Job 23

 

texte :  Job 23   (trad. Louis Segond)

premières lectures :  Évangile selon Luc 18 / 9-14 ; épître aux Éphésiens 2 / 4-10

chants :  43-02 et 34-15

téléchargez le fichier PDF ici

 

La Bible est paradoxale, vous le savez bien. Elle nous prend à contre-pied. Dès que nous croyons l’avoir comprise, elle nous prend en défaut ; dès que l’Ancien Testament nous parle, elle nous fait entendre le Nouveau. Car le Nouveau se trouve aussi dans la première partie de la Bible ! Je vais éclairer un peu ceci. Beaucoup de passages de la Bible, surtout certes dans le Deutéronome et dans les Prophètes, notamment Jérémie, nous suggèrent que l’amitié de Dieu pour nous est conditionnée par notre obéissance à ses commandements. Dieu nous est favorable sous conditions. L’expérience du peuple juif au VIe siècle avant notre ère fut bel et bien celle d’un abandon de Dieu envers son peuple désobéissant et idolâtre. Par ces mots, entendez que ces gens s’intéressaient plus à eux-mêmes et à leurs intérêts qu’au Dieu qui leur avait offert un pays, un roi, un temple : il les leur a donc repris…

 

La réflexion d’Israël a évolué ensuite, tenant compte de l’expérience, comprenant que Dieu ne revient pas sur ses promesses, même s’il réprimande son peuple autant que nécessaire. Notre Ancien Testament, dans sa logique d’ensemble – dans son « projet éditorial », diraient les littéraires – est le témoin de ce regard porté sur Dieu et sur Israël, par Dieu et par Israël ! Mais le premier mouvement : croire que la faveur de Dieu est conditionnelle – correspond tellement à la nature humaine ! N’est-ce pas ainsi que nous procédons tous plus ou moins à l’égard des autres ? Lorsque nous sommes en faute, nous aspirons à recevoir le pardon. Mais lorsque les autres sont en faute, en dette, à notre égard, le pardon à donner est beaucoup plus difficile, plus loin de nous… Les Prophètes déjà le reprochaient à leurs auditeurs de la part de Dieu. Alors oui, nous projetons nos manières de faire sur l’image de Dieu que nous avons – qui devient ainsi une image déformée, une idole. Nous croyons qu’il agit comme nous, alors que lui nous demande d’agir comme lui : nous renversons tout !

 

Cette théologie que nous dirons « des œuvres » – faire ce que Dieu demande pour en être récompensés par le maintien de sa faveur envers nous – était celle des « amis de Job » : vous savez, ces gens, vrais amis, croyants pieux et assurés venus pleurer avec lui, et qui ont fini par lui reprocher sa révolte contre Dieu, et par le dénoncer à ses propres oreilles comme pécheur et impardonnable, incapable soit de passer victorieusement l’épreuve, soit de se reconnaître pécheur pour pouvoir être pardonné, tel le publicain de la parabole… « Si tu n’es pas juste comme nous le sommes, au moins repens-toi pour pouvoir être justifié… » Au Dieu comptable des obéissances et des désobéissances succède un Dieu tout aussi manipulable, qui compte la confession des péchés comme une œuvre salutaire. On peut parfois comprendre ainsi certaines phrases de nos Réformateurs et même de nos liturgies, y compris ce matin. Parce que, là aussi, ça nous arrange bien : mon salut reste entre mes mains, et est ainsi plus facile à obtenir, non plus en obéissant à la Loi, mais en demandant pardon de ne pas le faire… On passe des œuvres à une grâce qui ne coûte rien à personne. Pas besoin de Jésus…

 

Mais « Job prit la parole. » Oh, il le fait à plusieurs reprises, et jamais il ne cède aux argumentations diverses de ses amis. Non, la vraie souffrance n’est pas une épreuve, car alors qui pourrait remporter le prix ? Et, non, Job n’a pas désobéi aux commandements de Dieu. À ses yeux, lui est juste, et c’est injustement qu’il souffre. Nulle part le livre ne lui donnera tort sur ce point, et si à la toute fin il se repent, ce n’est pas là-dessus, mais parce qu’il n’a pas vu ni compris l’action de Dieu. Et c’est bien ce qui le déconcerte dans le chapitre que nous lisons ce matin ! Oui, il est révolté, mais vers qui d’autre se tournerait-il sinon vers le seul Dieu ? D’aucuns se disent que puisqu’ils souffrent, eux ou les leurs, ou puisqu’il y a du mal sur terre, alors c’est que Dieu n’existe pas. Job ne croit pas cela. Mais Job ne comprend pas. Il assigne Dieu à comparaître pour se justifier – et pour le justifier, lui. Dieu aurait-il été mal conseillé, ne connaîtrait-il pas bien son serviteur ?

