Premier livre des Rois 19 / 1-9

 

texte :  Premier livre des Rois 19 / 1-9

premières lectures :  Épître aux Éphésiens 5 / 1-2.6-9 ; Évangile selon Luc 9 / 57-62

chants :  22-04 et 45-20

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Qu’ai-je fait de ma vie ? C’est sans doute la question que se pose Élie après le massacre au Carmel et l’annonce de la vengeance de la reine à son égard. C’est sûrement la question que tout être humain se pose à un moment ou à un autre, voire plus durablement. Et si cette question reste sans réponse, elle peut déboucher sur la dépression, le suicide, le n’importe quoi, etc. C’était aussi la question de l’Ecclésiaste : « Que reste-t-il à l’être humain de toute la peine qu’il prend sous le soleil ? » (Eccl. 1 / 3) Mais pour Élie, pour vous, pour moi, se pose aussi la question : était-ce de la peine, était-ce de l’orgueil, était-ce de bons choix qui tournent mal, était-ce de mauvais choix… ? En quoi est-ce que je me suis perdu ? Où donc me suis-je perdu ? D’ailleurs, suis-je perdu, ou bien seulement fatigué ? Fatigué de quoi ? De vivre ? Le mot utilisé par 3 fois dans notre texte pour « vie » ne désigne pas la vie physique, mais on le traduit d’habitude par « âme » … Qu’ai-je donc fait de mon âme, c’est-à-dire de moi, et de ce qui m’était donné ? Valait-il la peine de vivre ainsi ? C’est aussi la question de Job : « Pourquoi ne suis-je pas mort dès les entrailles, n’ai-je pas expiré au sortir du ventre ? » (Job 3 / 11)

 

Élie, comme nous tous, est bourré de contradictions. Il s’enfuit « vers sa vie », dit le texte, donc bien pour la sauver, et pourtant, là où il pense être arrivé, il demande à Dieu de la lui prendre ! À moins que, comme un certain grand pays, Israël n’ait les moyens d’envoyer des espions ou des mercenaires exécuter ses basses œuvres à l’étranger, Élie ne craint plus Jézabel, il n’est plus à portée de sa police, il est dans le désert au-delà même de Juda. Son questionnement, son abandon, n’est donc pas le fruit direct de la peur d’être saisi et exécuté. Puisqu’il allait « vers sa vie », « vers son âme », il l’a contemplée et, manifestement, n’a pas été content d’elle ! Il s’en accuse, il en accuse « [ses] pères », son peuple dans son histoire, mais aussi – il le dira à Dieu quelques versets plus loin – son peuple dans son actualité. « Tous pourris, même moi ! », moi qui ne suis pas capable d’autre chose, moi qui témoigne du vrai Dieu que personne ne connaît plus ni n’adore et qui ne suis pas écouté, moi, moi…

 

Élie est au désert, le lieu de la traversée, le lieu de l’épreuve, le lieu où les repères sont effacés… Et lorsque notre vie est elle aussi un désert, nous sommes alors comme Élie, nous éprouvons – c’est le cas de le dire – nous éprouvons les mêmes angoisses. Et dans son épuisement comme dans son mal-être, Élie fait l’autruche : il s’endort… Ça aurait pu marcher, il aurait pu ne pas se réveiller ! Mais au désert, Israël avait rencontré Dieu, autrefois. C’est dans l’épreuve qu’on le rencontre, comme Job encore le confessera au cœur du livre qui porte son nom : « Moi-même en personne, je contemplerai Dieu. » (Job 19 / 26b) Les gens croient que l’épreuve éloigne de Dieu. Mais pour Job comme pour nous, qui connaissons Dieu, ce n’est pas vrai : l’épreuve fait mal, mais Dieu s’y tient avec nous, et il arrive alors que nous nous en apercevions ! C’est exactement ce à quoi nous assistons dans notre texte, qui nous révèle comment ça se passe.

 

D’abord, Dieu ne répond pas à la question existentielle qui détruit Élie. Mais il le réveille et entretient sa vie biologique : il le nourrit ! Ou plutôt il le force à se nourrir : « Lève-toi, mange ! » Nous aussi, quand nous avons quelqu’un de proche qui déprime, nous lui disons des choses comme ça : « secoue-toi ! » Et parfois nous faisons même comme l’ange dans cette histoire : nous lui préparons à manger pour qu’il n’ait quasiment qu’à ouvrir la bouche… C’est donc ce que Dieu fait. Lorsque je me demande ce que j’ai fait de ma vie et que l’angoisse me prend et que je veux me cacher à moi-même en descendant plus bas que terre, Dieu me force à me réveiller et à me nourrir. C’est un dialogue étrange. « Qu’ai-je fait de ma vie ? – Lève-toi, mange ! » Je vous disais : ça entretient ma vie biologique. Mais sans plus. Élie se recouche. Toujours vivant certes, mais un zombie… Il va falloir que l’ange revienne, recommence. En fait, pas exactement : l’ange va le réveiller à nouveau, le faire manger à nouveau, mais il ne lui permettra pas de se rendormir pour « ne pas voir ça ». Au contraire.

