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Évangile selon Luc 22 / 54-62
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texte :
Après s’être emparés de [Jésus], ils l’emmenèrent et le conduisirent dans la maison du grand-prêtre. Pierre suivait de loin. Ils allumèrent du feu au milieu de la cour, et s’assirent. Pierre s’assit au milieu d’eux. Une servante, qui le vit assis près de la lumière, le fixa et dit : « Celui-ci aussi était avec lui. » Mais il le nia en disant : « Je ne sais pas qui il est, femme. » Peu après, un autre le vit et dit : « Toi aussi, tu es de ceux-ci. » Et Pierre dit : « Homme, je n’en suis pas. » Après un intervalle d’environ une heure, un autre encore insistait : « Certainement celui-ci aussi était avec lui, car il est Galiléen. » Pierre dit : « Homme, je ne sais pas ce que tu dis. » Au même instant, comme il parlait encore, le coq chanta. Le Seigneur se retourna et regarda Pierre. Et Pierre se souvint de la parole que le Seigneur lui avait dite : “Avant que le coq chante aujourd’hui, tu me renieras trois fois”. Il sortit, et dehors, il pleura amèrement.
premières lectures : Deutéronome 8 / 2-3 ; Deuxième épître aux Corinthiens 1 / 3-7 ; Évangile selon Jean 12 / 20-24
chants : 49-17 et 45-06
prédication :
Vous savez, bien sûr, pourquoi il y a un coq sur notre orgue, un coq qui regarde vers la chaire ? Le texte de ce matin nous en donne la raison : il chantera dès lors que le prédicateur aura par trois fois renié le Christ ! Le fait que ce coq soit en métal ne l’en empêchera pas… Il faut donc que je prenne garde de trahir la confiance que le Seigneur a mise en moi pour que je prêche sa Parole, pour que je témoigne de lui. Mais dans la liturgie traditionnelle, ce dimanche, le 4e du Carême, temps d’introspection, de repentance, préparation à la célébration de la Passion du Christ, est néanmoins teinté de joie. Alors, vais-je trembler et être paralysé, de peur que le coq chante ? Quelque part, je me dis que le texte n’est pas fait pour ça…
Mais il y a un piège, un risque de cléricalisme : le coq regarde la chaire, il écoute la prédication, comme vous. Mais dans le texte, on n’est pas dans un temple, ni dans une synagogue, ou un autre lieu religieux ou communautaire. On est en extérieur, dans la cour du palais du grand-prêtre, personnage au moins autant politique que religieux. On est en public, même si ce public est constitué des gardes, des serviteurs et des servantes du palais, et comme le dit le texte deux versets plus haut, des « grands-prêtres, des chefs des gardes du sanctuaire et des anciens, qui étaient venus contre [Jésus] ». Public d’ennemis donc, comme le texte va le montrer. Le contraire d’une assemblée cultuelle toujours pleine de bienveillance et d’attente à l’égard du prédicateur. C’est d’ailleurs se qui conforte et réconforte un pasteur, et qui donne du courage aux prédicateurs laïques !
Mais ici, non. Aucune bienveillance nulle part, aucune attente non plus. Tout le monde est dans la cour, y compris Jésus, semble-t-il. C’est seulement après notre extrait qu’il sera frappé et moqué, puis emmené devant le sanhédrin qui le livrera ensuite aux Romains pour le faire condamner. Imaginez bien la scène, même si vous connaissez cette histoire. Tout le monde est là depuis l’arrestation de Jésus, Pierre aussi qui a « suivi de loin » mais s’est donc maintenant rapproché. Les deux qui « font tache » dans cette scène, ce sont précisément Jésus et Pierre ; les autres font partie du décor, ils sont chez eux. Or toute la scène se déroule comme si Jésus n’était pas là… sauf à la fin, bien sûr ! On parle de lui sans s’occuper de lui. En fait, nous sommes exactement dans la même situation, nous aujourd’hui. Nous sommes plusieurs, c’est la seule différence. Nous nous réchauffons au feu de gens qui n’en ont rien à faire de Jésus, qui ne croient pas en lui. L’existence historique de Jésus semblait au moins acquise à la fin du XXe siècle, mais quelqu’un d’aussi écouté que Michel Onfray diffuse à nouveau les soi-disant preuves que Jésus n’aurait pas existé.
