Genèse 11 / 1-9

 

texte :  Genèse 11 / 1-9   (traduction personnelle littérale)

autres lectures :  Évangile selon Jean 14 / 15-19. 23-27 ; Actes des Apôtres 2 / 1-18. 20b-21

chants :  35-14 et 96

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« *Hava », « Allons ! » Ce mot joyeux et dynamique, cette invitation, pourrait bien être contrebalancé par un « *Hoy », « Malheur ! », mot triste et statique, consternation, à propos de cette histoire biblique des origines, à propos de ce que font les gens de Babel… Ils ont tout faux. Quand je dis « ils », c’est nous, bien sûr, nous les humains, nous l’humanité éternelle qui n’a rien appris depuis qu’elle existe, sinon quelques techniques qui ont permis le développement de l’économie, de la guerre et de la science… Mais quant à elle-même, non, elle n’a rien appris. C’est donc nous que montre ce récit de la Genèse, nous qui habitons Babel depuis toujours, depuis que nous sommes séparés de Dieu et aliénés de notre vocation. Que nous est-il donc montré de nous-mêmes ? Babel. Aujourd’hui, ça s’appelle universalisme et mondialisation ! Mais le texte ne fait pas de politique, ce sont les gens de Babel qui en font, dans le texte…

 

Pourquoi donc prendre ce texte pour fêter Pentecôte ? Tout s’y passe à l’inverse de ce qui est décrit au début des Actes des Apôtres, semble-t-il. Babel et Pentecôte comme dans un miroir inversé ? À Pentecôte l’intervention divine crée du consensus, tandis qu’à Babel elle a créé du dissensus… C’est donc Pentecôte qui est importante, ce qui s’est passé lors de la première Pentecôte après la Pâque qui a vu mourir Jésus et qui a manifesté à ses disciples qu’il était de nouveau vivant ; Pentecôte, c’est le don de l’Esprit saint que Jésus avait promis. Pourquoi revenir à Babel, alors ? Parce que, si nous nous regardons, nous et notre monde, dans un miroir, nous y voyons bien plus souvent Babel que Pentecôte, et il faut que nous en prenions conscience ! Il ne faut pas prendre Babel pour Pentecôte ! Il ne faut pas prendre Babel pour l’Église et encore moins pour le Royaume de Dieu !

 

À quoi ressemble Babel ? À première vue, tout se passe bien, tout est consensuel sans que ce consensus ait besoin d’être construit : il semble naturel. Société idéale ? À y regarder de plus près, l’image que la Bible en donne fait froid dans le dos. Peut-être l’avez-vous entraperçu à travers ma traduction… Tout d’abord, ce ne sont pas les gens qui parlent, mais la terre, comme si ce langage était vraiment naturel, au sens d’imposé par la nature. Ce n’est pas un langage élaboré, pensé, fruit de l’existence d’un peuple. D’ailleurs, pour garder une traduction littérale et traduire un même mot hébreu par un seul mot français, j’ai dû dire que « la terre avait […] des paroles uniques », ce qui sonne étrangement. Une langue, normalement, permet de multiples expressions : pas ce langage-ci ! D’ailleurs – et ça, je n’ai pas eu besoin de le retraduire ! – tout ce langage est à la première personne du pluriel : « nous », « faisons », etc. Pas de « je », pas de « tu » ni de « vous », pas d’altérité, pas de dialogue possible, seulement la répétition des « paroles uniques » qui donnent des ordres à des gens sans aucune individualité. Ce ne sont pas seulement les briques et l’argile qui sont sur le même moule, mais les gens eux-mêmes…

 

Ainsi, à Babel, « chacun et son compagnon » sont semblables et ne font que se répéter la même chose, que se répéter ce qu’ils entendent, ce que « Big Brother » leur souffle. Car c’est bien une société parfaitement totalitaire que cette Babel, qui prétend faire le bonheur des individus en niant les individus… Quand je dis « bonheur », c’est bien le contraire qu’il faut comprendre, n’est-ce pas ! En effet, vaut-il mieux des pierres ou des briques, pour la solidité, vaut-il mieux du bitume ou de l’argile ? Je ne suis pas réputé pour mes penchants écologistes, mais il me semble quand même que pierre vaut mieux que brique… D’ailleurs les pyramides d’Égypte en pierres sont toujours là, la tour de Babel en briques a disparu ! Et puis, qui donc faisait des « briques » en se servant d’ « argile », sinon les Hébreux esclaves en Égypte (Ex. 1 / 14) ? L’esclavage serait-il un bonheur ? C’est bien ce que pensaient les Hébreux au désert, préférant l’esclavage passé, le fait d’être pris en charge sans avoir à se poser de questions, à la liberté qui implique de choisir et d’avancer (Ex. 16 / 3) …

