Évangile selon Marc 10 / 2-17

texte :

 

Les Pharisiens abordèrent [Jésus] et, pour l’éprouver, lui demandèrent s’il est permis à un homme de répudier sa femme. Il leur répondit : « Que vous a commandé Moïse ? – Moïse, dirent-ils, a permis d’écrire un acte de divorce et de répudier. » Et Jésus leur dit : « C’est à cause de la dureté de votre cœur que Moïse a écrit pour vous ce commandement. Mais au commencement de la création, Dieu (les) fit mâle et femelle ; c’est pourquoi l’être humain quittera son père et sa mère, et les deux seront une seule chair. Ainsi ils ne sont plus deux, mais une seule chair. Qu’un humain ne sépare donc pas ce que Dieu a uni. » Lorsqu’ils furent dans la maison, les disciples le questionnèrent à nouveau sur ce sujet. Il leur dit : « Quiconque répudie sa femme et en épouse une autre commet un adultère envers la première, et si elle répudie son mari et en épouse un autre, elle commet un adultère. » Des gens lui amenèrent des petits enfants pour qu’il les touche. Mais les disciples leur firent des reproches. Jésus, en le voyant, fut indigné et leur dit : « Laissez venir à moi les petits enfants, et ne les en empêchez pas ; car le royaume de Dieu est pour leurs pareils. Amen, je vous dis que quiconque ne recevra pas le royaume de Dieu comme un petit enfant n’y entrera pas. » Puis il les embrassa et les bénit, en leur imposant les mains. Comme il se mettait en chemin, un homme accourut et, se jetant à genoux devant lui, il lui demanda : « Bon Maître, que dois-je faire pour hériter la vie éternelle ? » …

 

 

première lecture :  Deuxième épître aux Corinthiens 3 / 3-12

chants :  22-08 et 47-07

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prédication :

 

 

Cet extrait de l’évangile de Marc fait partie des passages qui énervent… La fin du passage, avec les enfants, ça nous va bien, dans la mesure où nous sommes chrétiens et où nous sommes tellement contents quand nos enfants ou nos petits-enfants s’approchent de Jésus. Évidemment, quand les mêmes petits grandissent et demandent une Église différente de celle qu’ils connaissent à travers leurs parents et autres adultes, ça dérange un peu plus ceux qui sont chargés de cette Église-là… ! Par contre, le début du texte, ça ne passe pas aujourd’hui. Dans une société où plus de la moitié des couples mariés divorcent, et où la majorité de ceux qui se marient ont déjà eu des relations sexuelles et / ou une vie commune avec un autre partenaire, la parole de Jésus dérange, c’est le moins qu’on puisse dire. D’autant que ce dérangement touche aussi les membres de l’Église, dans laquelle plusieurs sont divorcés et remariés, remariages que notre Église – moi y compris – bénit sans beaucoup de scrupules.

 

Que faire alors de ce texte ? Le prendre comme une condamnation, non seulement des mœurs de notre société, mais aussi de celles des chrétiens, c’est-à-dire des nôtres ? Je crois qu’il y a dans ce texte une vraie condamnation, mais pas là où on l’imagine… – D’ailleurs l’extrait de la deuxième lettre de Paul aux Corinthiens nous mettra sur la voie. – Il faut donc, comme toujours, lire attentivement ce qui est écrit ! Et d’entrée, nous sommes prévenus qu’il s’agit d’une question-piège : attention à ne pas y tomber ! Oui, les Pharisiens viennent pour « éprouver » Jésus, c’est-à-dire qu’ils s’attendent à ce que sa réponse lui ôte toute crédibilité. Dans l’évangile nous avons l’habitude de telles questions adressées à Jésus, où quelle que soit sa réponse il sera piégé. Mais nous avons aussi l’habitude qu’il s’en sorte de manière inattendue, surprenante, dérangeante au moins pour ses adversaires, voire pour nous autres. Ici, soit il entérine la position des Pharisiens, qui est une position libérale, et le public ne verra plus pourquoi il s’en distingue. Soit il s’y oppose, ce qu’il semble faire, et alors ils pourront l’accuser d’être un réactionnaire orthodoxe sans souci de ce que vivent les gens.

 

Comment s’échappe-t-il ? D’abord, en retournant la question à ceux qui la posent. Mais ce n’est pas seulement un « truc » pour les coincer ou se sortir du piège. C’est une vraie question : qu’ont-ils eux-mêmes dans la tête à propos de ce problème ? S‘ils ont choisi cette question-là pour le piéger, cela révèle qu’eux-mêmes ne sont pas nets là-dessus, et Jésus veut les entendre – et les faire entendre à la foule – à propos du divorce sur lequel il sait très bien qu’ils ont une position qui s’écarte du texte biblique. Car le principe, c’est que la clef de lecture d’un sujet biblique n’est pas le texte le plus récent qui en parle mais le plus ancien (dans l’ordre biblique), donc la Genèse en l’occurrence. Jésus leur fait reconnaître leur éloignement par rapport au texte, ce qui ne saurait que choquer des protestants pour peu qu’ils se rappellent le fondement de la Réforme : ces gens ne sont pas fidèles aux Saintes Écritures, seul fondement de la foi et de la vie !

