- Accueil
- Cultes et prière
- Prédications
- Évangile selon Luc 6 / 36-42
Évangile selon Luc 6 / 36-42
Partage
texte : Évangile selon Luc 6 / 36-42 (trad. revue sur la Bible à la colombe)
premières lectures : Genèse 50 / 15-21 ; épître aux Romains 12 / 17-21
chants : 36-29 et 46-02
téléchargez le fichier PDF ici
Chers amis, une constatation que la Bible fait dès les premières pages, avec les descendants de Caïn (Gen. 4 / 23-24), c’est que la violence est contagieuse. Lorsqu’elle n’est pas régulée, elle se répand comme traînée de poudre, elle abîme et détruit tout, à commencer par les plus proches : rappelez-vous l’histoire d’Horace, que ce soit chez Tite Live (Histoire romaine, I, 26) ou dans la pièce de Corneille ! Le développement de la violence est lié à la vengeance, ce que déjà la Bible remarquait. Or la vengeance entraîne la vengeance, au point qu’on ne sait plus quel avait été le déclencheur d’une telle vendetta : la violence est mimétique, chacun refait ce qu’il a vu ou subi, chacun pensant le préjudice subi plus important que le précédent et se vengeant en une proportion encore plus grande. Ainsi enfle la violence jusqu’à l’extinction totale des participants de ce jeu mortifère, belligérants d’une guerre sans aucune autre issue possible. D’autant que souvent certains « spectateurs » ont tout intérêt à ce que ça ne s’arrête pas, et ils contribuent en mettant un peu d’huile sur le feu, juste ce qu’il faut pour ne pas être pris dans le cycle infernal…
Ce que la « civilisation » a trouvé comme moyen de stopper ce cycle, de mettre fin à la vengeance, c’est de confier à une instance neutre la compensation du préjudice subi, ainsi que la vigilance pour que cette justice ne soit pas contestée au nom de l’intérêt particulier. Historiquement, c’est la loi du talion, que ce soit dans la Bible (Ex. 21 / 24 et //) ou bien, plus anciennement, dans le code de Hammourabi. L’intérêt général apparaît là : la société ne saurait souffrir les vengeances privées qui l’entraîneraient elle-même dans leur sillage. C’est elle qui se charge des compensations, que ce soit par une stricte application du même préjudice, ou mieux : par une compensation qui met un terme à toute violence physique y compris à l’égard du coupable. Notre propre droit fonctionne encore ainsi, au civil comme au pénal. Encore faut-il qu’un tel droit soit respectable, excluant une justice de circonstance, de classe ou de coterie. Et encore faut-il qu’il soit respecté par tous, et ses sentences non contestées. Quant à cela, on n’en est pas toujours là aujourd’hui…
Au-delà du talion et du droit, la Bible tient aussi un autre discours, et pas seulement le Nouveau Testament, comme nous l’avons bien entendu tout à l’heure. Cet autre discours se décline en deux temps. Le premier temps est celui de l’histoire de Joseph et de l’épître aux Romains : « Suis-je à la place de Dieu ? » reconnaît Joseph devant ses frères, et l’apôtre Paul cite Moïse (Deut. 32 / 35) : « À moi la vengeance, c’est moi qui rétribuerai, dit le Seigneur. » Ainsi, dans ces deux premiers textes, il est clairement affirmé que la vengeance appartient à Dieu, et non pas aux croyants. La question ici n’est pas de savoir comment Dieu l’exerce ou l’exercera, mais qu’il ne nous appartient pas de l’exercer en son nom ou à sa place. Je vous ai dit qu’on était au-delà du talion ; c’est en tout cas vrai en ce qui nous concerne, nous. L’exemple de Joseph, l’exhortation de Paul, nous sont donnés pour nous libérer de devoir nous venger nous-mêmes, quel que soit le tort qui nous a été fait. Les croyants sont libérés de devoir exercer une quelconque justice : celle-ci appartient d’une part à l’État, afin que la société puisse se préserver, et d’autre part à Dieu, afin que le mal et les méchants soient détruits ; mais il ne nous appartient pas à nous de l’exercer…
Alors, subir et souffrir en silence ? Non, nulle part la Bible ne le propose ! Le second temps de son discours ce matin, on le trouve dans nos trois textes, mais tout particulièrement dans la bouche de Jésus selon Luc. C’est la dénonciation de la violence mimétique, la dénonciation d’un fonctionnement en miroir, qui est ici remplacé par le fait de casser le miroir. C’est ce que fait Joseph, c’est ce que Paul propose. C’est donc ce que le texte évangélique expose plus clairement. S’il y a un miroir, alors il me sera appliqué à moi : je serai condamné avec ma propre condamnation de l’autre ; je subirai ce que j’aurai fait subir. Entendez bien : ce n’est pas une parole sur l’autre, le méchant, cette fois-ci, comme chez Paul. Non. C’est une parole sur moi. Mon problème n’est plus que l’autre soit condamnable – ce que tous nous pensons au fond de nous, souvent avec raison – mais c’est que moi, je ne le sois pas. Comment y parvenir ? Jésus l’énonce très clairement : en prenant exemple non plus sur l’autre qui m’a fait du mal ou qui m’ignore, mais sur Dieu qui, lui, me fait du bien et ne m’ignore jamais.
