Évangile selon Matthieu 4 / 12-23

 

texte :  Évangile selon Matthieu, 4 / 12-23   (trad. : Bible de la liturgie)

premières lectures :  Ésaïe, 8 / 23b – 9 / 3 ;  première épître aux Corinthiens, 1 / 10-13. 17

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« Convertissez-vous, car le Royaume des cieux est tout proche », disait Jésus. Et là-dessus, que fait-il ? Va-t-il renverser les royaumes de la terre, manifester contre l’élection d’un président américain, ridiculiser les petits assoiffés de pouvoir de partis politiques en déroute ? Va-t-il prendre ce pouvoir à Jérusalem ou à Rome ? Va-t-il chasser du Temple les prêtres impies et illégitimes qui s’y enrichissent sur le dos des petites gens ? Comment donc va se manifester cette approche, cette proximité, d’un nouveau royaume ? Comment cette conversion va-t-elle donc s’opérer, pour les gens, les peuples et les États ? Qui va trinquer ? Car, on le sait bien, toute révolution occasionne des dégâts, et pas seulement collatéraux : « on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs », disent toujours ceux qui sont du côté du batteur…

 

Nous, nous savons qu’avec Jésus, il n’en sera rien. Ça n’empêchera pas l’histoire de l’Église, des Églises, d’être jalonnée de choses qui n’auraient pas dû être, chez nous, entre nous, ou à l’égard d’autres. Mais c’est parce que nous avons été infidèles alors. Jésus, lui, est allé jusqu’au bout d’un autre processus : son royaume s’est tellement approché qu’il nous a rejoints même au fond de l’absurde et de la souffrance. Mais avant cela, déjà au bord du lac de Tibériade, comment le changement de régime a-t-il commencé ? Comme une rupture, évidemment ! Mais pas une rupture en grand, pas une révolution – quoique… En tout cas pas un massacre !

 

Non, cela s’est passé en toute discrétion, avec des gens dont l’évangéliste Matthieu ne nous dit pas qu’ils avaient déjà entendu Jésus prêcher, qu’ils avaient été convaincus, etc. La suite des récits évangéliques nous les montrera d’ailleurs dans une incompréhension à peu près totale à l’égard de Jésus ! Mais restons là, au bord du lac. La première rupture concerne un nouveau type de fraternité. Dans la Bible, dans la manière biblique de montrer crûment la réalité humaine depuis la Genèse, les frères sont toujours des frères ennemis, depuis Caïn et Abel, Sem, Cham et Japhet, Ismaël et Isaac, Ésaü et Jacob, Léa et Rachel, Joseph et ses frères, etc. Or voici deux fratries qui semblent bien liées : Simon et André, Jacques et Jean. Et elles le resteront. Elles seront même le noyau de l’équipe qui suivra Jésus.

 

L’approche du Royaume a donc commencé ici : dans des fratries qui tiennent la route ! Car ce qu’on n’arrive pas à vivre avec des proches, arrivera-t-on à le vivre avec des moins proches ? Le psalmiste déjà chantait la fraternité, cette si rare fraternité, si étrangère à notre univers, une fraternité qui n’est pas fondée sur l’intérêt : « voici : il est bon, il est agréable pour des frères d’habiter unis ensemble » (Ps. 133 / 1). Je ne sais pas si vous avez vu le film Qui a envie d’être aimé ? tiré du livre Catholique anonyme : la conversion du personnage principal se manifeste par son essai de renouer avec son frère ! L’essai ne sera pas transformé, tout comme Abraham aimait son neveu Loth qui n’en avait rien à faire… Mais c’est tant pis pour celui qui ne joue pas le jeu ! Conversion et fraternité : un parallèle auquel nous ne pensions pas forcément, mais qui est bien là, qui est posé par notre texte, sans théorie, sans commandement à respecter, sans exhortation, mais simplement là : Jésus prêche la conversion, et nous voyons des frères…

 

