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Genèse 50 / 15-21
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texte :
Quand les frères de Joseph virent que leur père était mort, ils dirent : « Si Joseph allait se montrer notre adversaire et nous rendait tout le mal que nous lui avons fait ! » Alors ils firent dire à Joseph : « Ton père a donné cet ordre avant de mourir : “Vous parlerez ainsi à Joseph : ‹ Oh! je t’en prie, pardonne le crime de tes frères et leur péché, car ils t’ont fait du mal ! Je t’en prie, pardonne maintenant le péché des serviteurs du Dieu de ton père !›” » Joseph pleura quand on lui parla ainsi. Ses frères vinrent eux-mêmes tomber à ses pieds et dirent : « Nous voici, tes serviteurs. » Joseph leur dit : « Soyez sans crainte ; en effet, suis-je à la place de Dieu ? Vous aviez formé le projet de me faire du mal, Dieu l’a transformé en bien, pour accomplir ce qui arrive aujourd’hui et pour sauver la vie d’un peuple nombreux. Maintenant soyez donc sans crainte ; je vais pourvoir à tous vos besoins et à ceux de vos enfants. » Il les consola en parlant à leur cœur.
autres lectures : Épître aux Romains, 14 / 10-13 ; Évangile selon Luc, 6 / 36-42
chants : 409 et 423 (Arc-en-ciel)
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prédication :
« Pardonnez », « ne jugez pas » … Les textes de Paul et de Luc nous sont très connus, et ils hantent notre culpabilité de gens qui ne faisons pas ce que le Seigneur nous demande, alors que nous nous réclamons de lui, que nous l’appelons justement « Seigneur » (Luc 6 / 46), c’est-à-dire celui à qui nous devons tout et dont nous ne sommes que les serviteurs. Le « Notre Père » lui-même revient encore là-dessus, au point que certains n’osent pas prononcer la cinquième demande qui suppose que « nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés » (Matth. 6 / 12) … ce que nous ne faisons guère ! Mais un tel fonctionnement intellectuel et spirituel est malsain : l’Évangile ne porte pas notre condamnation, mais notre salut, sinon il ne mérite pas son nom. Cette parole ne nous est pas donnée pour nous paralyser, encore moins pour nous renvoyer à nos ténèbres, mais pour nous en libérer. Alors je vous propose de remonter aux origines, aux Patriarches, pour entendre mieux cet Évangile !
Jacob vient de mourir, en Égypte où il avait rejoint ses enfants, ou plutôt : où avec eux il avait rejoint son fils joseph, qu’il avait cru mort sans savoir que c’était ses frères qui avaient voulu le tuer. Mais maintenant les retrouvailles étaient faites, la famille installée dans ce pays bien géré pour faire face à la famine : ils vont y rester 400 ans, immigrants en terre étrangère… (Gen. 15 / 13 cité par Actes 7 / 6) Mais la famine n’est pas le seul mal à redouter. Jacob vient de mourir, et ceux qui avaient voulu tuer Joseph, puis l’avait vendu comme esclave, craignent maintenant sa vengeance. Ne dit-on pas quel est un plat qui se mange froid ? Or les Patriarches savent bien que ce qu’ils ont fait est mal, ils le savaient déjà en le faisant, puisque finalement ils avaient décidé pour leur petit frère l’esclavage plutôt que la mort, qui avait été leur premier mouvement, le plus naturel. Car il est naturel de vouloir se débarrasser de ceux qui nous gênent, qui nous font de l’ombre ou qui pourraient nous en faire…
Est-ce bien, est-ce mal ? La Loi de Moïse dit que c’est mal. Mais elle n’a pas encore été gravée. Mais l’expérience du jardin d’Éden nous apprend que, oui, c’est mal. Parce que c’est se prendre pour Dieu, en tout cas pour ce qu’on s’imagine de Dieu. C’est croire que la seule chose, le seul être, qui compte, c’est moi, et qu’à cause de ça je peux souverainement décider non seulement pour moi, mais pour les autres, y compris leur vie et leur mort. Or, même si apparemment il n’y a pas forcément mort d’homme, c’est bien ainsi que nous vivons tous les jours, depuis Adam et Ève, depuis Caïn et Abel… Le descendant de Caïn, Lémek, l’avait prophétisé : « J’ai tué un homme pour ma blessure Et un enfant pour ma meurtrissure. Caïn sera vengé sept fois, Et Lémek soixante-dix-sept fois. » (Gen. 4 / 23-24). De là viennent tous les malheurs du monde, et les vôtres, et les miens, par le déchaînement de la haine et de la violence, par la volonté de puissance qui s’exprime ainsi, volonté contrariée et donc réaffirmée avec d’autant plus de force. Assurément la « loi du talion » (Exode 21 / 23-25) est alors un moindre mal…
