Premier livre des Rois 19 / 1-13

 

texte : Premier livre des Rois, 19 / 1-13  (trad. d’après la Bible à la colombe)

premières lectures : Évangile selon Luc, 9 / 57-62 ; épître aux Éphésiens, 5 / 1-8

chants : 415 et 239 (Arc-en-ciel)

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Quel est le chemin ? C’est là la question ! Dans notre société hyper-individualiste, chacun se la pose pour lui-même, cette question, et jusqu’au cantique que nous venons de chanter… Mais d’habitude, les gens y répondent de deux manières très contrastées. Première manière, qui fut plutôt catholique – je caricature un peu : la vie est un chemin de souffrance en attendant mieux dans l’au-delà, ou même sans rien attendre si on ne croit pas en l’au-delà. Seconde manière, qui fut plutôt humaniste : la vie est une progression vers plus de bonheur, de sécurité, voire d’argent – bref : de puissance. Si la première réponse ne convainc plus guère, elle reste l’amère constatation de ceux qui croyaient en la seconde, mais qui ne voient plus rien venir et regardent devant eux avec angoisse. Beaucoup d’ailleurs préfèrent regarder leurs pieds que le chemin lui-même, pour quitter cette angoisse ; ce qui ne contribue pas peu à l’ambiance générale. Et puis, si ça fonctionnait, si on marchait mieux en regardant ses pieds, ça se saurait ! En fait, marchant ainsi, on désapprend à marcher, avant de trébucher…

 

Alors, pour nous, quel est le chemin, et comment y marcher ? Jésus lui-même évacue un certain nombre de mauvaises manières de marcher sur un chemin qui reste original, aujourd’hui comme hier : le chemin sur lequel on suit Jésus. L’apôtre Paul, à sa façon, décrit ce chemin, ainsi que les écueils à éviter. De ces deux premiers textes, il pourrait nous sembler que nous entendons là notre propre condamnation, car souvent nous correspondons plus ou moins à ce qui est ici écarté ! Nous avons notre propre lieu, nous disent l’un et l’autre, et, en fait, nous ne marchons bien que pour y rester ! En fait, nous trépignons sur place, avec tous les effets pervers qui nous sont montrés par Paul. Notre chemin devrait nous conduire vers nous-mêmes, ou vers une haute opinion de nous-mêmes ! Mais alors, nous prenant nous-mêmes pour la fin et le moyen, nous prenant nous-mêmes pour le critère de notre propre vie, nous ne pouvons qu’être déçus et rendus incapables de progresser : nous sombrons, avec plus ou moins d’honneur, mais nous sombrons dans l’échec et la mort, le repli sur nous-mêmes et le désespoir.

 

Pourtant ces textes ont un autre but, bien clair : nous dérouter ! Au sens figuré, c’est bien ce qu’ils font d’ailleurs, comme presque toute la Bible. D’où certains en concluent qu’elle est trop difficile à comprendre. Non pas. Elle est difficile à admettre, ce qui est autre chose. Elle nous déroute, elle nous dérange, là où nous étions bien rangés, que ce soit à l’aise ou dans nos difficultés. Elle nous déplace, en prétendant nous mettre ou nous remettre en route, nous placer ou nous replacer sur un chemin qui n’est pas le nôtre à nos yeux, un chemin qui nous semble étrange et étranger : celui de Jésus. Et Paul, en pleine confiance y compris à notre égard, de conclure : « Maintenant vous êtes lumière dans le Seigneur. Marchez comme des enfants de lumière. » Alors laissons-nous éclairer, par exemple en contemplant le chemin que le prophète Élie dut suivre lui-même.

 

Élie n’est pas un homme doux. Aujourd’hui, on dirait que c’est un intégriste : Élie n’est pas politiquement correct, parce que la confession de foi au Dieu unique, dans un univers qui croit à tout et à rien, n’est pas non plus politiquement correcte. Et les politiques d’alors vont chercher à l’éliminer. Je ne reviendrai pas sur le massacre des prophètes de Baal au Carmel (1 Rois 18), ce n’est pas le sujet ce matin. Toujours est-il qu’après cela Élie doit fuir : il quitte le pays d’Israël, il traverse même le pays de Juda, et se retrouve à l’autre bout, à Beer-shéva. Le chemin de sa fidélité à Dieu le mène sur des routes qu’il n’aurait pas choisies, et finalement fort loin de sa propre mission, qu’il porte dans son nom : proclamer que l’Éternel est Dieu. Mais que peut-on proclamer dans le désert, là où il n’y a personne ? Aux premiers siècles de notre ère, certains croiront trouver là leur vocation : aller se réfugier au désert, loin des gens… Mais ça n’a pas de sens. C’est là où sont les gens que l’annonce de l’Évangile a du sens ! Et c’est bien, par exemple, ce que tente le « parcours Alpha » qui a redémarré hier dans notre Foyer…