 

Mais Dieu n’apparaît pas : « Oh ! si je savais où le trouver, si je pouvais arriver jusqu’à son trône, je plaiderais ma cause devant lui… » Voilà le problème de Job, qui n’effleure même pas ses amis qui, eux, croient savoir : Job ne sait pas où trouver Dieu… Beaucoup de gens sont comme lui, et nous-mêmes parfois… Car dans cette vie il y a beaucoup de souffrances, qu’elles soient physiques, psychiques ou sociales, et les unes rejaillissent sur les autres et les augmentent. Comme le soulignent les Psaumes : « Mes larmes sont ma nourriture jour et nuit, pendant qu’on me dit sans cesse : “Où est ton Dieu ?” » (Ps. 42 / 4) Aujourd’hui, beaucoup de gens cherchent – oh, non pas Dieu, le mot-même devient inconnu dans notre société, mais un sens, un lieu, où être justifié.

 

Aujourd’hui-même, ici à Senones, des gens vont aller courir les voyants, médiums et autres pseudo-savants chasseurs de fantômes. Des charlatans ? Vraisemblablement pas. Des gens qui y croient, des gens qui pensent avoir trouvé une autre route, dans le dialogue avec les morts ou la connaissance du destin, ou dans des techniques orientales dont ils pensent qu’elles peuvent restaurer ce qui a été abîmé dans leurs vies.  Et qui l’enseignent aux autres. Les Proverbes bibliques le dénonçaient déjà : « La folie est une femme bruyante, stupide et ne sachant rien. Elle s’assied à l’entrée de sa maison, sur un siège, dans les hauteurs de la ville, pour crier aux passants qui vont droit leur chemin : “Que celui qui est stupide entre ici !” Elle dit à celui qui est dépourvu de sens : “Les eaux dérobées sont douces, et le pain du mystère est agréable !” Et il ne sait pas que là sont les morts, et que ses invités sont dans les vallées du séjour des morts. » (Prov. 9 / 13-18) Or les morts sont morts, ils ne parlent pas, et le destin n’existe pas. Point n’est besoin de croire à ces sornettes, ni de se rendre dépendants de ces techniques. Ce sont les œuvres du diable, c’est-à-dire du néant, et elles sont certes attirantes, comme le bout de toute pente savonnée…

 

Job ne sait pas où chercher Dieu, mais il ne le cherche pas là, en tout cas. Car s’il veut être restauré, c’est par Dieu lui-même, Job sait que Dieu est le seul qui puisse le faire. Ce que les gens jeunes, beaux, riches et bien portants croient pouvoir réaliser, obtenir, créer, les gens normaux, c’est-à-dire les croyants comme Job, comme vous et moi, savent en être incapables. Job et les croyants l’attendent donc de Dieu, là où d’autres tournent en rond ou se dirigent vers le précipice. Ils l’attendent de Dieu et sont déboussolés de ce que ça ne vient pas, de ce que Dieu ne vient pas. La quête est juste, mais le regard est mal dirigé : « Si je vais à l’orient, il n’y est pas ; si je vais à l’occident, je ne le trouve pas ; est-il occupé au nord, je ne puis le voir ; se cache-t-il au midi, je ne puis le découvrir. » Alors, dans le mouvement-même de la confiance naît la peur. Si Dieu ne peut pas être trouvé, quelle angoisse ! Si j’ai mis mon espoir en lui seul – en qui d’autre ? – et que Dieu ne répond pas, le Dieu suprême, le Juste juge… « Voilà pourquoi sa présence m’épouvante ; quand j’y pense, j’ai peur de lui. Dieu a brisé mon courage, le Tout-Puissant m’a rempli d’effroi… »

 