Du mal commis, les frères de Joseph sont donc conscients, et ils ont peur que s’exerce cette vengeance naturelle, vengeance de leur propre vengeance après ce qu’ils avaient lu comme une volonté de domination de Joseph. Du rêve de Joseph était né ce fantasme chez ses frères, qui s’en étaient vengés sur lui, qui logiquement doit à son tour se venger maintenant sur eux, etc. Pour que ce cycle s’arrête, il n’y a qu’un moyen, la destruction totale de l’autre et de sa famille. C’est pour éviter ça que les tribunaux ont été inventés ; encore faut-il qu’ils ne soient pas partisans… Ou alors, il faut que l’unanimité se refasse autour de la mort d’un « bouc émissaire », comme René Girard l’avait bien décrit dans La violence et le sacré il y a déjà 45 ans. Ainsi la disparition de Joseph avait-elle cimenté l’unité de toute la fratrie restante. Mais sa réapparition, et aussi ses savants stratagèmes pour disloquer cette unité, vont faire revenir la culpabilité, et donc la peur, peur de l’autre, peur de soi, question de vie et de mort.
Ils pensent s’en sortir par un nouveau mensonge, et rétablir leur unité autour d’un autre mort, un vrai cette fois : leur père. Mais leur mensonge-même est une confession de leur péché, explicitement. Se rendent-ils compte de ce qu’ils envoient dire à Joseph ? Ils arguent du fait qu’ils seraient « serviteurs du Dieu de ton père », et pourtant c’est en tant que criminels et pécheurs qu’ils interviennent, selon leurs propres dires. Mais dans nos meilleurs jours faisons-nous autre chose ? « Simul justus et peccator », telle est la condition du chrétien selon Luther ; serviteur de Dieu et pourtant criminel, ou mieux dit dans l’autre sens : criminel et pourtant serviteur de Dieu… Mais quelle image de Dieu cela renvoie-t-il aux autres ?! Quel est ce Dieu qui n’a que des serviteurs pécheurs et criminels ? Et s’ils travaillent effectivement pour lui et pas pour eux, est-il donc un « parrain » maffieux ? Dans le message des frères de Joseph, Dieu n’est qu’un mensonge de plus. Est-ce cela qui fait pleurer Joseph, plutôt que la pseudo-repentance de ses frères, le fait qu’ils n’ont pas confiance, mais qu’ils ont peur ? Comme autrefois… Comme toujours…
La phrase révélatrice est ce glissement des « serviteurs du Dieu de ton père » à cette phrase prononcée devant Joseph : « nous voici, tes serviteurs ». Je vous le disais, se prendre pour Dieu, ou en tout cas pour son propre dieu, entraîne le mal et la mort. Craignant qu’on leur fasse mal, les frères regardent donc Joseph comme un Dieu, le Dieu qui peut se venger et les faire mourir. Ils projettent sur lui ce qu’ils sont, eux, ce qu’ils feraient, eux, à sa place. Ainsi meurt aussi la société humaine, y compris dans notre pays, quand chacun projette ses propres mauvais sentiments sur l’autre et craint alors de se voir détruit comme il détruirait l’autre s’il le pouvait. Violence mimétique, peur contagieuse, lâcheté généralisée, inertie totale sous peine de mort politique, économique, sociale, symbolique, réelle… Quand on élit de nouveaux dirigeants pour qu’ils changent des choses, mais à condition, dans les faits, qu’ils ne changent rien…
La réaction de Joseph est surprenante, inattendue. Il refuse à la fois le mensonge et la vengeance. Il dénonce l’amalgame contenu dans le mensonge : non, il n’est pas Dieu, ce n’est pas à lui de venger qui que ce soit ou quoi que ce soit, pas même ce qu’on lui a fait à lui. « À moi la vengeance, c’est moi qui rétribuerai, dit le Seigneur. » (Romains 12 / 19 citant Deut. 32 / 35) « Moi », pas « vous ». Mes ennemis ne doivent rien craindre, sinon Dieu seul, le seul devant qui ils sont pécheurs – car on n’est pas pécheurs les uns à l’égard des autres, seulement criminels… L’argument principal dans toute affaire où l’on est en dette les uns par rapport aux autres, c’est cette phrase de Joseph : « Suis-je à la place de Dieu ? » D’ailleurs, ceux qui prétendent exercer la justice de la part de Dieu ne font rien d’autre que de se prendre pour lui, et vous en connaissez les dégâts ! Cette question est la seule qu’un croyant peut et doit se poser dès lors qu’un tort lui est fait, petit ou grand. Et le mieux pour ça est encore de se regarder dans une glace, pour savoir qu’on peut sincèrement et facilement répondre « non ». Non, je ne suis pas à la place de Dieu. Le fait d’être son serviteur, son fidèle, son enfant, n’y change rien, au contraire : c’est le minimum de respect que de ne pas se prendre pour son propre père !