 

Car cette fois, l’ange exprime la raison pour laquelle Élie doit manger plutôt que de dormir. C’est que le but n’est pas la mort, mais un chemin, et c’est pour pouvoir prendre ce chemin qu’Élie doit prendre des forces. Si Dieu se rencontre au fond du trou, Élie n’y est pas encore, contrairement à ce qu’il pense. Il faut avancer au cœur du désert, il faut 40, comme autrefois. Autrefois c’était 40 ans, pour lui c’est 40 jours, mais c’est le 40 qui est important ; c’est aussi le temps du déluge, quintessence de désert (Gen. 7), et ce sera le temps au bout duquel Jésus sera tenté, éprouvé, par le diable : «il jeûna quarante jours et quarante nuits, puis il eut faim. » (Matth. 4 / 2) Jésus n’est pas Élie, Élie n’est pas Jésus. Élie a besoin de manger pour tenir les 40 jours, et lui, ce n’est pas le diable qu’il doit rencontrer, mais Dieu. Ce ne sont pas les mêmes forces dont l’un et l’autre ont besoin. Et il est important qu’Élie, tout comme nous, fasse la différence entre Dieu et diable ! Dieu nourrit Élie pour qu’il réussisse l’épreuve dans laquelle il s’est fourré lui-même. Le diable, lui, veut nous voir échouer.

 

« Qu’ai-je fait de ma vie ? », nous pensons que c’est le bout du chemin. Eh bien pas du tout ! C’est le moment au contraire où il faut marcher dans le désert, certes, mais vers un but qui n’est pas la mort, mais la vie. Le texte n’avait-il pas dit qu’ « Élie s’en alla vers sa vie » ? C’est là qu’il est intéressant de traduire ce qui est écrit sans donner un autre sens. Il y a un chemin, nous prévenait l’auteur, et le but de ce chemin, c’est la vie. L’Ecclésiaste, lui, aura une autre vision, celle de la tombe où tous finissent : « Le sage meurt bel et bien comme l’insensé. » (Eccl. 2 / 14-16) Mais ici nous sommes dans une autre histoire, une autre manière d’envisager l’existence humaine devant Dieu. Le chemin ne s’arrête pas aux portes du désert, sous un genêt ! Il faut marcher, et, oui, c’est pénible, éprouvant. Car il est éprouvant de vouloir sortir de l’épreuve par le haut ! Ce serait si facile de se laisser couler, comme Jonas : « Prenez-moi, jetez-moi dans la mer et la mer se calmera… » (Jon. 1 / 12) Mais dans cette autre histoire, Dieu ne laissera pas non plus son prophète préférer la mort à la vie. Parce que pour nous Dieu choisit toujours la vie, serait-ce à travers la mort – mais c’est la mort de son fils !

 

Et comme il choisit la vie, il nous donne de quoi vivre. Dans son Petit catéchisme, vous le savez, Luther commentait ainsi le premier article de la confession de foi : « Je crois que Dieu m’a créé ainsi que toutes les autres créatures. Il m’a donné et me conserve mon corps avec ses membres, mon esprit avec ses facultés ; il me donne tous les jours libéralement la nourriture, le vêtement, la demeure, la famille et toutes les choses nécessaires à l’entretien de cette vie », etc. Il affirmait ainsi non pas ce qu’il voyait dans son corps, mais ce qu’il croyait quand bien même il aurait vu le contraire. La foi affirme que Dieu pourvoit à « toutes les choses nécessaires à l’entretien de cette vie », nécessaires pour moi, mais à ses yeux à lui, pas forcément aux miens… ! Ainsi Dieu a pourvu à la nourriture d’Élie, non pas de manière gastronomique, mais il lui a fourni ce dont il avait besoin pour arriver jusqu’à lui – comme la manne autrefois au même désert.