Ainsi tout le monde fait comme si Jésus n’était pas là, et on se tourne vers les chrétiens pour leur demander ce qu’ils font ici ! Mais eux aussi, c’est-à-dire nous, faisons comme si Jésus n’était pas là. Il est peut-être au temple. Il est sûrement au ciel. Mais à l’extérieur, là où les gens le méprisent ou nient son existence, là où il n’est en tout cas pas reconnu comme Dieu, Seigneur et Sauveur… Et c’est bien ainsi que nous vivons nous aussi. Nous vivons la plupart du temps sans lui, en fonction des critères de la société ou en fonction des nôtres propres, certes parfois fondés sur des « valeurs chrétiennes » ou à peu près. Mais sans Jésus. Il est peut-être là dans un coin, ou endormi au fond de notre barque (Luc 8 / 23-25), mais nous n’éprouvons pas sa présence, encore moins son action. Alors s’approche peut-être une servante du grand-prêtre qui nous « voit assis près de la lumière », comme il est dit de Pierre. Pas « près du feu » : elle aurait juste demandé « que fais-tu ici ? » Non : « près de la lumière ». Or la lumière, c’est Jésus ! D’où la remarque de la femme…
Sa remarque est féroce. D’abord elle ne s’adresse pas à Pierre, elle le dénonce aux autres personnes présentes. Pierre est donc tout de suite mis en danger. Mais aussi elle fait référence à Jésus : « Celui-ci aussi était avec lui. » On peut imaginer son coup de menton en direction de celui qui vient d’être arrêté, sans qu’elle le considère plus que ça. Jésus réduit à l’état de meuble, ou de doctrine, ou de religion… réduit à rien qui compte. Et puis elle utilise un imparfait : « était », prenant en compte le fait que c’est fini, que Pierre semble ne plus être avec Jésus : ce qui ne le disculpe nullement de son passé de disciple ! Mais Pierre entérine par sa réponse ce positionnement-là : « je ne sais pas qui il est ». Réponse ambiguë certes, susceptible d’être interprétée de différentes manières. Mais une négation de ce qui avait pu le lier à Jésus. Pierre confesse qu’il ne sait pas que Jésus est « la lumière du monde » (Jean 8 / 12 ; 9 / 5). Alors pourquoi avait-il « été avec lui » ? Par idéalisme, envie de changement, admiration pour un meneur d’êtres humains ? À moins qu’il se soit laissé porter par les événements : avec Jésus quand Jésus l’appelle, se séparant de lui quand on le lui reproche… ?
Pourquoi suis-je avec Jésus ? Pourquoi suis-je avec ce Jésus que le monde méprise et rejette, qui a fini cloué sur un poteau d’exécution après avoir été torturé et jugé de manière expéditive – comme beaucoup de gens dans le monde ? Comment est-ce que je réagis quand on me désigne comme un sectateur de ce loser, quand on m’accuse de croire à des inepties, de préférer le rêve à la réalité de la vie et de ses combats, etc. ? « Je ne sais pas qui il est » … ? Avant, avant de le voir arrêté, avant de comprendre que ça va mal finir pour lui, je n’aurais pas dit ça. J’aurais même peut-être sorti une épée pour le défendre, comme Pierre ou un autre disciple venait de le faire (Luc 22 / 50). Mais maintenant, Jésus arrêté, livré, je ne sais plus. Les Juifs et les Musulmans et même des Chrétiens pensent que Dieu ne peut pas se retrouver dans cette situation-là. On m’aurait menti ? Je me serais menti à moi-même ?
Les deux intervenants suivants, à une heure de distance, ont des arguments qui frisent le racisme : « tu es de ceux-ci », puis « il est Galiléen ». Pierre nie les deux fois, plus clairement qu’avec la servante. Il se réfugie dans l’ignorance, comme s’il était là par hasard, dans un endroit où de toute façon il ne devrait pas se trouver. Moi, je suis en quelque sorte protégé de moi-même par mon étiquette de pasteur. On peut bien penser ou me dire que je crois à des âneries, je n’ai pas moyen de dire que je me trouve là par hasard ! Mais ceux qui n’ont pas cette casquette protectrice ? Quand on leur dit – « on » : leurs enfants ou petits-enfants, conjoint, amis, collègues, employeurs parfois, ou autres – quand donc on leur dit : « qu’est-ce que tu fais avec ces gens-là ? », que vont-ils répondre, s’ils n’ont pas un tempérament sectaire, exhibitionniste ou suicidaire ? La tentation est grande de se défausser, comme Pierre, sur une soi-disant ignorance, voire sur un rejet. Cacher sa croix huguenote ou latine, cacher sa bible, ne pas faire de vagues. Ne rien dire. Laisser s’éteindre la lumière…
Mais il y avait dans le quartier un coq, qui a été bien inspiré de chanter à ce moment-là, sans même attendre la fin de la dernière réponse de Pierre… Lui n’a pas attendu une heure pour se manifester, comme le 3e intervenant contre Pierre. Tous ces gens sont d’ailleurs étonnamment passifs devant cet intrus pourtant repéré. Le coq est le premier « personnage » à vraiment réagir, indépendamment de Pierre, semble-t-il. Puis c’est « le Seigneur », dit le texte, qui « se retourne ». On ne l’appellera plus Jésus jusqu’à sa comparution devant Hérode, 18 versets plus loin (53 / 8), alors qu’on parle sans arrêt de lui à partir de ce moment-là. Il est soit « le Seigneur » juste après le chant du coq, soit « lui » – ce que nos traducteurs n’ont pas supporté, ils ont rajouté son nom à plusieurs reprises ! Et là encore c’est exactement notre situation. Jésus, Jésus arrêté, livré, Jésus crucifié, est-il « le Seigneur » ou bien un « lui » qu’on n’ose pas nommer ?
