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Évangile selon Matthieu 14 / 22-33
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texte : Évangile selon Matthieu 14 / 21b-33 (trad. d’après Bible à la colombe)
premières lectures : Ésaïe 51 / 9-16 ; deuxième épître aux Corinthiens 1 / 8-11
chants : 107 et 44-16
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Le désert, la mer, la montagne ; les foules, les disciples, et la solitude de Jésus en prière… En termes de théâtre, il y a beaucoup de scènes différentes dans ce petit texte, l’un de ceux qui nous montrent Jésus et ses disciples sur la mer. Mais ce qui domine ici, je crois, c’est la solitude. Non pas la solitude du désert, qui s’est vite retrouvé très peuplé par les foules qui avaient suivi Jésus pour se faire guérir par lui, et que les disciples ont finalement nourries avec trois fois rien… mais un rien « béni et partagé » par Jésus (Matth. 14 / 19). Mais ensuite, Jésus expédie ses disciples de l’autre côté de la mer, et renvoie les foules. Il se retrouve seul, le texte insiste là-dessus. Jésus est seul après le départ de tous les autres, il monte prier à l’écart, il y est seul. Tout comme ensuite lorsque Jésus marche sur la mer. C’est en tout cas ce qu’un spectateur, naturellement extérieur à cette scène, pourrait constater.
Mais une première chose à souligner, c’est que cette solitude de Jésus n’est qu’apparente. Certes aucun autre être humain – homme, femme ou enfant – ne se trouve là. Mais lorsqu’il est en prière, Jésus est-il seul ? La prière est-elle de l’ordre de l’introspection ou de la méditation ? Non, bien sûr. Non pas qu’il soit inutile de s’analyser soi-même, d’être au clair sur sa manière de fonctionner. De même la méditation peut s’avérer utile. Mais ces deux techniques sont tournées vers soi, elles sont un dialogue qui n’en est pas un, puisque dans l’une comme dans l’autre je suis seul, et elles concourent entièrement à mon seul bénéfice, dans mon seul intérêt. Tandis que le but de la prière est tout à fait différent, et peut même être le contraire : c’est de recevoir de Dieu la parole qui me fera vivre (et non de faire du lobbying auprès de lui…). En prière, je ne suis donc pas seul, mais en présence de Dieu. C’est lui qui m’y appelle, c’est lui qui m’écoute et c’est lui qui me parle. La prière est précisément le moment et le lieu de cette rencontre, ce que « la montagne » symbolise, pour Jésus comme ce fut le cas pour Abraham, pour Moïse, pour Élie, etc.
Quant à la chute du texte, la confession de foi des disciples dans la barque, elle dit bien aussi que Jésus n’est pas seul. S’il est « vraiment Fils de Dieu », alors oui, c’est que toute sa vie, son identité, sont dans sa proximité avec le Père. Ce n’est pas seulement lorsqu’il prie que Jésus est devant le Père, mais c’est dans son être-même. Ainsi Jésus n’est jamais seul, non pas qu’il soit possédé par quelque démon voire par beaucoup, mais parce que, comme il le dit ailleurs, « je suis dans le Père et le Père est en moi » (Jean 14 / 10-11). C’est d’ailleurs cela que les disciples constatent, c’est la puissance divine qui agit en Jésus et qui calme le vent, exprimant sa maîtrise de la mer qui est traditionnellement identifiée au chaos. Or Dieu seul peut maîtriser le chaos, lui seul est le maître de la mer. Ce Dieu est en Jésus, Jésus n’est donc pas seul, l’altérité lui est constitutive non comme un moins – comme dans une psychose – mais comme un plus !
Et nous ? Car c’est bien là le sujet de ce récit, c’est cette question qui est mise en scène. Quel est notre rapport à Dieu tel qu’il se manifeste en Jésus ? Croyons-nous, nous aussi, qu’il s’agit d’un fantôme issu de nos peurs et de nos envies ? C’est bien ce que la psychanalyse et ses consœurs tout autant matérialistes et athées nous disent depuis bien longtemps. Dieu ne serait qu’une création de notre esprit. D’aucuns vont même jusqu’à préciser quelle partie de notre cerveau en serait responsable ! Mais il est vrai que d’autres leur donnent raison, qui ont des convictions qui mêlent Dieu, le destin, la nature, les morts qu’ils évoquent, etc., comme une seule réalité dite spirituelle. Non seulement ce n’est pas biblique, mais la Bible le condamne expressément (Lév. 19 / 26.31 ; Deut. 18 / 11 ; 1 Sam. 28 / 9) Entre le matérialisme athée et la spiritualité animiste, la peur des disciples de se tromper, d’être trompés, est explicable et même légitime. Jésus ne les critique pas, il les rassure. Les mots utilisés disent à la fois que c’est bien lui et non un fantôme, et en même temps qu’en lui, c’est Dieu qui est là : « c’est moi » peut aussi se traduire « moi, je suis », ce qui est le nom que Dieu se donne en réponse à Moïse au Sinaï (Ex. 3 / 14). La réponse de Pierre dans la barque manifeste qu’il a bien compris : « si toi, tu es… », manifeste-toi comme Dieu, manifeste pour moi ta maîtrise de la mer et de la nature !