Il y a certes toujours un miroir – nous ne sommes pas des animaux ! Mais il a changé de place. « Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux. » Que ce soit Dieu, et non pas notre adversaire, qui se reflète dans nos vies. Or à notre égard, à mon égard à moi, Dieu est miséricordieux, il a pitié de moi qui pourtant devant lui ne suis rien, ne mérite rien. Comme nous le confessions autrefois avec la prière écrite par Calvin et dite par Bèze, « nous sommes de pauvres pécheurs ; nés dans l’esclavage du péché, enclins au mal, incapables par nous-mêmes d’aucun bien, nous transgressons tous les jours et de plusieurs manières tes saints commandements… » (d’après La forme des prières ecclésiastiques) Cette constatation nous amène à recevoir joyeusement et pleinement le pardon de Dieu, qu’il a réalisé dans la mort et la résurrection de Jésus-Christ, qu’il a prononcé à notre baptême et qu’il nous rend présent lorsque nous participons à la sainte cène. Ce que Jésus me demande, c’est d’offrir le même pardon que j’ai reçu de lui, à ceux qui ne le méritent pas plus que moi…
D’autres textes, d’autres paraboles, montrent que Dieu sait que ça ne nous est ni facile ni naturel. Mais son pardon n’est pas non plus naturel ! « Oui, la mesure avec laquelle vous mesurez sert à mesurer pour vous. », comme traduisait Chouraqui. Le danger pour nous est bien là. Si je ne mesure pas avec la mesure dont Dieu se sert pour moi, mais avec celle de l’Adversaire – mettez-y une majuscule ou pas – alors il est clair que l’Adversaire me condamne – c’est son rôle ! Moi chrétien, je ne puis me libérer du regard que Dieu me porte, et c’est heureux : seul ce regard de Dieu – regard de pitié, de compassion, de miséricorde sur le pécheur que je reste – oui seul ce regard me fait vivre. Je ne puis ni m’en libérer ni aller au-delà. Je ne puis me prendre pour Dieu ni m’estimer plus juste que lui. Mon seul modèle ne peut être que ce que Dieu a fait pour moi, c’est-à-dire seulement : Jésus. Tant que ce n’est pas le cas, chaque fois que je me tiens à distance de lui au point de ne plus connaître sa justice à mon égard, alors je donne raison à l’Accusateur : mon regard est troublé, handicapé, pollué, par la poutre qui l’obstrue !
Dans cette mini-parabole, Jésus n’énonce rien d’autre que du bon sens proverbial… Comment puis-je soigner celui que je ne vois pas bien ? Comment puis-je conduire l’autre si je ne vois pas la route ? Comment puis-je changer le regard de l’autre si le mien est infirme ? Comment puis-je être témoin de Dieu si je ne me conforme pas au Christ ? Mais à travers cette simple sagesse vous aurez bien entendu cette nouveauté évangélique : ma relation à l’autre n’est pas fondée sur la justice qu’il me doit (ça, c’est l’éventuelle poutre dans mon œil), mais sur ma mission d’être auprès de lui témoin de la miséricorde de Dieu en Jésus-Christ. Que l’autre soit chrétien ou pas ! Bien sûr j’ai des choses à reprocher à l’autre, toujours ! Il ne s’agit pas de passer par-dessus comme si ce n’était rien, car parfois c’est beaucoup… Il s’agit de changer de regard, de position, de fonction : ne plus être celui à qui l’on doit quelque chose, mais celui qui doit une seule chose à l’autre : être témoin de Jésus-Christ pour lui.
