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Évangile selon Matthieu 20 / 1-16
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texte : Évangile selon Matthieu 20 / 1-16
premières lectures : Jérémie 9 / 22-23 ; épître aux Philippiens 2 / 12-13
chants : 33-03 et 43-09
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« Plusieurs des premiers seront les derniers et plusieurs des derniers seront les premiers. » Ainsi se terminait la réponse de Jésus à Pierre après l’épisode du « jeune homme riche » (Matth. 19 / 30). Le mot « car » qui ouvre l’extrait que je vous ai lu prend donc la suite de cet enseignement sur l’inversion des critères – pour le dire de manière neutre. C’est donc bien toute cette parabole dite « des ouvriers de la onzième heure » qui est donnée pour éclairer le passage précédent, la fin le confirme qui reprend le verset que je viens de citer, en le généralisant d’ailleurs : « Ainsi les derniers… » etc. Pourquoi donc Jésus a-t-il parlé juste avant des riches qui ne peuvent entrer dans le Royaume, mais que Dieu, lui, peut y faire entrer ? Pourquoi Jésus a-t-il promis à ses disciples qui auraient tout quitté pour lui qu’ils « hériteront la vie éternelle » ? L’explication est dans le texte de ce matin, d’après l’évangéliste Matthieu. Dans ce texte dont la seconde partie ferait hurler n’importe quel syndicaliste normalement constitué… ! Et je ne suis pas sûr que des patrons apprécieraient plus la manière de faire…
Le jour était divisé en 12 heures, et la nuit en 4 veilles. Ainsi comptait-on à l’époque. Ce à quoi nous assistons dans la parabole se passe donc pendant les 12 heures de jour, 12 heures de travail « tant qu’il fait jour » (Jean 9 / 4). Le patron qui nous est montré est certes persévérant puisqu’il sort embaucher les travailleurs disponibles à cinq reprises : la 1ère heure, la 3e, la 6e, la 9e et finalement la 11e, une heure seulement avant de débaucher. Persévérant, ou alors c’est qu’il y a vraiment beaucoup de travail, l’un n’empêchant pas l’autre ! Le salaire promis aux premiers embauchés, qui vont travailler tout le jour, est le salaire ordinaire d’une journée de travail agricole. Aux trois groupes suivants, ce propriétaire de vigne dit seulement : « je vous donnerai ce qui sera juste » ; quant aux derniers il ne leur promet rien du tout : ils verront bien ! Nous avons donc ainsi trois cas de figure : le salaire normal, la simple justice, aucune promesse. On ignore ce que faisaient les 4 derniers groupes avant d’être embauchés par ce patron : ils n’étaient manifestement pas là à l’heure de l’embauche du premier groupe ; le texte n’en dit ni n’en suggère rien, sinon que le dernier groupe n’avait pas travaillé avant la 11e heure…
Normalement, personne, aucun tribunal de prud’hommes, n’a rien à redire à propos des embauchés de la première heure. Ils ont un contrat de travail qui, pour être oral, n’en est pas moins clair, et qui est banal. C’est le seul groupe pour qui tout est normal, avec un salaire correspondant au travail fourni. Ils ont fait ce qui leur était commandé, ils ont droit à leur salaire, et le patron est légitime à leur déclarer : « N’as-tu pas été d’accord avec moi pour un denier ? Prends ce qui est à toi et va-t’en. » Je ne vous invite pas à vous apitoyer sur le salaire de ces travailleurs de tout le jour, mais de bien entendre la sanction de ce travail : « Prends ce qui est à toi et va-t’en. » C’est ce que, sans doute, avait compris le « jeune homme riche » dans les versets qui précèdent, lui qui avait dit à Jésus : « J’ai gardé tous [les commandements], que me manque-t-il encore ? » Conscience d’un manque, conscience que faire ce qui est demandé ne produit pas de sens, pas de perspective, seulement un salaire. Jésus le redira autrement : « Aura-t-il de la reconnaissance envers ce serviteur parce qu’il a fait ce qui lui était ordonné ? Vous de même, quand vous avez fait tout ce qui vous a été ordonné dites : “Nous sommes des serviteurs inutiles, nous avons fait ce que nous devions faire.” » (Luc 17 / 9-10)