Voir. C’est Jésus qui voit les frères, dans notre texte. Nous, nous pensons qu’il nous faut voir Jésus, par la foi à défaut des yeux. Nous pensons la conversion comme un choix, comme une conviction, une recherche, une adhésion. Notre texte nous montre le contraire. Ici, c’est Jésus qui les voit, qui les appelle, bref : qui les choisit, comme il le leur rappellera plus tard (Jean 6 / 70). Les a-t-il remarqués à cause de leur fraternité, justement ? Qui le dira ? … Ou bien à cause de leur métier ? Mais Jésus n’avait pas l’intention de monter une entreprise de pêche ! Son choix est souverain, inexpliqué, justifiable seulement par son résultat : « ça marche » !  Et voici la rupture annoncée : ce qui marche, c’est que ce qui marchait jusqu’à maintenant ne marche plus ! Les premiers s’occupaient de leurs filets, ils laissent leurs filets. Les seconds s’occupaient avec leur père, ils laissent leur père.

 

Rupture, tout comme autrefois Abraham : « Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père, et va vers le pays que je te montrerai. » (Gen. 12 / 1) Le pays était loin, dans l’espace et dans le temps. Mais maintenant, la destination est toute proche, le royaume est tout proche : « Venez à ma suite ». Le pays promis à Abraham, c’est Jésus, et il faut désormais le suivre. Non : pas « il faut » mais « venez à ma suite », vous, vous à qui Jésus s’adresse personnellement. Toujours pas de théorie, mais une invitation qui ressemble fort à un ordre cette fois, un ordre de mission, puisqu’il y a au bout un projet, une mission, qui va sans doute nécessiter une formation : « je vous ferai pêcheurs d’hommes… »

 

Rupture et continuité : passer d’une pêche à une autre ! Mais je ne veux pas aujourd’hui m’attarder sur la vocation particulière d’apôtre, d’évangéliste, de missionnaire. Je veux plutôt rester avec vous à notre vocation commune de disciples de Jésus, de chrétiens. Et souligner ce qui est donc, à cause de la proximité de Jésus, à la fois une rupture et une continuité. Jésus n’appelle pas ces hommes à autre chose que ce qu’ils sont, mais il va les transformer pour les conformer à leur mission nouvelle, issue de ce qu’ils savent faire, en l’occurrence pêcher – même si ce n’est pas le même genre de pêche qui les attend. La suite des récits montre d’ailleurs qu’ils vont aussi continuer à pêcher des poissons, et que dès que Jésus dort ou a le dos tourné ou qu’ils le croient mort à jamais, ils y retournent spontanément…

 

Peut-être alors ne faut-il pas que nous nous attendions à connaître dans notre vie un déracinement total, un changement qui a fait ou qui fera de nous d’autres personnes… Mais il ne faut pas non plus croire que la proximité de Jésus ne nous changera pas ! Les chrétiens ne sont ni des moines, ni à l’inverse des gens honnêtes ayant des convictions religieuses. Les chrétiens qui nous sont montrés dans ce texte pour nous parler de nous, ces chrétiens sont certes des gens honnêtes – ou pas, on n’en sait rien d’ailleurs – mais ils sont arrachés à une existence qui n’a comme but qu’elle-même, pour suivre Jésus qui est leur nouveau but dans l’existence. Ils y sont arrachés par Jésus lui-même qui vient les déranger, déranger leur existence, les faire bouger. Avec lui, ils vont parcourir tout le pays…

 

Que vont-ils faire ? Prêcher le Royaume ? Non. Ça, c’est Jésus qui fait. Et sa prédication « guérissait toute maladie et toute infirmité dans le peuple. » Étonnant, quand on y réfléchit. Jésus n’a pas créé de services sociaux, d’académie de médecine parallèle, de formation pour guérisseurs… Il n’a pas non plus délégué son Évangile à qui que ce soit. Parce qu’il est lui-même la bonne nouvelle qu’il annonce. Ce qui guérit les foules est la même chose, le même homme, qui a aussi appelé les disciples : c’est un homme qui a vaincu la mort, et cette puissance de résurrection est à l’œuvre, à son initiative, dans les têtes et les corps, dans les cœurs et les âmes. Il n’y a rien ici de naturel : Jésus change l’ordre de la nature, il crée du neuf, comme on le voit et l’entend à de nombreuses reprises dans tout le Nouveau Testament.

