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Évangile selon Luc 22 / 47-53
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texte :
Comme (Jésus) parlait encore, voici une foule, et celui qui s’appelait Judas, l’un des Douze, marchait devant elle. Il s’approcha de Jésus pour l’embrasser. Jésus lui dit : « Judas, c’est par un baiser que tu livres le Fils de l’homme ! » Ceux qui étaient autour de Jésus, voyant ce qui allait arriver, dirent : « Seigneur, frapperons-nous de l’épée ? » Et l’un d’eux frappa le serviteur du grand-prêtre et lui emporta l’oreille droite. Jésus répondit et dit : « Tenez-vous en là ! » Puis il toucha l’oreille et la guérit. Jésus dit ensuite aux grands-prêtres, aux chefs des gardes du temple et aux anciens, qui étaient venus contre lui : « Vous êtes sortis, comme après un brigand, avec des épées et des bâtons. J’étais chaque jour avec vous dans le temple et vous n’avez pas mis la main sur moi. Mais c’est ici votre heure et le pouvoir des ténèbres. »
premières lectures : Premier livre des Rois 19 / 1-9. 14-15a ; Épître aux Éphésiens 4 / 32 – 5 / 11a
chants : 22-07 et 43–10
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prédication :
Marchons ! Marchez ! Je ne vous chanterai pas maintenant La Marseillaise, mais il est beaucoup question de marche dans ces textes, quels que soient les verbes utilisés et leurs traductions. La marche d’Élie pour fuir Jézabel, puis pour arriver jusqu’à Horeb, avant de devoir repartir vers Damas. La « marche dans l’amour » des chrétiens, vous et moi lorsque nous sommes fidèles à notre vocation, « comme des enfants de lumière ». Et puis – mais ça fait tache dans ce tableau – la marche de Judas précédant la foule qui vient arrêter Jésus et qui réunit tous ses adversaires. Et c’est cette tache qu’il nous est proposé d’observer ce matin, signe du « pouvoir des ténèbres » qui s’abat sur Jésus en croyant le vaincre.
Ce qui est commun à tous ces textes, c’est que les marches dont il est question sont toutes associées à une rencontre : rencontre d’Élie avec Dieu, rencontre des chrétiens les uns avec les autres, et finalement rencontre de Jésus et Judas. La marche d’Élie est une marche difficile. Je ne dirai rien de celle de l’amour fraternel pour l’instant. Qu’en fut-il de la marche de Judas et des ennemis de Jésus ? Marche collective, à la différence de la marche solitaire d’Élie. Et vous savez bien comme c’est : quand on marche ensemble, on s’y entraîne mutuellement. Quand c’est la « marche dans l’amour », ça s’appelle l’Église, et c’est justement fait pour s’y aider et entraîner les uns avec les autres. Mais quand c’est une foule, à quoi ses marcheurs s’entraînent-ils ? Est-ce un projet collectif, ou bien les gens qui composent cette foule y sont-ils pris, embarqués, dans un élan qui n’y était pas forcément individuellement, mais qui grandit en marchant ? Pour n’importe quel manif’ on peut se poser la question : la foule achève de convaincre les cellules qu’elle a rassemblées en un seul corps. Ce corps sera-t-il en marche pour le bien ou pour le mal, pour la lumière ou pour les ténèbres ?
Au sommet, avec Judas en tête, la rencontre avec Jésus arrive. On peut imaginer, et trouver dans les différents récits de l’événement, comment les différents acteurs de la rencontre en ont été déconcertés. Les gens savent très bien qui est Jésus, mais ils ont besoin du baiser de Judas pour le leur désigner… Comme si ce devait être une rencontre obscure, un culte interdit surpris par la police comme autrefois au Désert de notre histoire protestante, où les gens se cachent. Jésus dénonce ce qui, en contraste, apparaît comme une mascarade, malgré la nuit puisqu’on est après le dîner. Quant à ses disciples, qui ne savent pas quoi faire – mais ce n’est pas le moment de penser à une stratégie ! – ils s’agitent pour rien. La foule ne fait rien, pas même ce qu’elle est venue faire. Seul Judas et Jésus sont actifs de manière constructive, chacun dans son propre projet : Judas par son baiser, Jésus par sa parole et ensuite par sa guérison. Malgré la nuit, le projecteur de l’évangéliste nous les montre tous deux ensemble, comme si eux seuls comptaient, comme si eux seuls étaient là, le temps pour Judas de sortir du projecteur, et d’y laisser Jésus seul.