 

Car atteindre la vie et atteindre Dieu, c’est la même chose, car la vie se trouve auprès de Dieu et nulle part ailleurs. Comme Paul l’écrira : « Christ est ma vie, et la mort m’est un gain. » (Phil. 1 / 21) Mais il en concluait qu’il allait rester là encore un peu parce qu’il avait encore du travail pastoral à accomplir ! « Christ est ma vie », et trouver Christ, c’est trouver la vie. Élie doit donc encore manger, il doit encore marcher, il doit encore monter. Car le but, pour le moment – Élie ne peut pas voir plus loin – le but, c’est « la montagne de Dieu, Horeb ». Certes, le lecteur sait bien que la présence du peuple d’Israël sous la conduite de Moïse à cette montagne, qui est le Sinaï, était seulement le début des 40 ans du désert et non la terre promise elle-même. Le lecteur sait donc que l’histoire d’Élie ne va pas s’arrêter là, qu’il aura encore des choses à faire à partir de là. Mais Élie ne le sait pas. Tout comme il ne sait pas ce qui va se passer à Horeb, sauf qu’il doit bien se douter qu’il va y rencontrer Dieu.

 

Les gens, lorsqu’ils disent : « rencontrer Dieu », c’est pour parler de la mort physique. En fait, les gens ne croient pas du tout qu’ils puissent rencontrer Dieu dans cette vie. Ils pensent que le chemin mène à la mort, et que, là, il y aura cette rencontre – après tout, c’est un peu ce que disait Job dans le verset que je vous ai cité tout à l’heure ! La conséquence de cette manière de voir, c’est qu’en attendant il y a autre chose à s’occuper, autre chose à faire, à vivre… sans Dieu. Or nous, nous croyons que le lieu où nous rencontrons Dieu, ce n’est pas la mort, c’est la foi ! Et lorsque Dieu avait parlé avec Moïse au Sinaï, ce n’était certes pas pour le faire mourir ! Il en sera de même pour Élie. Il en est de même pour nous. Aussi la question existentielle d’Élie pourrait déjà trouver sa réponse ici : « Qu’ai-je fait de ma vie ? J’ai marché vers le lieu de la rencontre avec Dieu… » C’est évidemment une réponse provisoire : le but de la vie n’est pas la marche, mais la destination. Quand j’étais jeune, on utilisait volontiers l’expression de « chercheurs de Dieu » pour parler des croyants pour qui Dieu comptait plus que les dogmes à son sujet. Mais le croyant n’est-il pas celui qui a trouvé Dieu, le Dieu qui disait à Jérémie : « Vous me chercherez et vous me trouverez, car vous me chercherez de tout votre cœur. Je me laisserai trouver par vous. » (Jér. 29 / 13-14a) ?

 

Élie a marché, mais il n’a pas changé, il n’a pas rencontré Dieu, pas encore. À défaut de genêt, il a maintenant une grotte. Une tombe ? À moins que ce ne soit un ventre duquel il va devoir naître ! Car Dieu ne le laisse pas tranquille. Et de manière surprenante, la question qui détruisait Élie depuis le début, c’est Dieu qui la formule pour lui à la fin – provisoire – du voyage : « Quoi pour toi ici, Élie ? » « Que fais-tu de ta vie ? Que cherches-tu ? » mais non pas au passé, bien qu’Élie ensuite réponde sur le passé, toujours enfermé en lui-même, mais Dieu ne l’écoutera pas, il se fera reconnaître de lui comme le vrai Dieu et non pas une idole bruyante et totalitaire, puis il le tournera vers l’avenir, ce qui convient quand même mieux à un prophète ! Élie à besoin de multiplier les étapes avant de redevenir Élie. Et nous avons bien souvent nous aussi besoin de multiplier les étapes, tant nous sommes loin de Dieu – en tout cas le croyons-nous, mais Dieu, lui, ne le croit pas, et il nous amène à lui, et il nous donne les forces pour ça, il nous nourrit de sa Parole, et finalement il nous révèle l’inanité de nos cheminements mortifères qui tournent en rond et en spirale descendante.

 

La rencontre avec Dieu crée du neuf. Ma question ne peut plus être « qu’ai-je fait de ma vie ? » mais désormais « qu’est-ce que Dieu va encore faire dans ma vie, qu’est-ce que Dieu va encore faire de ma vie ? » Et cette question-là est beaucoup plus intéressante, il vaut la peine de se la poser, puis de redescendre d’Horeb pour accomplir ce que Dieu a décidé pour nous ou à travers nous. Voilà pourquoi l’apôtre Paul ne choisira pas la mort, mais de rester auprès des Philippiens, et pourquoi Jésus recommande de ne pas « regarder en arrière ». C’est que Dieu nous a transformés en « enfants de lumière » et qu’il y a des choses et des gens à éclairer ! Mais c’est une autre histoire, elle n’est pas écrite. Amen !

 

Raon-l’Étape  –  David Mitrani  –  20 mars 2022

 

 

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