Bon, c’est aussi peut-être l’indication qu’il n’y croit pas vraiment… Encore que lorsque Jésus lui dit : « viens ! », il le fait ! Fallait-il qu’ils se sentent seuls dans la barque malmenée par le vent et les vagues ! Peut-être même est-ce leur solitude apeurée qui leur aura fait imaginer un fantôme, compagnie bien ambiguë pourtant… Car la distance est toujours là : certes Jésus est maintenant visible, quoi qu’il soit, mais il n’est pas dans la barque. Les disciples le voient de loin. Ils sont seuls, d’autant plus que maintenant ils sont face à une angoisse, une incertitude, non plus seulement liée à la tempête, aux vagues agitées par le vent, mais en plus il y a celui que Pierre appelle quand même « Seigneur » sans savoir si c’est lui ou si c’est une sirène qui va l’attirer vers les profondeurs de la mort. Mais de sirènes il n’y a pas dans l’imaginaire biblique, non plus que dans cette histoire. Faut-il considérer que Pierre va « tenter le diable » en risquant une vie qui ne valait plus très cher dans la tempête ?
Mais Dieu n’est pas diable, et Jésus n’est pas Béelzéboul (Matth. 12 / 24) ! Il n’use pas d’illusions, il n’attire pas vers la mort ou la perdition, il ne joue pas avec notre vie. C’est nous qui ne savons pas le reconnaître, qui le prenons pour un fantôme, qui le confondons avec une sirène tentatrice au cœur-même des tempêtes qui secouent nos existences. Nous pouvons bien l’appeler à l’aide – le texte ne le dit pas – mais nous ne croyons pas qu’il puisse venir nous sauver, qu’il puisse passer par-dessus et nos tempêtes et notre solitude face à elles. Nous voulons bien faire confiance quand il n’y a pas de risque, que ça ne change rien… Mais dans la tempête notre confiance s’émousse, à moins qu’elle se révèle seulement pour ce qu’elle est : une simple croyance sans prise sur notre vie concrète, et qui peut disparaître sans que ça ne change rien non plus.
Solitude de Jésus mais qui n’est pas seul ! Solitude des disciples bien qu’ils soient ensemble, mais seuls face à eux-mêmes, sans dieu… Et puis cette parole folle de Pierre, folle d’espoir peut-être que l’apparition n’en soit pas une, mais que les deux solitudes se réunissent, Jésus et lui, Dieu et eux, tous dans une même barque qui ne risquerait plus rien… Sauf que maintenant il s’agit pour Pierre de « marcher sur les eaux » comme Jésus ! Et la demande venait de Pierre, pas de Jésus ! Il ne s’agissait pas pour Pierre de prouver sa confiance – la confiance ne se prouve pas – mais de prouver que Jésus est bien ce qu’il prétend. C’est Pierre le tentateur, pas Jésus ! « Si tu es… », c’est ce que le diable disait à Jésus au désert, dans sa solitude, au début de l’Évangile (Matth. 4 / 3-7). Oui, même dans la détresse, nous tentons Dieu : « Si tu es ce que tu prétends, fais un miracle pour moi ! » Et puis, comme Pierre, c’est nous qui tombons…
Car ici, Jésus fait ce que Pierre lui demande. Il ne lui dit pas « c’est idiot » – alors que ça l’est ! Au lieu de faire venir Jésus dans la barque, Pierre se retrouve à aller vers lui de manière miraculeuse à sa propre demande. C’est aussi la théologie du salut par les œuvres, lorsque nous demandons à Dieu de nous rendre capables d’aller vers lui – comme vous savez, c’est la théologie d’une grande Église chrétienne… ! Et nous, petite Église chrétienne, nous savons bien que ça ne marcherait pas, parce que nous avons lu l’apôtre Paul ; parce que nous savons qui nous voyons dans notre miroir le matin, et pire encore le soir ; et enfin parce que nous avons le texte de ce jour, dans lequel nous voyons Pierre sombrer lamentablement. Attention donc à ne pas demander à Dieu de répondre à nos envies de puissance, de santé, d’argent, de bonheur, même si nous en manquons ! Car la demande de Pierre est une demande de puissance : qui donc ne rêverait de marcher sur la mer sans couler ?! Pourtant ni Moïse au bord de la mer des Roseaux (Ex. 14 / 16) ni Josué au bord du Jourdain (Jos. 3 / 13) ne l’ont demandé. Au contraire, ce sont les eaux qui se sont écartées afin que les Hébreux marchassent à sec, chose dont tous ou presque sont capables…
