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Job 14
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texte : Job, 14 (trad. : Bible à la colombe)
première lecture : Évangile selon Luc, 17 / 20-30
chants : 544 et 475 (Arc-en-ciel)
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Nous sommes à la rencontre de trois occasions qui concourent à ce que ce culte soit ce qu’il est. Il y a ce centenaire, cette commémoration d’un armistice qui fit cesser les combats de ce qui devait être « la der des der », mais dont les traités de paix subséquents ont hélas préparé les guerres suivantes en s’acharnant sur les vaincus. Et puis, hier, au Conseil presbytéral, nous avons poursuivi notre étude des petits fascicules édités par les deux Églises protestantes, celle d’Alsace-Lorraine et la nôtre, et cette fois-ci c’était celui sur « la fin de vie ». Enfin, dans le temps liturgique de l’Église, ce dimanche est l’avant-avant-dernier de l’année et attire la méditation et la prière sur « le jour du salut », avec les textes bibliques que nous venons d’entendre. C’est dire que, pour trois raisons au moins, il est question de vie, de fin, et de vie après la fin… Car telle est notre espérance : pour les croyants, la fin est un accomplissement et une libération vers autre chose, une autre chose éminemment positive. Tout comme les sacrifices de la guerre doivent mener à la victoire, puis à la paix.
Mais voilà : cette autre chose qui suit la fin n’est pas naturelle. Ce qui est naturel, c’est que la fin fasse mal et qu’elle soit irrémédiable, ou alors, comme entre 1918 et 1939, que la fin n’en soit pas vraiment une et qu’elle ne soit qu’un tremplin vers plus horrible ou plus douloureux encore. Or les humains répugnent à regarder vers la fin, surtout quand ils n’ont pas d’espérance. Les jeunes hommes partis au front en 1914 y allaient avec la fleur au fusil, de part et d’autre. Les nôtres y allaient pour défendre leur pays et en reprendre la partie perdue 40 ans plus tôt. Cette guerre, tout le monde la voulait, mais personne ne l’avait préparée comme il aurait fallu, non plus que la paix qui aurait permis de l’éviter. Et ce fut l’horreur. La première fois que j’ai assisté à une cérémonie du 11 novembre, le maire de la petite ville où j’étais pasteur a lu comme je l’ai fait tout à l’heure la liste des noms des morts de cette guerre, et c’était très loin de la frontière de l’Est, et la liste était très longue. Quel choc ! Ici, en Lorraine, c’est hélas plus facile de se le rappeler, il y a tellement de cimetières militaires partout, à chaque col, dans chaque vallée…
Ils croyaient voir le Royaume de Dieu au bout de leurs fusils, au bout de leurs baïonnettes, et ils y ont couru. Il est certes des combats estimables, des « guerres justes » – enfin, je crois, nous n’avons pas encore étudié en Conseil presbytéral le fascicule qui en traite… Il est estimable de défendre son pays et sa liberté. Il est estimable – pas glorieux ni heureux, mais estimable – de mourir pour son pays. Mais cela reste un triste moyen, dans une triste époque. Comme sur d’autres sujets, nous touchons aux limites où les notions de bien et de mal s’entremêlent et ne disent plus rien, où tout mouvement dérape, et où choisir le moindre mal est la seule voie honorable. Mais qu’alors on ne dise pas que Dieu s’y implique à nos côtés ! Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y agit pas… Vous savez, les rabbins racontent que lorsque les Hébreux eurent franchi la mer Rouge et que s’y furent noyés les Égyptiens, les Hébreux se réjouirent, et les anges du ciel allaient faire de même, mais Dieu les en empêcha, car le Ciel ne pouvait s’associer à fêter la mort des gens, quand bien même cette mort avait été causée par intervention divine.