S’il est question de droit, de justice sociale, les gens ont ici fait ce qu’ils devaient, seulement ce qu’ils devaient, aussi bien les ouvriers que le patron. Point final. C’est ce point final qui laisse insatisfait. Rappelez-vous tous les « avec ce que je fais pour lui » de ceux qui se plaignent que Dieu ou Untel ne les écoute pas, ou encore le « avec ce que j’ai fait pour toi – disait le père » de la chanson de Maxime Le Forestier… Pas de reconnaissance dans le salariat, seulement un « contrat de louage de service », comme dit le Code du travail. La relation personnelle, la confiance, la reconnaissance, c’est en plus, c’est autre chose. Et ça peut passer par un travail salarié, comme ça peut se passer dans un autre cadre. Mais dans tous les cadres, ça n’a plus rien à voir avec le devoir, avec le droit. Et dans notre parabole, on se retrouve avec une opposition inattendue entre « il se mit d’accord avec les ouvriers » et « je vous donnerai ce qui sera juste ». Une opposition étonnante entre le droit et la justice ! Non pas qu’ils soient contradictoires, mais la justice est plus que le droit, tout comme la relation est plus qu’un contrat. La justice est de l’ordre de la relation : c’est une relation juste, une relation qui profite à tous les partenaires ; et dans un cadre inégalitaire, c’est une relation qui profite au plus faible sans nuire au plus fort. Relisez les chapitres 5 et 6 de l’épître aux Éphésiens sur la soumission mutuelle…
Alors, qu’en est-il des ouvriers embauchés aux heures intermédiaires, à qui cette promesse de justice était faite ? On n’en parle pas… Comme si ce qui est montré à propos des derniers embauchés, cas extrême, suffisait à le dire. On suppose donc que chacun, qui a travaillé ce jour-là dans cette vigne, a reçu un denier, ce qui pour eux tous était inespéré. La justice du patron est étonnante. Elle n’est pas totalement arbitraire : nulle part il n’est envisagé que ce patron aurait pu donner moins que le dû à ses ouvriers ! Mais il revendique de pouvoir donner plus, autant qu’il veut, indépendamment du travail fourni. On n’est pas du tout dans la revendication du « à chacun selon son travail », c’est bien ce que ceux qui ont travaillé 12 heures reprochent à leur patron. On n’est même pas dans l’utopie socialiste du « à chacun selon ses besoins », sauf à dire que dans cette parabole ils ont tous le même besoin. On est également très loin du « revenu minimum pour tous », car ici tous ont travaillé dans la vigne. Non, on est dans une autre logique qu’il nous faut bien admettre, nous comme les ouvriers de la parabole, lorsque le maître de la vigne dit : « Je veux donner à celui qui est le dernier autant qu’à toi. Ne m’est-il pas permis de faire de mes biens ce que je veux ? Ou vois-tu de mauvais œil que je sois bon ? »
C’est la même logique que dans la parabole « des deux fils » ou du « fils prodigue », appelez-la comme vous voulez. Dans ces deux paraboles, le projecteur est mis sur celui qui proteste, qui résiste au discours du patron ou du père : les ouvriers de la première heure, ou le fils aîné. Et c’est cette protestation qui nous fait prendre conscience, à nous lecteurs, en entendant le patron ou le père expliquer, qu’il ne s’agit plus de droit, mais de bonté ; que la justice de ce patron ou de ce père est une justice fondée sur la relation de bonté, la relation bonne, qui fait du bien. C’est alors seulement que nous pouvons réaliser qu’il ne s’agit pas de gentillesse sur laquelle on peut s’attendrir : nous, si on avait été le père du fils prodigue, on ne l’aurait pas reçu comme ça ; ou bien si on avait été le patron de la vigne on aurait donné à chacun un salaire proportionnel, et encore même avec une prime pour ceux qui avaient le plus travaillé ! Certes ce patron ou ce père est gentil, d’aucuns disent trop gentil… Mais si nous raisonnons comme ça nous passons à côté de l’essentiel : Dieu ne nous embauche pas comme ouvriers, mais il nous engendre comme ses enfants, et il ne nous regarde pas selon le droit, mais selon l’amour.