 

C’est ce qu’annonçait déjà Ésaïe : « Le peuple qui habitait dans les ténèbres a vu une grande lumière. » Il s’agit là de nos contemporains, des gens que nous rencontrons ou que nous ne rencontrons pas. Parfois, les chrétiens ont cru être une secte : le groupe de ceux qui auraient capturé Jésus pour eux seuls ! Notre texte de ce matin nous montre autre chose : il y a d’une part ceux que Jésus appelle à sa suite, et d’autre part ceux au bénéfice de qui il est venu. Il y a ceux qui vont montrer la lumière, et ceux qu’elle va éclairer. Ce ne sont pas les mêmes, tout comme les prophètes d’autrefois étaient mis à part pour une mission qui leur coûtait souvent beaucoup, parfois jusqu’à la vie elle-même, et qui était dans l’intérêt des gens, du peuple, pour son salut à lui. Ici, les quatre pêcheurs sont extirpés de leurs filets et de leur barque, des liens qu’ils avaient jusqu’à maintenant et qui les définissaient ; ils ne sont guéris que de leur tranquillité et de leurs intérêts ! Les gens, eux, sont guéris de « toute maladie et toute infirmité ». La proclamation de l’Évangile n’a donc ni le même but ni le même effet.

 

Bien sûr, il n’y a pas de cloison entre les disciples et les gens : les disciples sont aussi des gens ! Il n’y a pas de cloison entre nous et les gens, sinon les murs de cette église le temps où nous nous y réunissons. Nous faisons partie des gens ! Mais notre souci à nous n’est pas de vouloir être guéris : cela n’a pour nous plus d’importance ! Notre souci à nous qui avons été non pas guéris mais appelés, c’est de suivre Jésus, c’est de mettre en œuvre à son service ce que nous savons faire. Notre vie dans ce monde n’a plus, ne peut plus avoir, comme sens, que de suivre Jésus, un Jésus qui nous emmène vers les gens qui ont besoin de guérison. Nous ne sommes pas des guérisseurs, mais nous pouvons témoigner, montrer, où est la lumière, où est la guérison. Prenons garde alors à ne pas nous désigner nous-mêmes, mais à être assez transparents au Christ pour que les gens le voient lui, et reçoivent de lui la guérison du corps et le salut de l’âme.

 

Le but de Jésus, le but de l’Évangile du Royaume, le but de ce qui fait de nous des chrétiens, ce n’est pas nous, ce sont les autres, ce sont les gens, « le peuple qui habitait dans les ténèbres ». Alors, quand vous priez, ne demandez pas votre guérison, mais demandez la guérison des autres. Ne demandez pas la santé, mais demandez le salut des autres. Ne demandez pas même le bonheur, mais demandez le bonheur des autres. Et si le fait d’avoir été choisi, appelé, par Jésus, et de l’avoir suivi, vous a rendu heureux, alors montrez aux autres que c’est ça le bonheur, et qu’il ne vous est pas réservé ! Soyez fiers d’avoir été appelés par Jésus et d’être ainsi devenus chrétiens, soyez fiers de Jésus. Faites donc à son propos ce que vous faites à propos de tout ce dont vous êtes fiers par ailleurs : parlez de lui, annoncez son Évangile, annoncez la lumière qui vient sur tout être humain. Devenez, à votre manière personnelle à vous, devenez des « pêcheurs d’hommes ». « Convertissez-vous, car le royaume des Cieux est tout proche. » Allez « à sa suite » ! Amen.

 

Saint-Dié (cathédrale, échange de chaire)  –  David Mitrani  –  22 janvier 2017

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