Évangile selon Matthieu 3 / 16 – 4 / 11

 

texte : Évangile selon Matthieu, 3 / 16 – 4 / 11  (trad. d’après la Bible à la colombe)

première lecture : Genèse, 2 / 24 – 3 / 10

chants : 181 et 623 (Arc-en-ciel)

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Débat : faut-il dire « ne nous induis pas en tentation » comme autrefois chez nous, ou bien « ne nous soumets pas à la tentation » comme nous le disons ensemble, catholiques et protestants, depuis 50 ans, ou encore « ne nous laisse pas entrer en tentation », comme la nouvelle traduction catholique pour la liturgie le propose ? (Matt. 6 / 13) Louis Segond avait bien traduit, naturellement, et en protestantisme le politiquement correct ne prévaut pas contre la lettre du texte biblique ! Mais d’abord, au fait, c’est quoi, la tentation ?… Nous, nous comprenons spontanément « convoitise », comme dans le Dixième commandement de la Loi de Moïse (Ex. 20 / 17). La convoitise, c’est de pencher du côté où l’on va tomber, c’est se pencher vers ce qui n’est pas pour nous. Certes, vous venez de l’entendre, le diable peut aussi nous tenter de cette manière, par la convoitise ! Mais les deux choses sont bien différentes pourtant.

 

Ne serait-ce que parce que, quoi qu’en pensent les beaux esprits, c’est Dieu qui tente, et c’est bien pourquoi notre ancienne traduction du Notre Père était bien meilleure que la future ! Je ne vous ferai pas maintenant une étude biblique là-dessus. Mais dans la Bible, s’il n’y a pas d’emploi précédent de ce verbe « tenter » dans le Nouveau Testament – puisque notre texte est presque au début – alors il faut regarder le plus ancien emploi du mot dans l’Ancien, et il se trouve dans la Genèse, et c’est même la seule fois où le verbe est utilisé dans ce livre : « Dieu a tenté Abraham », il lui demanda son fils (Gen. 22 / 1). Et d’ailleurs, si vous avez bien écouté le texte de Matthieu : « Jésus fut emmené par l’Esprit dans le désert pour être tenté par le diable »… – le même Esprit qui était venu sur lui juste avant, lorsqu’il venait d’être baptisé. C’est lui qui conduit Jésus dans la tentation !

 

Alors il faut reculer notre lecture d’une case. Avant de voir cette tentation, demandons-nous qui est ce « diable » qui ici accomplit le projet de l’Esprit de Dieu à l’égard de Jésus. Le mot « diable » signifie « celui qui se jette en travers », donc l’opposant, l’adversaire. Mais la Bible est monothéiste, elle n’est pas dualiste. La réalité désignée par le mot « diable » n’est donc pas un être divin, un « dieu du mal » qui s’opposerait au « dieu du bien ». Mais dire qu’il n’est pas ça, ne veut pas dire qu’il n’est rien, et dans nos existences diverses nous l’avons tous rencontré, vous et moi, bien souvent, et ce n’est malheureusement pas fini… Car le diable, s’il n’est pas l’adversaire de Dieu, est bel et bien le nôtre. Il porte d’autres noms. Ainsi dans notre texte de ce matin, il s’appelle aussi « le tentateur », évidemment, puisqu’il est le moyen par lequel Dieu tente Jésus – j’y reviendrai. Et à la toute fin du texte, Jésus l’appelle « satan », mot hébreu qui signifie « accusateur », tel le procureur dans un tribunal. C’est ce rôle qu’on lui voit remplir dans le prologue du livre de Job (Job 1 – 2) : il accuse Job devant Dieu, il l’accuse d’être croyant par intérêt, et il va tenter de le montrer à Dieu avec la permission de celui-ci. Il en était de même dans le prophète Zacharie où le satan, avant de se faire clouer le bec, accusait déjà un Jésus – c’était Josué le grand-prêtre du retour d’Exil (Zach. 3 / 1-2).