Dans la vie des humains et des nations, « les gens mangeaient, buvaient, achetaient, vendaient, plantaient, bâtissaient », et c’est encore comme ça, et c’est alors que la ruine survient. Il en est ainsi pour tout être humain et toute nation qui ne sait pas que « le royaume de Dieu est au-dedans de vous. » Car alors les humains cherchent désespérément ce qu’ils ne trouveront jamais, parce que ça n’existe pas : un sens à leur vie qui vienne d’eux-mêmes. J’ai assisté vendredi soir à un spectacle étonnant et admirable, où deux frères jouaient dans leur grenier à mimer toute l’Iliade, et c’est bien ce que montre ce récit dont on ne tire pas plus de leçon que de la Bible : l’hybris, la démesure qui cause les guerres, les atrocités et la mort de tous. Personne ne saura jamais si la guerre de Troie a eu lieu, mais ce qu’en montre le récit homérique est d’une actualité permanente sur notre planète. Et lorsque des humains ne sont pas directement détruits, c’est leur cadre de vie – notre cadre de vie – qui l’est, ce qui à terme reviendra au même. L’orgueil des humains sans Dieu est une catastrophe planétaire durable… et pas seulement à l’autre bout du monde ! À nos portes, dans nos chambres, partout où il y a de l’humain, cet humain se détruit et détruit ses semblables et son monde.
Le chapitre de Job que je vous ai lu dit-il autre chose ? Il en attribue la responsabilité à Dieu, la fin de ce livre biblique dira un peu autre chose, ou plutôt il le dira autrement : Dieu s’implique dans nos combats, mais pour nous y défendre, pour limiter la casse, pour sauver ce qui peut l’être. Nous, nous avons souvent l’image d’un Dieu grec, de ce Zeus de l’Iliade qui suscite ou tolère des guerres et se satisfait que des humains meurent pourvu que sa femme ne le malmène pas trop ni trop publiquement. Le Dieu de la Bible ne ressemble en rien à une telle image qui n’est que la projection de ce que nous sommes, nous. Le Dieu de la Bible est dieu autrement. Job le pressentait, mais sa souffrance l’empêchait de conclure droitement : « Pour un arbre, il y a une espérance : si on le coupe, il repousse, ses rejetons ne manqueront pas ; si sa racine vieillit dans la terre, si son tronc meurt dans la poussière, il refleurit à l’approche de l’eau, il produit des rameaux comme une jeune plante. » Ainsi agit le vrai Dieu pour ses enfants. Alors, est-il comme un jardinier à entretenir sa forêt, à couper ou élaguer ce qui est nécessaire, et à s’assurer de la pérennité de ses œuvres ? Ou bien est-il comme un propriétaire qui voit ses arbres abîmés et coupés par des brigands, et qui doit sans cesse réparer, replanter, soigner, guérir ? Le choix ici est question de théologie, et quant à moi je ne sais pas. Mais ce qui est sûr, c’est que Dieu entretient cette forêt, qu’il s’occupe au mieux de ses arbres !
Comme Job, nous sommes incapables de le voir agir et de le comprendre. Nous devrions, pourtant. Mais nous sommes trop préoccupés de nous -mêmes, c’est le « péché originel » qui travaille sans cesse en nous, c’est la maladie qui s’attaque aux arbres dès avant leur naissance… « Si l’homme une fois mort pouvait revivre, je serais dans l’attente tous les jours de mon service, jusqu’à ce que vienne ma relève. Tu appellerais alors, et moi je te répondrais… » Ce que Job ne pouvait pas voir, et que nous, nous croyons sans le voir non plus, c’est que le Christ, une fois mort, est ressuscité, et que c’est lui qui nous attend. Notre propre attente ne sait pas vers quoi tendre, elle est stérile, et c’est pourquoi elle se déplace si volontiers vers de faux objets, vers des chimères, des idoles, se transformant tellement vite en peur et en haine des autres et de soi-même. Désormais nous savons, pourtant, que c’est le Seigneur qui appelle, et qu’à perdre notre temps à appeler ailleurs nous ferions mieux d’abord de nous taire, et ensuite de lui répondre à lui !