Se pose alors la question : Que donne-t-il donc à ses ouvriers – pour revenir à notre parabole de ce matin ? Quel est ce denier, montant d’un salaire de journalier agricole, qu’il règle aux premiers embauchés et qu’il offre aux autres ? Il me semble, je vous l’ai dit, que même si cela semble être un certain montant, en fait il ne donne pas la même chose aux premiers et aux derniers – oublions les intermédiaires qui ne nous sont plus montrés. Il donne un salaire aux premiers, il donne sa justice aux derniers. Où est la différence ? La parole du patron, sous forme de question, va opposer « ton œil est mauvais » et « moi je suis bon ». Le denier de l’ouvrier matinal est transformé par « son œil mauvais » en un salaire, en seulement un salaire. Tandis que la bonté du patron transforme le même denier donné aux autres en justice. C’est donc seulement sur ce denier donné à chacun des ouvriers entrés plus ou moins tard dans la vigne, hormis les premiers, que nous nous interrogerons : quel est ce denier qui n’est pas un salaire, mais un cadeau, tout comme semble bien avoir été un cadeau que d’employer ceux qui traînaient « sur la place sans rien faire » pendant que les autres bossaient ?
Pour un chrétien, la réponse ne fait aucun doute, dès lors que nous sortons d’une lecture morale de cette parabole, lecture qui serait capable de ruiner la paix sociale – quand elle existe – et même toute l’économie mondiale ! La réponse, c’est le Christ. Si ce n’est plus d’un patron de parabole qu’il est question, mais de Dieu, alors ce qu’il a donné à ceux qui ne le méritaient pas, c’est son Fils, c’est la vie de son Fils. En lui seul est la vie éternelle, cette vie qu’avait cherchée le « jeune homme riche » sans la trouver au bout de son obéissance ; Jésus lui avait dit alors : « viens, et suis-moi » (Matth. 19 / 21). Et vous le savez : il n’avait pas suivi… De ceux qui suivent, l’apôtre Paul pouvait écrire que nous sommes « regardés […] comme n’ayant rien, et nous possédons tout. » (2 Cor. 6 / 8-10) Car effectivement nous sommes sans salaire, nous savons que nos œuvres ne nous rapportent rien devant Dieu, qu’elles ne sont – quand elles existent – que le fruit de notre foi, c’est-à-dire le fruit de ce que Dieu nous donne : son Fils. Aussi nous pouvons prier comme le faisait Daniel : « Ce n’est pas à cause de nos actes de justice que nous déposons devant toi nos supplications ; c’est à cause de ta grande miséricorde. » (Daniel 9 / 18) C’est Dieu seul qui accomplit un acte de justice à notre égard : la mort et la résurrection de son Fils.
Aucun d’entre nous n’a fait ce qu’il fallait, pas même le meilleur d’entre nous – et ce n’est pas moi… C’est Jésus qui a fait ce qu’il fallait, quand bien même je ne comprends pas bien comment ni pourquoi. Mais il l’a fait. Et c’est de sa vie donnée que nous vivons dans la foi, c’est de sa vie reçue par nous lorsque par l’Esprit il se rend présent à nos existences dans la prédication et les sacrements, expressions humaines faillibles de sa parole éternelle et infaillible. Et heureusement que sa parole est infaillible, car c’est une parole d’amour à nous adressée, c’est la parole de l’amour qui nous fait enfants du Père. Prenons garde alors de nous prendre pour des travailleurs salariés, et de réclamer notre dû : la porte s’ouvrirait pour nous avec notre petit denier, « serviteurs inutiles », vers « les ténèbres du dehors, où il y aura des pleurs et des grincements de dents » (Matth. 25 / 30). Mais non : nous nous savons indignes, nous ne pouvons que prendre le cadeau pour ce qu’il est, et vivre de cette vie reçue avec reconnaissance.
Peut-être alors nous arrivera-t-il d’avoir entre nous et avec le monde le même genre de relation que le Père a avec nous autres, sur le mode de la bonté, du cadeau, de la justice qui se donne et non du salaire qui s’exige… Ce serait un bon témoignage ! Amen.
Saint-Dié – David Mitrani – 9 février 2020