 

Si Élie se retrouve au désert, c’est un chemin qu’il n’a pas choisi, c’est un chemin de désespoir – ce que le texte nous montre très bien. C’est un chemin de mort. Mais comme pour Abraham partant avec son fils que Dieu lui avait demandé (Gen. 22), le chemin de mort va se transformer en chemin de vie par l’intervention de Dieu. La première transformation du chemin a dû sembler étrange à Élie. Il s’était avancé dans le désert suffisamment pour y mourir de faim. Or Dieu ne le fait pas revenir, il l’enfonce plus avant dans le désert… Mais il le nourrit pendant le temps d’un Déluge (Gen. 7 / 4. 12), « 40 jours et 40 nuits », comme il avait nourri les Hébreux au désert pendant 40 ans en leur donnant la manne (Exode 16). Élie marche toujours dans le désert, mais désormais cette marche a un but – Élie le sait-il ? Ce chemin ne mène plus à la mort, il ne mène plus vers nulle part, mais c’est le chemin d’une montée – là encore comme pour Abraham et son fils. C’est une montée vers « la montagne du Dieu », dit le texte… Comme si ce Dieu n’était pas connu, comme s’il n’était qu’un parmi la multitude des dieux qu’adorait Jézabel (car dire « Dieu » ou bien « les dieux », cela se dit en hébreu de la même façon !) Les dieux ne se rencontrent qu’au sommet des montagnes, croyait-on. Pourtant, ce n’est pas le messager de Jézabel qu’Élie a rencontré au désert, mais bien celui de l’Éternel. Qui donc sera au sommet d’Horeb, quel Dieu ?…

 

Quant à nous, il nous semble parfois que nous marchons comme dans un désert, sans but, placés là par un destin absurde et immaîtrisable. Nous nous abritons certes sous le moindre genêt, mais c’est en attendant la mort, que nous ne voulons pourtant pas… mais voyons-nous une autre issue ? Et aujourd’hui, n’est-ce pas toute notre société qui vit ainsi, si on peut appeler cela vivre ? En tout cas les plus faibles vivent ainsi. Et ceux qui sont croyants se tournent vers un Dieu qui semble impuissant, pour dire, comme Élie : « C’en est trop ! Maintenant, Éternel, prends ma vie, car je ne suis pas meilleur que mes pères » – ces pères qui, autrefois, derrière Moïse, avaient alors refusé de suivre le chemin de la Terre promise, et avaient été condamnés à mourir dans ce désert… (Nombres 14 / 26-35). Le texte biblique de ce matin nous est alors une grande consolation. Non, Dieu ne nous abandonne pas dans le désert de nos vies individuelles ou de notre société. Le Dieu d’Élie emmène Élie vers un autre lieu, il l’accompagne sur son chemin de mort, il le nourrit afin qu’il vive, il le mène au moment d’une rencontre non pas à l’heure de la mort, mais à l’heure d’un nouveau départ, d’un nouveau chemin, d’un renouvellement de sa vocation. Il n’est pas l’heure de mourir, pour Élie, mais de marcher dans la confiance sans voir le terme…

 

Qui dit « 40 » dit bien souvent une épreuve. Mais l’épreuve, ce n’est pas le chemin. Nous ne sommes pas du tout dans ma première réponse de tout à l’heure, sur un chemin de souffrance obligée. L’épreuve est au bout, tout comme sur le chemin de Jésus, le temps du Carême – les 40 jours – mène à la Passion et à la Résurrection. Pour Élie, et sans doute pour nous autres comme pour lui, l’épreuve est dans la rencontre avec « le Dieu ». Quel sera donc ce dieu ? Sera-ce le destin ? Sera-ce le dieu des intégristes, comme il semblerait qu’Élie l’avait cru, l’invoquant comme on le fait d’un dieu de la pluie et massacrant les massacreurs en son nom ? Sera-ce le dieu de la prospérité ? Ou bien cela des pauvres ? Celui de l’engagement, ou bien cela du retrait du monde ? Qui donc est au bout de ce chemin sur lequel il nous donne la force de marcher, montée vers une montagne dont personne ne sait où elle se trouve – chacun la sienne, peut-être ?