« Ainsi tu fais périr l’espérance de l’homme. » C’est le reproche que Job adresse à Dieu. Et il a bien raison de dire cela. Car l’espérance que nous mettons en nous-mêmes, en nos œuvres, en nos projets, en nos valeurs, c’est elle qui nous mène à la guerre et à la mort. C’est un autre livre de sagesse biblique, l’Ecclésiaste, qui nous le dit à longueur de pages. Ou comme Paul l’écrivait aux Corinthiens : « Si c’est dans cette vie seulement que nous espérons en Christ, nous sommes les plus malheureux de tous les humains. » (1 Cor. 15 / 19) Oui, si la foi ne nous sert qu’à vouloir être bien tranquilles et mieux servis que les autres, si elle n’est que croyance en un Dieu supérieur aux idoles des autres, alors elle aussi mène à la mort, car elle n’est alors que l’œuvre du cœur de l’homme. La Parole de Dieu, Job l’avait bien compris dans son épreuve, cette parole nous condamne, nous et nos œuvres, comme elle condamne ceux qui nous dirigent et leurs projets, quelles qu’en soient les orientations et les motivations. Mais si cette parole nous condamne, c’est afin de pouvoir nous sauver. Si elle dénonce le déluge dans lequel nous nous égayons ou dans lequel nous nous abîmons avant d’en mourir, c’est pour que nous en prenions conscience et que nous puissions saisir la main du sauveteur.
Autrefois les protestants avaient une image méritée d’austérité. C’est qu’ils savaient cette parole de condamnation sur leur existence mondaine, à eux comme à tous les autres. Ils suivaient le conseil de l’apôtre Paul : « que ceux qui usent du monde soient comme s’ils n’en usaient réellement pas, car la figure de ce monde passe. » (1 Cor. 7 / 31) Mais on ne peut pas s’arrêter là, sauf à mourir de culpabilité. Cette parole nous rend capables d’en entendre une autre, celle de la grâce souveraine de Dieu qui a décidé pour nous de la vie éternelle en son Fils Jésus-Christ qui est mort pour nous, pour nous racheter des fausses espérances qui mènent à une mort définitive. Alors, se sachant pécheur, certes, mais par là-même se sachant sauvé gratuitement, le chrétien devient un être libre, libre de s’engager sans se noyer, libre de s’engager sans penser que son salut tient à cet engagement, libre de s’engager sans vouloir mettre Dieu de son côté, libre de s’engager sans obliger tout le monde à le suivre, libre d’être victorieux dans ses propres combats.
C’est cette liberté chrétienne qui permet aussi aux chrétiens de défendre leur pays, d’être solidaires du peuple dans lequel Dieu les a placés, de se battre pour ce qui, à leurs yeux, en vaut la peine. Comme Luther, reprenant Saint Paul (1 Cor. 9 / 19), l’écrivait en résumant son traité De la liberté du chrétien : « Le chrétien est un libre seigneur sur toutes choses et il n’est soumis à personne. Le chrétien est un serf corvéable en toutes choses et il est soumis à tout un chacun. » Et quand bien même il meurt dans cette liberté et dans ce service dans lequel il a suivi son Maître, son âme n’est plus dans le deuil de lui-même, mais dans la joie imprenable de la communion avec le Ressuscité. Aujourd’hui nous nous rappelons les morts de la Grande Guerre, et parmi eux il y avait des chrétiens, il y avait des fidèles de notre Église, peut-être des aïeux de certains d’entre vous. Ont-ils su prendre la bonne distance entre cet engagement et leur foi, mesurer correctement leur liberté ? Quand nous serons à leur place, nous le saurons peut-être pour nous-mêmes, ne jugeons pas le passé ni ceux qui l’ont vécu, même si c’est à la mode…
Ne jugeons pas ceux qui sont morts pour que nous puissions être ce que nous sommes. Soyons simplement reconnaissants pour eux, et pour ceux et celles qui sont restés seuls sans eux à reconstruire un pays victorieux et exsangue. Soyons reconnaissants pour le Dieu qui a permis que pour nous la seconde moitié du XXe siècle soit moins terrible et plus paisible que la première, et que les ennemis d’hier se réconcilient au point de vouloir construire ensemble l’amitié entre nos peuples. La question ici n’est pas de comment fonctionne l’actuelle Union européenne, mais de cette bénédiction reçue de Dieu que les ennemis farouches d’hier sont aujourd’hui les plus sûrs piliers de la paix et de la fraternité. Puisse Dieu nous garder de nous prendre les uns et les autres, ensemble ou séparément, pour plus ou autres que ce que nous sommes : car c’est de Dieu, de Dieu seul, que nous recevons la vie et la paix, la bénédiction et la vie éternelle. C’est à lui seul que nous voulons regarder, pour chaque jour et pour toujours. Amen.
Saint-Dié (Centenaire de l’armistice de 1918) – David Mitrani – 11 novembre 2018