 

Agent de la tentation, agent de l’accusation – une accusation que Dieu n’écoute plus, mais nous, hélas, oui – le diable est aussi appelé « le Mal » ou « le Malin » à la fin du Notre Père, puisqu’il personnifie à nos yeux ce que nous savons être contraire à la volonté bonne de Dieu pour nous. Le Nouveau Testament identifie ce personnage au « serpent » du récit de la Création, dans le premier texte que je vous ai lu. Ainsi entendons-nous dans l’Apocalypse de Jean : « il fut précipité, le grand dragon, le serpent ancien, appelé le diable et le satan, celui qui séduit toute la terre habitée ; il fut précipité sur la terre… » (Apoc. 12 / 9 et s.) Avant d’être « lié » (Apoc. 20 / 2), il court donc parmi nous. Il a partie liée avec la terre – ce n’est pas pour rien que c’est un serpent ! Quatre fois le mot « diable » apparaît dans le récit de la tentation de Jésus : c’est le chiffre de l’humanité sur terre. Et bien sûr, vous avez entendu tout à l’heure qu’il était « nu parmi les animaux des champs » tout comme « l’homme et sa femme ». Le diable n’est pas divin : il est humain, il est ce qui en nous se traîne par terre sur le ventre, sans pouvoir décoller…

 

Serait-ce alors que la tentation est là ? La tentation de s’aplatir, de ne jamais décoller, de rester un animal certes capable de penser, mais pas trop et pas trop longtemps ? Si cette tentation existe, ce n’est pas de celle-ci que parlent nos textes. On y voit au contraire « la femme de son homme » (ils n’ont pas encore de nom) prendre une initiative lourde de conséquences ; on y voit Abraham accepter sans broncher, avec confiance, d’avancer sur le chemin que Dieu lui propose, un chemin sur lequel Dieu et lui risquent de tout perdre ; on y entend le diable proposer à Jésus de prendre le pouvoir sur toute chose et sur tous. Ces tentations-là ne sont donc pas celle de disparaître à ras de terre, au contraire. Serait-ce alors l’initiative qui serait ici découragée ? Vous savez bien que non. Quelle est donc l’œuvre diabolique lors de la tentation : qu’est-ce qu’il propose à Jésus, qu’est-ce qu’il nous propose, auquel il faut résister ? Car le but de la tentation, c’est bien qu’on n’y cède pas, qu’on y résiste – même si nous savons bien notre faiblesse en la matière, ce pourquoi on demande à Dieu de ne pas nous y conduire…

 

Je vous le disais, la tentation multiforme dans laquelle Jésus est conduit est celle du pouvoir : sur la nature ou sur l’économie (le pain), sur Dieu (la chute du haut du Temple) et sur le monde (la gloire de tous les royaumes). Mais je sais bien que vous avez aussi remarqué l’utilisation que font les deux adversaires du texte biblique. À la première tentation, Jésus répond en citant la Bible. Du coup, la seconde tentation se fait à base de citation scripturaire, du psaume-même par lequel nous avons ouvert notre culte ce matin ! Et Jésus de répondre par un autre verset, et encore par un troisième la fois suivante et dernière. La deuxième tentation, celle où le diable cite l’Écriture, nous met déjà en garde sur le danger que représente une utilisation sans distance du texte biblique – sans distance, comme le serpent l’est sur le sol. La Bible bien sûr est l’œuvre de l’Esprit – quoi que vous mettiez derrière cette affirmation. Mais l’œuvre de l’Esprit, sans l’Esprit, est une arme de choix dans la bouche du serpent – déjà son dialogue avec la femme le montrait bien.

 

C’est que la parole qui nourrit et fait vivre est celle « qui sort de la bouche de Dieu », comme Jésus répond la première fois. La tentation est alors de ne plus se mettre à l’écoute de la parole vivante du Dieu vivant, mais à l’écoute – enfin, non, pas à l’écoute, à la simple réception – de ce qui n’est pas une parole, tout juste un texte, ou même simplement une interprétation, une doctrine. Bref, se mettre à l’écoute de ce qu’on a dans la tête, plutôt qu’à l’écoute de cet Autre radicalement différent de moi et qui, pourtant, s’adresse à moi, comme l’ami parle à son ami, comme le parent à son enfant, comme le conjoint à son conjoint… Quand je me parle à moi-même en croyant que c’est Dieu qui me parle, alors oui, je prends sa place – oh, pas au ciel !, mais en face de moi, oui. Je me regarde dans le miroir, je vois le serpent, et je le prends pour Dieu ! Je me nourris de mes propres paroles, de mes propres convictions, de mes propres choix. Suis-je donc différent alors d’un djihadiste ? Il ne fait que la même chose que moi, même si moi, je n’en ai pas encore conclu d’assassiner le monde entier… Mais dans l’histoire de l’Église, c’est déjà arrivé !