 

En regardant d’encore plus près – mais en français ça ne donne rien – on s’aperçoit que, pour une oreille hébraïsante, « la brique » et « pour pierre » sonnent à l’inverse l’un de l’autre (*ha-levéna et *le-avèn), et que « ont construit les fils » semble par contre une répétition, comme si l’un des sens définissait l’autre (* banou bené) : les « fils de l’humain » sont ainsi réduits à n’être que des ouvriers du bâtiment, esclaves de leur tâche et définis par elle… Ce qu’on ne souhaite à personne, et que trop de gens vivent par nécessité, voilà ce que vivent les gens de Babel livrés à un langage unique. Ce langage impose la vaine prétention d’aller « au ciel », de « nous faire un nom » … Trop de totalitarismes européens du siècle dernier ont eu cette prétention. Ils se sont effondrés après avoir fait des millions de morts, arbres géants aujourd’hui abattus, colosses aux pieds d’argile, tels que le livre de Daniel les dénonçait déjà à propos de Neboucadnetsar, qui était justement roi de… Babel ! (Dan. 2 / 32-34 ; 4 / 17) Et qui a construit l’Etemenanki, la tour de Babel historique ! Dans la religion biblique, un seul possède un nom par lui-même, que personne ne peut prononcer : Dieu, et c’est ce nom qu’il a donné à Jésus, le « nom au-dessus de tout nom » (Phil. 2 / 9-10). Et lorsqu’un humain nomme, c’est soit les animaux (Gen. 2 / 19-20), soit ses propres enfants… « Se faire un nom » est une idolâtrie et une illusion perverse.

 

Voilà Babel. À travers ces quelques éléments de lecture du texte, j’espère que vous avez bien vu, si ce n’était pas déjà le cas, combien cette Babel n’est pas du tout une société idéale où tout le monde se comprendrait et, accessoirement, se passerait de Dieu, société telle que l’humanisme des Lumières l’espérait et l’envisageait. Au contraire, n’y voyez-vous pas une société quasiment carcérale, où personne n’a rien à dire à personne, où personne n’a la possibilité de proposer quoi que ce soit ni de faire autre chose que de travailler au projet sociétal que personne n’a choisi ? Toute ressemblance avec le monde actuel n’est sans doute pas fortuite, et l’actuelle pandémie n’est pas tombée si mal que ça pour que les gens soient enfermés en eux-mêmes comme en cage, devant leur ordinateur comme dans une camisole de force, privés de contacts physiques et de vraies relations sociales. Et l’on nous vante cette hyper-individualisation destructrice des individus et des relations comme la société de l’avenir ?!

 

Voilà donc Babel. Mais « Dieu descendit » … Amen ! Que Dieu descende ! Notre texte se fait ironique : le vrai « ciel » est tellement au-delà de ce que la tour de Babel peut atteindre qu’il faut que Dieu descende, et en plus il prend le même langage que Babel : « Allons ! descendons… » comme pour bien signifier l’absurdité du projet et même du fonctionnement de Babel, du langage de Babel. Dans toute la Bible, Dieu est l’adversaire acharné du totalitarisme et de tout ce qui opprime les gens, que ce soit Babel ou que ce soit l’Égypte. Mais voilà : comment rendre possible ce qui est nié à Babel ? Comment permettre à des individus d’exister comme des personnes et non comme des cellules d’un ensemble sans nom ? Comment faire pour que les gens se parlent au lieu de simplement répéter les slogans entendus à longueur de journée dans les media du système ? Comment tuer les « éléments de langage » pour que naisse un vrai langage, un langage qui engage locuteurs et auditeurs ?