Mais quand nous n’osons pas le nommer, alors un coq chante et « le Seigneur se retourne et |nous] regarde ». Le chant du coq n’est pas la réponse de Jésus à nos dénégations, mais il est le déclencheur du regard de Jésus posé sur nous, ou plutôt le déclencheur de notre re-prise de conscience de sa présence, lui que nous pensions ou espérions absent, éliminé de nos vies. Car sa présence est liée à notre témoignage – ou à notre absence de témoignage. Il n’est pas question de foi au sens de croyance. Mais il est question de notre relation avec Jésus. De son côté elle n’est pas rompue. La question est bien de notre côté ! Le coq nous le rappelle – puisse-t-il chanter clairement à chaque fois que nous sommes dans la même situation que Pierre, afin que nous prenions conscience de ce qui se passe, du fait que notre abandon contribue à la Passion du Christ : croyant préserver notre existence, nous détruisons la sienne, comme c’était écrit…
Pourtant, lorsqu’un coq chante, c’est le début du jour. Pour Pierre, pas pour les autres personnages du récit qui vont se livrer sur Jésus à des paroles et des actes de torture et de blasphème. Le chant du coq a réveillé Pierre – ou plutôt c’est le regard de Jésus, mais les deux fonctionnent ensemble. « Sortant, dehors, il pleura amèrement. » De quoi Pierre sort-il ? Du palais, oui. Mais aussi peut-être de cette nuit dans laquelle il croyait pouvoir exister sans son Seigneur. Ses pleurs disent son repentir, mais manifestent aussi un changement chez lui, qui sera entériné après la résurrection du Seigneur. Quant à nous, resterons-nous à taire notre appartenance à Jésus et à son Église au milieu de ceux qui méprisent notre foi ? Laisserons-nous ce monde, dans lequel nous sommes, continuer à sombrer consciemment dans le n’importe-quoi qui détruit les vies, les individus, les familles, les nations, sans y réagir, sans rien manifester de ce que la vraie vie n’est pas dans ce n’importe-quoi mais en Jésus seul ?
Certes il est difficile de témoigner de Jésus crucifié devant des gens qui courent après l’argent, la puissance, la reconnaissance, le souci d’eux-mêmes et de leur corps, etc. Mais nous ne dirons plus « je ne sais pas ». Qu’au moins eux sachent que, oui, « nous étions avec lui » et nous le sommes encore, malgré les siècles, malgré la raison, malgré les événements, car nous savons sa victoire, nous savons que sa croix est le moyen de notre victoire, de notre salut, de notre bonheur, aujourd’hui et toujours. Oui, « nous sommes de ceux » qui croient ces choses et qui en vivent. Dans notre pays il n’est pas encore trop risqué de le dire, d’en témoigner en paroles et en actes, de dire et de vivre la foi, l’espérance et l’amour – quoique cela dépende des milieux et des circonstances. Ailleurs, ça l’est plus : le christianisme est la religion qui subit le plus de persécutions dans le monde, vous le savez. Mais que cela soit risqué ou pas, et quoi que nous ayons fait ou pas jusqu’à maintenant, un coq chante, et « le Seigneur tourne sa face vers [nous] et [nous] donne la paix » (Nombres 6 / 26). Alors « aujourd’hui, n’endurcissez pas vos cœurs » (Ps. 95 / 8 cité in Hébr. 3 / 8.15 ; 4 / 7). Amen.
Saint-Dié – David Mitrani – 10 mars 2024