 

Mais, leur ayant retourné la question, on peut aussi s’interroger sur celle-ci : « est-il permis à un homme de répudier sa femme ? » Ces Pharisiens ne se posent pas la question de la réciproque – ce que Jésus fera remarquer à ses disciples un peu plus loin. Du coup, la question n’est pas : « comment faire quand le couple ne fonctionne plus, quand on ne s’entend plus, ou quand l’un des deux au moins est parti avec quelqu’un d’autre ? » La question était : « moi, homme, puis-je me débarrasser de ma femme quand j’ai envie d’en changer ? » Ce qui saute alors aux yeux, c’est qu’on est très loin de ce que la Bible, toute la Bible, présente comme une conjugalité conforme à la volonté de Dieu. Jésus rappelle le fondement biblique, qui est créationnel : « ils seront une seule chair », c’est-à-dire le superbe projet que Dieu confie aux humains, de créer une nouvelle unité fondée dans la diversité sexuelle, l’altérité, la complémentarité. Vous entendez bien que, dans ce cas-là, aucun des deux ne peut même se poser la question d’une éventuelle séparation ! Il n’est pas question de la vertu des conjoints, mais de l’identité du couple en tant qu’unité, en tant qu’ « objet unique » né de la transformation du « mâle et [de la] femelle » en partenaires indispensables l’un à l’autre pour que l’un et l’autre existent. C’est pour ça que les divorces sont autant traumatisants – ce qui ne devait pas être le cas pour ces Pharisiens : le traumatisme de se débarrasser d’un partenaire non pas indispensable mais gênant n’est certes pas énorme…

 

Mais alors, pourquoi la Loi de Moïse, cette fois le Deutéronome (24 / 1-2), indique-t-elle que « Lorsqu’un homme aura pris et épousé une femme qui viendrait à ne plus obtenir sa faveur, parce qu’il aura trouvé en elle quelque chose d’inconvenant, il écrira pour elle une lettre de divorce et, après la lui avoir remise en main, il la renverra de sa maison. Elle sortira de chez lui, s’en ira et pourra devenir la femme d’un autre homme. » ? La réponse de Jésus n’est pas anodine : « C’est à cause de la dureté de votre cœur. » Ainsi, la Loi est-elle définie non pas comme la volonté de Dieu pure et originelle, mais comme l’adaptation, l’acclimatation de sa volonté à la réalité du péché des humains, y compris les croyants – car la Torah ne s’adresse évidemment qu’aux croyants. À travers les commandements, Dieu a posé aux humains pécheurs une borne à leur égocentrisme effréné qui les a coupés de lui : les hommes d’Israël ne pourront plus simplement jeter à la rue la femme dont ils ne veulent plus, l’exposant à la prostitution pour survivre ; ils devront faire en sorte qu’elle puisse trouver un nouveau foyer, dans cette société où une femme seule ne pouvait pas subsister.

 

Or Jésus n’est pas venu pour nous conforter dans notre péché, pour valider nos petits arrangements avec la radicalité de la Parole de Dieu. Il nous permet d’appeler péché ce qui est péché, afin que le pécheur puisse recevoir le pardon de Dieu dont Jésus est lui-même signe et réalité. Sa position va donc ainsi beaucoup plus loin que le simple rappel de la vocation et de l’identité du couple humain. Rappelant la parole créatrice, originelle, fondatrice, de Dieu, il met un terme à la Loi qui certes condamnait le pécheur – lequel pouvait se racheter par offrande ou sacrifice, ou mourir – mais lui permettait de penser qu’il pouvait vivre selon la volonté de Dieu en ne le faisant pas vraiment. Dans les deux cas, rachat ou arrangement, le croyant ne sortait pas du péché qui consiste en autojustification, qui consiste à prendre son propre regard pour celui de Dieu. Quand Paul parle de « ministère de la mort », de « ministère de la condamnation », à propos de la Loi de Moïse, c’est cela qu’il désigne. La Loi de Moïse avait pour but de civiliser les humains, mais ne leur permettait pas d’être pardonnés, restaurés dans la communion de Dieu en qui seul est la vie. Ainsi, disait Paul, « la lettre tue, c’est l’Esprit qui fait vivre. »

 