Ne rêvons pas de puissance, ça c’est un vrai fantôme, une illusion diabolique. Rappelez-vous la réponse de Jésus à Paul qui lui demandait de le libérer de ce qui l’opprimait : « Ma grâce te suffit, car ma puissance s’accomplit dans la faiblesse » (2 Cor. 12 / 9). Pierre l’a-t-il éprouvé aussi, dans sa peur du vent qui le menaçait ? A-t-il réalisé combien il était faible ? Il a alors appelé Jésus, au lieu de se penser capable d’aller vers lui. Il a renversé son regard, sa prière. Il a accepté que Jésus pouvait, lui, l’empêcher de couler, alors que rien en lui-même, Pierre, ne pouvait s’y opposer. Reprenant la Mishna (Avot 1 / 14) les Juifs disent : « si ce n’est pas moi qui m’occupe de moi, qui s’occupera de moi ? » L’Évangile à la fois nous détrompe et nous rassure : si je laisse Jésus s’occuper de moi, ça le fera, et bien mieux que si c’est moi ! Car il n’est pas question de puissance, de santé, d’argent, de bonheur au sens où tout le monde l’envisage. Il est question de salut : « sauve-moi ! » C’est-à-dire de mon identité, de ce qui fait ma vie. « Qui suis-je ? », et non pas qui est Jésus.
La réponse, c’est que si je reste seul, centré sur mes préoccupations, je vais mourir. Mais si Jésus vient à moi, il va « étendre la main, me saisir, me dire » … quoi ? que j’ai besoin de lui, et que lui vient sans condition ! « Homme de peu de foi… » Chouraqui traduisait « nain de l’adhérence » ! En grec, c’est « *oligopistos », « *pistos » qui signifie « croyant » et « oligo- » comme dans oligo-élément, dont les publicités pour des produits de beauté nous parlent sans cesse, ces minuscules sels minéraux qui font qu’on doit acheter ces produits car nécessaires à la vie. Voilà : « tout petitement croyant », « avec une toute petite foi ». Oui, c’est vrai. Il y aurait parfois besoin d’un microscope pour la voir ! Mais foi quand même, qui doute si vite, mais qui s’agrippe à Jésus quand il est là ! Car, l’avez-vous remarqué, Jésus n’est plus loin, il n’y a plus de distance, il est là où Pierre est en train de couler et a besoin de lui ! Ce n’est pas la foi ridiculement petite de Pierre qui l’a sauvé, elle lui a pourtant permis d’appeler Jésus ; c’est Jésus qui a sauvé Pierre, et qui, ensuite, lui fait remarquer que son doute n’avait pas lieu d’être.
Car oui, Jésus « est vraiment Fils de Dieu. » Au pied de la croix, un capitaine romain le dira au passé : « Celui-ci était vraiment Fils de Dieu » (Matth. 27 / 54), sans en tirer les conséquences. Car Jésus homme est vraiment Dieu et a pouvoir sur la mort, symbolisée dans notre texte par la mer déchaînée. Le croyez-vous vraiment, ou bien voulez-vous rester seuls dans vos croyances et dans vos tempêtes ? Jésus veut mettre fin à notre solitude non pas pour que nous rêvions en contemplant des illusions avant de couler, mais pour qu’avec lui nous soyons vainqueurs en lui faisant confiance. Croire que Jésus est Fils de Dieu n’est pas autre chose que lui faire confiance pour nous saisir par sa main, afin que nous ne soyons plus jamais seuls sans lui, mais que nous vivions ensemble en Dieu. « En ce jour-là, vous connaîtrez que moi, je suis en mon Père, vous en moi, et moi en vous », disait Jésus (Jean 14 / 20). Seigneur, fais que ce temps vienne ! Amen.
Senones – David Mitrani – 6 février 2022