 

La réponse est radicale mais nécessaire : en « mélangeant le langage » de Babel. Expression bizarre. Mélanger avec quoi ? Est-ce comme lorsque les Hébreux en Égypte mélangeaient la paille pour faire des briques (cf. Ex. 5 / 7) ? Pharaon est d’ailleurs le seul dans l’Ancien Testament à reprendre la même expression : « Allons ! » suivie d’un cohortatif (Ex. 1 / 10) plutôt que d’un impératif. Toujours est-il que les gens de Babel « n’entendent [plus] chacun le langage de son compagnon ». Non pas la parole de l’autre, qui n’existait pas. Mais cette « parole unique » qui tournait en boucle dans Babel et dans chacun de ses éléments. Ainsi mourut le langage de Babel, et donc Babel elle-même, dont le nom signifie normalement « porte de Dieu », mais qui par dérision est devenue synonyme de « mélanger », avec un nouveau jeu de mot (*bavèl et *balal). Car lorsque Dieu est descendu par cette « porte », ça a été pour faire ce salutaire ménage.

 

Mais non pas une destruction. Dieu avait promis qu’il n’y aurait plus de déluge détruisant toute l’humanité (Gen. 9 / 11). Or celle-ci était rassemblée à Babel ! Mais surtout, lorsque Dieu « descend », c’est pour une œuvre de salut et non de mort ! Et ce salut a consisté alors à la création de nombreux peuples, chacun parlant sa propre langue, et c’est bien. Moi, je préférerais une seule langue, afin de comprendre tout un chacun, et puis je ne suis pas doué pour les langues… Mais c’est bien, parce que, la relation, elle ne se construit bien que dans le dialogue – parler, donc – et ceci nécessite un effort, comprendre le langage de l’autre, la manière de penser de l’autre. Parler ensemble malgré ce qui se met en travers, malgré les différences. Mais sans différences comme à Babel, pourquoi parlerais-je, pourquoi chercherais-je l’autre et pourquoi l’autre me chercherait-il ? Sans différences, chacun meurt de solitude dans son coin…

 

Mais ce que nous craignions alors, la différence justement, « être disséminés sur la surface de toute la terre », comme dit le texte, ce que nous craignions, voilà ce qui arrive ! Ce qui était pour nous, Babéliens, un mal à éviter, devient un bien à assumer. Assumer que l’autre n’est pas moi et que je ne suis pas l’autre. Assumer que notre lieu commun n’est pas une langue particulière, que ce soit le grec, le latin, l’anglais, ou que ce soit la monnaie, l’économie, la culture. Assumer que notre lieu commun, qui est nécessairement à partager pour que tous y vivent, c’est « la surface de toute la terre » et non pas le ciel. Il nous a été donné de vivre ici et non de rêver à un ailleurs – quelles que soient les formes que ce rêve peut avoir. Et c’est pour ça que Dieu est descendu au lieu de nous faire monter ! C’est pour ça que le Fils de Dieu a été fait homme, humain comme nous, vivant et mourant la même vie que nous.

 

Et le produit de cette « descente » -ci, c’est que lorsque des gens témoignent de sa vie puissante et victorieuse, « chacun les entend dans sa propre langue maternelle » ! Ce n’est pas une nouvelle Babel, c’est bien le contraire de Babel, de « la ville et [de] la tour » : les langues maternelles toutes différentes deviennent inter-compréhensibles sous le souffle de l’Esprit saint. C’est l’accomplissement de la dissémination post-Babel : des personnes, des peuples, se retrouvent et dialoguent dans le témoignage rendu au Christ. Le récit des Actes des Apôtres insiste lourdement sur cette diversité des peuples, dont tout le monde sait que son entente – mot bien choisi – que son entente n’est pas donnée au départ, mais qu’elle a à se construire avec l’aide de Dieu. Cela sera-t-il un jour l’actualité de notre monde ? Quant à moi, j’ai des doutes. Mais que ce soit l’actualité de l’Église chrétienne, c’est mon espérance. Non pas afin que nous soyons tous, de par le monde, comme des Réformés français ! Pas de Babel protestante ! Mais qu’à travers nos différents pays et nos différentes Églises et nos différentes manières de lire la Bible et de penser et vivre la foi chrétienne, l’unité des chrétiens puisse témoigner que Jésus-Christ est le Sauveur de chacun et de tous, et qu’il nous institue frères et sœurs les uns des autres. Car c’est cela qu’il nous est donné de vivre : la fraternité entre enfants différents du même Père. Amen.

 

Saint-Dié  –  David Mitrani  –  23 mai 2021

 

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