre la cène. Évidemment, il ne s’agit pas là d’une réalité administrative, juridique, ni même associative ou communautaire, mais d’un don de Dieu, le don ultime, celui de sa propre vie divine. La sainte cène ne montre pas une association cultuelle, mais une personne vivante !

 

Comment peut-on alors prendre « indignement » la cène, comme Paul le reprochait aux Corinthiens, verset qu’aujourd’hui nous omettons pudiquement ? Il n’est pas question de morale ou d’obéissance, ni même de connaissance : si la cène était réservée aux justes et aux sages, personne ne la prendrait jamais, et Christ l’aurait instituée pour rien ! Prendre la cène « indignement », c’est la prendre « sans discerner le corps », dit Paul. Sans reconnaître le Christ. Sans reconnaître l’Église, Corps du Christ. Loin d’être une simple commémoration, et loin de la magie sacrificielle, la cène est le lieu de l’Église, le lieu où elle « prend corps ». Prendre la cène pour soi-même, comme si les autres n’étaient pas là, comme si l’Église n’était rien, comme si l’Épouse du Christ n’était rien, c’est proclamer qu’on n’en fait pas partie, c’est proclamer sa propre condamnation. Très concrètement, « discerner le corps » va se manifester par la mise en pratique de cette exhortation de l’Apôtre : « attendez-vous les uns les autres ». L’Église, c’est le lieu où les enfants du même Père s’attendent les uns les autres. Et vous comprenez bien qu’il ne s’agit pas seulement de faire attention à ceux qui sont à côté de nous alors que nous recevons et que nous transmettons le pain et le vin, encore que ça passe aussi par là !

 

Non, il ne s’agit pas que de liturgie, mais surtout de notre culte quotidien, tel que le Seigneur nous le montre dans la cène : la vie chrétienne, la vie en Église, et sans doute la vie de l’Église hors de ses murs, consiste à s’attendre les uns les autres. La dimension éthique de la cène est là clairement affirmée : l’Église est une fraternité dans laquelle il n’y a pas de plus grands et de plus petits, de plus lents et de plus rapides. Ou plutôt, c’est une fraternité où les plus grands sont ceux qui servent les autres (Marc 10 / 43-44), où les plus rapides sont ceux qui attendent ou qui portent les autres ! Lorsque nous ne nous attendons pas, lorsque je me crois plus grand que d’autres, lorsque j’oublie que les autres, à côté de moi, sont mes frères et mes sœurs, lorsque la lenteur des autres me fatigue ou que leur rapidité m’effraie ; bref, lorsque je me préférerais seul au monde, Église à moi tout seul, alors je suis malade, alors je suis mourant. Je suis infirme lorsque je me prive des autres, et cette infirmité spirituelle devient en plus hérétique lorsque je prétends que c’est au nom de l’Évangile que je me prive des autres. La cène du Seigneur, c’est le moment où l’Esprit du Christ me ramène à la réalité du Corps de Christ, parce que ce n’est pas moi qui sers, ce n’est pas moi qui impose mon rythme, ce n’est pas moi qui décide qui peut y participer ou pas.

 

La cène du Christ m’institue comme quelqu’un parmi d’autres qui reçoit. Elle m’oblige à considérer que je dois d’abord recevoir pour pouvoir donner. Elle me place dans la situation de Marie et non plus dans celle de Marthe jugeant sa sœur ! (Luc 10 / 39-42) La participation à ce « repas mis à part pour Dieu », à cette « sainte cène », est à la fois préparation et achèvement. Elle nous prépare simplement à vivre en Église, à vivre l’Église, à être l’Église, ensemble, chaque jour, en Christ. Elle institue les autres comme faisant partie de moi, de mon identité non seulement chrétienne, mais humaine. Elle forme l’Église de Jésus-Christ en moi, elle l’ancre dans mon identité-même. Elle inscrit et forme le Christ en moi. Elle achève ainsi pour chacun de nous l’œuvre de la Croix. Ce n’est pas notre théologie qui le fait, ni notre morale, ni notre piété, ni notre force, ni même notre volonté. C’est l’action du Saint Esprit. Il faut juste que nous nous y accordions. Il faut juste le laisser faire. Il faut juste répondre à l’invitation lorsque nous l’entendons, et venir, et manger et boire, nous nourrir de Christ, recevoir avec les autres la vie éternelle. Amen.

 

Senones (Jeudi saint)  –  David Mitrani  –  18 avril 2019

 

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