Les Pharisiens ont-ils compris la leçon ? À moins d’avoir raisonné comme Paul qui fut Pharisien lui aussi (Phil. 3 / 6), sans doute pas ! Or il semble que les disciples de Jésus non plus n’ont pas compris. Or s’ils n’ont pas compris, alors il faut bien en remettre une couche. Vous voulez de la Loi, vous voulez des commandements ? Alors les commandements vous condamnent ! Il n’y a pas besoin d’ailleurs de dire cette dernière phrase : il suffit de répéter les commandements dans leur radicalité, dans ce en quoi ils sont la conséquence de la parole originelle, afin que plus aucun pécheur ne puisse croire qu’il n’est pas pécheur. Car seul le fait de se reconnaître pécheur, d’abandonner devant Dieu toute justification, toute excuse bidon, de reconnaître sa pauvreté, son impuissance, son malheur, oui, cela seul permet que le pardon que Dieu donne libéralement atteigne le pécheur repentant. Tant que je suis riche de moi-même, que ce soit de mon obéissance aux commandements ou de mon péché que je justifie de mille manières, je ne puis m’enrichir du pardon de Dieu et de la vie de Jésus pourtant offerte pour moi.

 

Il y a, aux yeux de l’évangéliste, une catégorie de personnes qui sont exemptes de notre défaut commun : ce sont les petits enfants. Un psychanalyste vous dirait le contraire, mais, bon, ce n’est pas le sujet, prenons le texte tel qu’il est… On les amène à Jésus et ses disciples s’y opposent. Craignent-ils que cela dérange le Maître ? Prennent-ils donc Jésus pour un haut personnage selon les critères humains ? Le prennent-ils pour un gourou ? Ou bien plutôt ont-ils peur de l’impureté, comme de zélés serviteurs du Temple ? Leur réaction en effet est étrange. Peut-être pensent-ils que certains de ces enfants peuvent être les produits d’un remariage adultérin ? On est alors dans la plus complète confusion, comme on peut l’être aussi avec le Sermon sur la Montagne (Matth. 5 – 7). Jésus radicalise le commandement, alors : je dois moi-même devenir un observant radical, atteindre à la pureté par obéissance totale – et, comme toujours dans ces cas-là, contraindre les autres à faire de même, y compris en les rejetant, en les éliminant… ? Est-ce là la parole de Jésus ?

 

Donc : non ! Les petits enfants ne se préoccupent pas d’obéir aux commandements, ils aiment Dieu et viennent vers lui. Nous-mêmes en avons l’exemple à propos de certains des enfants qui viennent à l’école biblique et même encore au catéchisme. D’ailleurs nous en avons aussi l’exemple en nous regardant nous-mêmes, en regardant notre passé, en regardant ce qui fonde ou a fondé notre relation personnelle avec Dieu : était-ce parce que nous avons obéi à des commandements, était-ce parce que nous avons gagné le droit à la considération de Dieu ? N’était-ce pas plutôt un élan réciproque de lui vers nous et de nous vers lui, comme des enfants courant vers Jésus et accueillis dans ses bras, comme des amoureux courant l’un vers l’autre ? Eh bien continuons ou redevenons de tels petits enfants. C’est ce que Jésus va, juste après, essayer de faire comprendre au « jeune homme riche » qui lui aussi « accourut », mais non pas pour « avoir Jésus » : c’était pour avoir encore plus de commandements à accomplir, pour mériter encore plus, puisqu’il a le sentiment que son obéissance ne lui a rien gagné jusqu’à présent.

 

Ainsi, lorsque Jésus cite les commandements, nous qui l’écoutons, nous nous retrouvons devant une alternative simple – mais difficile à assumer : ou bien nous cherchons à pratiquer ce commandement, qui va nous être redit de manière de plus en plus radicale pour éviter que nous nous en servions pour nous justifier ; ou bien nous y renonçons, non pas pour nous abîmer dans le désespoir, mais pour courir vers Jésus et le suivre sur le chemin de l’humilité et de la paix avec lui, avec nous -même et avec les autres, c’est-à-dire vers la croix, vers l’abandon de nous-mêmes entre ses bras. La vie ne se trouve pas au bout de l’obéissance, mais au bout de l’abandon ; non pas au bout de la responsabilisation culpabilisante des adultes, mais au bout de la liberté de l’esprit d’enfance. La croix du Christ a rendu caduque la Loi qui nous condamnait. Lorsque nous nous tenons à la croix, abandonnant toute justification par nous-mêmes, tels le « bon larron » de la crucifixion (Luc 23 / 40-43), alors nous recevons la « grâce justifiante », la gratuité du salut, la compagnie de Jésus pour l’éternité. C’est mieux que la condamnation de la Loi, non ? Amen.

 

Saint-Dié  –  David Mitrani  –  22 octobre 2023

 

 

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