 

Certes c’est sa faiblesse qui a fait que Jésus a pu être tenté : au bout de 40 jours de jeûne, il était sans doute épuisé, comme autrefois Israël au désert au bout de 40 ans ! Mais c’est nous aussi : lorsque nous sommes forts, bien portants, avec un bon moral et une agréable situation… Encore que non : notre aisance est alors notre faiblesse, et nous y trouvons d’autres raisons de nous passer de Dieu… Le diable trouvera toujours la faille, il est là pour ça ! Jésus se sait-il Fils de Dieu, puisque son Père vient de le lui dire ? C’est alors par là qu’il va être tenté : être Dieu à l’image du « Dieu Père », le Jupiter des Romains, le Dieu des djihadistes justement, celui qui sanctifie son nom par le déploiement de sa puissance et l’annihilation de ses ennemis. Là encore, combien de versets bibliques, sans avoir besoin du Coran, déploient cette tentation, celle du pouvoir de l’Église, celle du lobbying, de la maîtrise des medias et de la culture, etc. L’utilisation par le diable du Psaume 91 n’est pas anodine…

 

Mais Jésus retourne l’argumentation : « tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu » le concerne lui, dans son refus d’utiliser Dieu à son profit, de le forcer à agir pour lui ; mais ce verset concerne aussi le diable, et le dénonce comme tentant Jésus en tant qu’il est Dieu. Oui, Jésus est Dieu, et donc la tentation sera sur lui sans effet. Dieu ne répond pas à la prière intéressée, vous le savez aussi bien que moi. Dieu, en Jésus, ne se laisse pas tenter par le diable ; il ne se prend pas pour Dieu, puisqu’il est Dieu : il n’en a pas besoin. Nous aussi, mes frères et sœurs, « nous sommes enfants de Dieu » (1 Jean 3 / 1), et nous n’avons donc nul besoin ni de le gagner ni de nous le prouver, à nous ou aux autres. Mais alors, si nous sommes divins et que nous le savons, en quoi peut consister la dernière tentation, la plus grande ? Celle de nous tromper de Dieu ! Et nous l’avons déjà rencontrée à travers les deux précédentes. Prendrons-nous donc pour notre dieu celui dont nous croyons qu’il peut nous donner ce dont nous pensons que ça nous manque ? Politiquement, cela a fait des ravages au XXème siècle, des dizaines de millions de morts, et cela va continuer, bien sûr…

 

Abraham ne s’était pas trompé, qui avait confiance que Dieu ne pouvait pas ressembler au diable : il a passé victorieusement l’épreuve, et Isaac avec lui dans la même confiance ! (Gen. 22) Mais notre mère primordiale, elle, a préféré faire confiance à sa propre lecture et à son propre intérêt plutôt qu’à la parole du vrai Dieu, qui est toujours étonnante, déroutante, paradoxale. En cela elle est effectivement « la mère des vivants » (Gen. 3 / 20). Elle est la matrice dans laquelle nous sommes tous formatés. Jésus homme, le diable a cru qu’il était lui aussi formaté de cette manière. Mais aucun formatage n’a de prise sur lui : il est libre, il est Dieu, il est Fils, et il nous offre cette filialité sans que nous ayons besoin de nous prosterner devant un quelconque pouvoir, sans que nous ayons besoin de tester l’illusion de l’immortalité, sans que nous ayons besoin de nous prendre même pour les sauveurs de nos frères et sœurs. Adorer Dieu, ce n’est pas le tenter, ce n’est pas l’éprouver – puisque ces deux mots français sont synonymes, traduisant le même mot grec.

 

Et s’il lui plaît de nous éprouver, nous, manifestons-lui en toute occasion notre confiance, y compris et même en premier lieu dans ce que nous ne comprenons pas. Job avait tout perdu hormis la vie, et il s’est révolté, mais il ne s’est pas trompé de Dieu : il ne pouvait admettre que le Dieu auquel il avait fait confiance fût un destructeur, un manipulateur de puissance, comme les idoles des nations. Ne nous trompons donc pas de Dieu, que nous soyons dans des situations heureuses ou malheureuses : il est notre Père, il n’a rien à nous prouver, et nous ne pouvons rien lui prouver. Si nous croyons pourtant avoir à le faire, alors ce n’est pas lui que nous entendons : bouchons-nous les oreilles à la voix du satan, renvoyons-le ramper au sol. Les anges de Dieu attendent pour nous servir ! Amen.

 

Saint-Dié – David Mitrani – 14 février 2016

 

 

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