Ces mots sont les derniers du chapitre, mais non pas du livre ! Job avait d’ailleurs entrevu la réponse, dans les versets bien connus du chapitre 19 : « Je sais que mon rédempteur est vivant, et qu’il se lèvera le dernier sur la terre. Quand ma peau sera détruite, il se lèvera ; quand je n’aurai plus de chair, je verrai Dieu. Je le verrai, et il me sera favorable ; mes yeux le verront, et non ceux d’un autre ; mon âme languit d’attente au dedans de moi. » (Job 19 / 25-27) Ce que Dieu lui fera remarquer quand enfin il interviendra, à la fin du livre, c’est que ce qui sera vu par-delà la mort est déjà une réalité actuelle. C’est-à-dire que, de manière invisible, incompréhensible, la faveur de Dieu s’exerce dès maintenant « à l’égard de ceux qui le craignent », comme dit la Bible. Mais le Créateur des mondes n’est pas ici ou là, à l’est ou à l’ouest ; il est, il lutte, à l’endroit-même où les siens ont mal et sont dévorés par la mort. Ce que Job ne pouvait apercevoir, c’est que Dieu se donne à lui tout entier dans la souffrance du Christ. Job ne pouvait ni le voir ni le comprendre.

 

Nous, nous l’avons vu et pourtant nous ne le comprenons pas non plus, et nous y résistons… Job pourtant avait utilisé le bon mot : « mon rédempteur », « celui qui me rachète ». Les savants demanderont : racheter de qui, de quoi, comment ? Dieu ne répond pas à la question des savants. Il donne sa vie, en son Fils. Job avait prophétisé : « Ce que son âme désire, il l’exécute. Il accomplira donc ses desseins à mon égard. » Ce qui le terrifiait, alors que ç’aurait dû le réjouir au plus profond de lui. Car sans avoir vu la croix du Christ, comment savoir ? L’Évangile est là tout entier, comme le rappelait l’épître aux Éphésiens : « C’est par la grâce que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi. Et cela ne vient pas de vous, c’est le don de Dieu. » Or cette grâce est agissante non pas seulement « au dernier jour », comme le croyait Marthe devant la mort de son frère (Jean 11 / 24), mais au cœur de la souffrance, ici et maintenant. La croix du Christ est efficace pour moi aujourd’hui. Il est « la résurrection et la vie » (Jean 11 / 25). Je ne le vois pas ? « Heureux ceux qui n’ont pas vu, et qui ont cru ! » (Jean 20 / 29)

 

Car comme je vous le dis souvent, c’est une question de confiance, pas de science ni de doctrine. L’épître disait « par le moyen de la foi », de la confiance. Il ne faut jamais oublier ce que signifie le mot « foi » ! Job veut faire confiance à Dieu, mais il n’y arrive pas parce que son regard est mal dirigé, je vous le disais. Dirigez donc votre regard non pas vers le ciel ou vers les points cardinaux, non pas vers la sagesse ou vers la puissance (cf. 1 Cor. 1 / 22-23), mais vers la croix du Serviteur souffrant (cf. És. 53). Au pied de cette croix où il a souffert pour vous, abandonnez toute idée de vous racheter vous-mêmes, ou de trouver vous-mêmes le sens, la bonne route, ou d’y arriver à l’aide de moyens humains normaux ou « paranormaux ». Profitez simplement du don de Dieu, de l’amour de Dieu, du salut de Dieu en Jésus-Christ. Ça ne vous empêchera peut-être pas d’avoir mal – encore que ça le puisse – mais ça vous apportera le vrai réconfort. La grâce, oui, une grâce qui coûte mais pas à vous : la grâce qui a coûté à Dieu la mort du Fils unique ; la grâce qui fait qu’en Christ Dieu souffre avec vous votre propre souffrance pour vous tirer vers la vie, avec lui.

 

Dans l’Ancien Testament, Job est une porte largement ouverte vers le Nouveau Testament. Contre tous les discours et contre toutes les pratiques qui éloignent de Dieu même avec les plus pieux sentiments, la confrontation de Job avec Dieu nous livre le vrai sens en nous dirigeant vers la croix du Christ. Notre souffrance n’a pas de sens. Celle de Jésus, oui : nous sommes le sens de sa souffrance, nous sommes les bénéficiaires de sa croix, nous sommes les partenaires de sa vie éternelle. En lui nous nous confions. Amen.

 

Senones  –  David Mitrani  –  1er septembre 2019

 

 

Contact