 

Au bout du chemin, une grotte. Élie s’y réfugia-t-il comme Loth après la destruction de Sodome (Gen. 19 / 30) ? Ou bien plutôt comme en une tombe, comme celle de Makpéla qui abritait les dépouilles de tous les patriarches (Gen. 49 / 29-33) ? La grotte d’Élie sera celle d’une mort, sans doute, en tout cas la fin d’un chemin, mais ce sera aussi celle d’une nouvelle naissance, à laquelle notre texte nous donne d’assister. Une seule parole de Dieu est dite ici, comme la voix de Dieu au jardin demandant à l’être humain, vous et moi : « Où es-tu ? » (Gen. 3 / 9) La parole ici est celle-ci : « Quoi pour toi ici, Élie ? » C’est la question existentielle par excellence, la même qu’au jardin, la même qu’aujourd’hui, qui nous demande à la fois quel est le lieu où nous sommes, et ce que nous y faisons, bref, quel est le sens de notre vie… Mais notre première réponse n’est pas la bonne, c’est celle que nous donnons depuis la grotte où nous mourons. Il nous faut en sortir, comme Lazare (Jean 11).

 

Et voici l’épreuve : « l’Éternel passa. » C’est bien entre les deux occurrences de la même question, de la même parole, que passe le vrai Dieu dans ma vie. Mais comment le reconnaître ? Comment savoir en présence de qui je me trouve ? Rêve, fantasme, projection, mensonge, illusion, ou bien vraie rencontre du seul vrai Dieu ? – Quelle est la condition d’une vraie rencontre ? C’est la liberté de chacun dans cette rencontre. La liberté de Dieu est posée au principe, sinon il n’est pas Dieu ! Il est libre, et c’est lui qui convoque, par sa parole adressée à Élie. Il s’est lié à cette parole, il s’oblige à cette rencontre que lui a voulue. Mais comment la liberté d’Élie va-t-elle être possible ? Elle est rendue possible par sa sortie de la grotte, par sa nouvelle naissance, avant-même que cette rencontre le re-constitue. Mais pour que la rencontre ait bien lieu, cela suppose que la forme-même de Dieu aux yeux et aux oreilles d’Élie le laisse libre, libre de rencontrer Dieu.

 

Passent donc d’abord des manifestations qu’on associe d’habitude à Dieu, mais qui obligent la foi. Si Dieu est dans le miracle, dans le bruit, s’il possède mes sens et ma raison, alors pas de rencontre possible, sinon celle du maître et de l’esclave, et c’est une rencontre qui fait mourir. J’y aspire pourtant, tant il est vrai que j’aspire à être possédé et à mourir, comme souvent les mystiques, mais aussi les désespérés… J’aimerais tant voir Dieu, être sûr qu’il est là !… Mais Dieu vient rencontrer un homme libre : il n’est pas dans les manifestations de l’idolâtrie. Où donc se tient-il alors ? Réponse surprenante, presque intraduisible : « une voix d’un mince silence », aucun article défini, aucun bruit, aucune parole audible, rien qui retienne l’attention, rien qui me retienne… mais dans cet interstice de liberté, « voici : je viens… » (Ps. 40 / 8) Élie à reconnu le silence qui donne la vie, et c’est au cœur de ce silence que Dieu parle, que Dieu me parle, qu’il change mon « ici » en un nouveau chemin, qu’il m’envoie pour une nouvelle mission.

 

De cette mission d’Élie je ne vous parlerai pas : lisez la suite du chapitre si vous voulez… Mais c’est de notre mission, de notre vocation, à chacun d’entre nous comme à nous ensemble, oui, c’est de nous qu’il est question « ici » ! À chacun de reconnaître les chemins de prison qui l’habitent, qui le portent vers le désert, et sur lesquels il meurt peut-être de faim sans que cela se voie forcément de dehors… À chacun de savoir se nourrir de la nourriture de survie que Dieu donne, tout au long d’un chemin de transformation, de la mort vers la vie, sans pouvoir faire l’économie de naître de nouveau (Jean 3 / 3-8). À chacun aussi d’être enfanté à cette nouvelle existence dans le silence de l’Esprit de Dieu, au sein duquel seul une parole peut surgir qui nous concerne vraiment. Puissions-nous simplement alors nous retrouver sur le chemin où Dieu nous appelle ensemble pour y vivre son amour et pour en témoigner, à la suite de Jésus-Christ. Amen.

 

Saint-Dié – David Mitrani – 28 février 2016

 

 

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