Que ce témoignage soit reçu ou pas n’est pas mon problème ; là, nous revenons à ce que Paul disait en citant les Proverbes, nous laissons l’autre au jugement de Dieu ! Mon problème à moi chrétien, c’est seulement d’être chrétien, c’est-à-dire transparent au Christ. Ne pas tendre au méchant l’image de sa méchanceté (quelle qu’elle soit), mais l’image de la miséricorde de Dieu, afin de le « conduire » ; c’est bien ça, la parabole : « un aveugle peut-il conduire un aveugle ? ». Je suis là, comme chrétien, pour conduire les aveugles que je croise vers celui qui peut leur rendre la vue. Encore faut-il que je voie ! C’est-à-dire encore faut-il que j’aie laissé Jésus me rendre la vue ! Me rendre la vue lorsque je les regarde, eux… Car si la foi chrétienne aboutit à me rendre la vue, c’est certes pour que je voie Christ et sa miséricorde. Mais c’est aussi pour que je voie les autres comme lui les voit. Il me faut me déshabituer de mon propre regard tourné vers mon propre intérêt. Il me faut laisser le Saint-Esprit m’habituer à regarder les autres avec le regard du « Père miséricordieux ».
Si c’est donc à l’Esprit de faire le travail en moi, encore faut-il que je le laisse faire ! S’il est un « maître », s’il m’enseigne, je dois bien me laisser enseigner, pour la théorie et pour la pratique. Pour conduire les autres, je dois d’abord me laisser conduire moi-même – et ça, c’est sans fin, car toujours je veux prendre d’autres routes ou alors changer de rythme. Il ne m’est pas possible de refuser ce rôle missionnaire et fraternel : il est constitutif de la foi chrétienne. Le but de la foi n’est pas la vie éternelle : elle m’est donnée au départ ! Le but de la foi, c’est d’en témoigner. Et le témoignage ne peut consister qu’en imitation de Jésus-Christ : sans cela les paroles sont vides et creuses. Je ne vois bien que lorsque je vois ça : ma mission de chrétien à l’égard de ceux qui m’entourent, de ceux qui me doivent, de ceux qui me font mal, cette mission qui consiste à m’abstenir du mal, même lorsqu’il serait justifié, pour être témoin d’un bien qui me dépasse.
Le travail est vaste, que ce soit sur moi-même ou dans mes relations avec les autres, car les deux dimensions sont indissociables – c’est aussi le sens de cette parabole. Saint Jean l’écrira plus crûment dans ses lettres : « celui qui n’aime pas son frère qu’il voit, ne peut pas aimer Dieu qu’il ne voit pas. » (1 Jean 4 / 20) C’est le même auteur qui nous transmet le « commandement nouveau » de Jésus : « comme je vous ai aimés, vous aussi, aimez-vous les uns les autres. » (Jean 13 / 34) Certes l’amour de Jésus est premier, mais c’est afin que nous puissions nous-mêmes nous aimer de son amour à lui. C’est dire autrement la même chose que dans le texte de ce matin. Le don que Dieu nous a fait, nous avons à le transmettre en le reproduisant, et nous n’en profitons nous-mêmes que lorsque nous le transmettons. Sinon, comme le craignait Paul, nous serons « vaincus par le mal ». Mais ce n’est pas notre vocation !
Qu’ainsi donc nous « remettions leur dette à ceux qui nous doivent » (Matth. 6 / 12). Nous les en débarrasserons en nous en débarrassant nous-mêmes. Car la dette qu’ont les autres envers nous nous pèse autant qu’à eux ! Si Dieu nous a remis la nôtre, que vouloir de plus, sinon que tous soient comme nous ? C’est notre intérêt bien compris, que ce soit notre joie. Amen.
Saint-Dié – David Mitrani – 14 juillet 2019