Joseph commence sa réponse par une phrase très fréquente dans notre Bible : « soyez sans crainte », « n’ayez pas peur ». Mais elle n’est pas que de circonstance. Bien sûr ils ont peur à ce moment-là, peur que le couperet tombe… Mais surtout, Joseph dévoile ainsi ce qui, depuis le début, les fait agir ou se retenir d’agir, ce qui les motive au plus profond : non pas leur fierté bafouée, non pas leur piété filiale, non pas leur foi, leur service de Dieu, mais leur peur, seulement leur peur. Si nos adversaires, quels qu’ils soient, ne sont pas des malades psychiatriques, alors c’est seulement qu’ils ont peur, qu’ils sont dominés par la peur, la peur de manquer, la peur de perdre, la peur que leur miroir ne leur renvoie plus aucune image. C’est un peu la reine de Blanche-neige… Il y a là une bonne stratégie pour mettre fin au conflit, à tout conflit : « n’aie pas peur ». Montrer à l’autre qu’il n’a rien à craindre. Je suis souvent atterré par ce que je lis sur Facebook ou sur d’autres blogs sur internet : c’est le contraire de ce qu’il faudrait ! C’est la volonté de détruire l’autre au lieu de le « consoler » … Mais il m’arrive d’être émerveillé par les « tu n’auras pas ma haine » de la part de gens qui ont largement plus souffert que moi. « Tu ne crains rien de moi, je ne me vengerai pas, cesse d’être dirigé par ta peur… »
S’il ne se prend pas pour Dieu, le Dieu vengeur, Joseph est néanmoins une figure assumée du vrai Dieu, c’est-à-dire de Jésus-Christ : « Vous aviez formé le projet de me faire du mal, Dieu l’a transformé en bien, pour accomplir ce qui arrive aujourd’hui et pour sauver la vie d’un peuple nombreux. » Le mal commis sur Joseph a été transformé en une victoire qui profite à tous, par laquelle Dieu veut « sauver la vie » de beaucoup… C’est ce que nous affirmons de la mort et de la résurrection de Jésus, et du salut de tous ceux qui croient en lui à travers toutes les nations. Cette affirmation de foi nous oblige, parce que le récit de ce matin nous fait passer de la place des frères criminels à celle du frère juste, dont la justice consiste à consoler et non pas à punir. Et si nous avons-nous-mêmes été consolés par Joseph /Jésus, nous nous retrouvons dans la situation de pouvoir le faire à notre tour. Pourquoi ? Par morale, par nouvelle dette, par reconnaissance ? Non. Parce qu’il « pourvoit à tous nos besoins », comme il l’affirme ici. Parce qu’ainsi nous-mêmes ne craignons plus rien.
La parole de Joseph est « performative », elle produit ce qu’elle énonce. Leur disant « vous ne craignez rien », eh bien effectivement ses frères ne craignent plus rien. Ils peuvent donc cesser d’avoir peur. C’est pour ça que Joseph le dit deux fois. En fait, c’est tout simple. Il suffit de dire sans mentir : « Tu ne crains rien avec moi, alors n’aie plus peur ! Je vais m’occuper de toi en bien. » C’est une pratique risquée, bien sûr. Rien ne garantit à celui qui dit cela qu’il sera cru, rien ne lui garantit donc que l’autre ne cherchera plus à le détruire ; ça peut même être pris pour de la faiblesse, un encouragement à nuire… Mais que m’importe, puisque moi, je ne crains rien. Comme le chantent les psaumes : « En Dieu je me confie, je ne crains rien ; Que peuvent me faire des hommes ? » (Ps. 56 / 5…) C’est toute l’histoire de Joseph, c’est ce qui nous est proposé à vous et à moi, à cause de Jésus-Christ qui a rendu l’impossible possible, et qui a détruit la mort. N’a-t-il pas « parlé à votre cœur » ? Amen !
Saint-Dié – David Mitrani – 9 juillet 2017