Car cette rencontre est un gros malentendu. Dans la Bible, le but de la marche, c’est la rencontre avec Dieu, ou avec la Terre promise, ou avec Jérusalem, ou avec celui avec qui on doit se réconcilier. Toutes ces manières de dire sont en fait synonymes. Le but de la marche, c’est toujours une rencontre de conversion, de réconciliation. Et là, ça ne marche pas. Quand Thomas, à la fin d’un autre évangile, dira « Mon Seigneur et mon Dieu ! » en rencontrant le Jésus ressuscité auquel il ne croyait pas jusque là (Jean 20 / 28), ici aujourd’hui dans cet évangile-ci Judas ne dit rien, ne répond rien à la parole que Jésus lui adresse. Et il disparaît de l’histoire. Il n’y reviendra que dans le récit de sa mort par Pierre après l’Ascension (Actes 1 / 16-19). L’échec total. La rencontre avortée qui ne débouche naturellement que sur la mort, une mort ignominieuse. Car si la rencontre avec Jésus échoue, qu’est-ce qui réussira ?
Le sujet est bien là : la rencontre avec Jésus. Mais Jésus au bout d’une marche à sa rencontre. On peut attendre Jésus sans rien faire, sans marche ni démarche d’aucune sorte, comme si c’était un dû. Nous sommes souvent comme ça. Évidemment, on peut alors attendre longtemps sans rencontrer personne, ou personne d’autre que notre propre interrogation, notre propre doute, voire notre propre refus. Une rencontre n’est pas une convocation, et Jésus n’est pas à nos ordres. Vous vous dites alors : « tant pis » ? Mais c’est tant pis pour nous, si nous nous mettons nous-mêmes en condition pour que la rencontre avec Jésus n’ait pas lieu… Qu’est-ce qui ne fonctionne pas dans une telle attente certes pieuse ? Je lis la Bible, je prie, je viens au culte… et rien ! personne ! Sauf moi… J’occupe toute la place avec mon attente et ma piété. Pas de place pour quelqu’un d’autre, pas de place pour Jésus. Judas était-il dans ce cas ? Qui le dira… ?
L’important est donc de marcher, de progresser vers Jésus. Vous me direz que ce n’est pas très protestant comme théologie ! Vous auriez raison… si j’avais oublié ce qui se passer sur la route d’Emmaüs après la mort de Jésus (Luc 24 / 13-35). Les deux disciples marchent en ressassant les derniers événements, leur tristesse et leur sentiment d’abandon, leur incompréhension. Jésus marche avec eux, sans qu’ils le reconnaissent… Vous connaissez ce récit. La rencontre a lieu au bout de la marche, dans le silence d’un repas pris en commun. Mais elle a lieu là parce qu’elle avait commencé incognito en chemin ! Tout comme pour Élie d’ailleurs, qui a certes rencontré l’Éternel sur la montagne, mais qui y avait été accompagné par « l’ange de l’Éternel ». Et c’était cette marche discrètement accompagnée qui a finalement permis la rencontre. Sinon, comme avait dit l’ange, « le chemin serait trop long pour toi. »
Ces exemples nous montrent comment une marche qui peut nous paraître solitaire voire désespérée peut être en réalité déjà une rencontre qui permet cette marche et qui la mène vers une rencontre explicite, vers une reconnaissance. Comment alors faire de ma vie chrétienne non pas une attente statique, mais une marche vers et avec Jésus mon Seigneur ? Comment ne pas rater la rencontre avec lui ? La question, ou plutôt la réponse à cette question, ne peut pas être théorique et générale. Les disciples d’Emmaüs ne sont pas Élie qui n’est pas Judas, etc. C’est bien dans chaque circonstance que chacun d’entre nous peut se poser une telle question et y chercher une réponse, selon la promesse des prophètes : « Cherchez l’Éternel pendant qu’il se trouve ; Invoquez-le tandis qu’il est proche. » (És. 55 / 6), « Vous me chercherez et vous me trouverez, car vous me chercherez de tout votre cœur. Je me laisserai trouver par vous – oracle de l’Éternel. » (Jér. 29 / 13-14a)
On pourrait résumer simplement et dire qu’il suffit d’ouvrir les yeux – ceux du cœur, bien sûr : de nous ouvrir à cette présence qui marche à nos côtés. Vouloir comme Judas une rencontre frontale mène à la mort, celle de Jésus certes, mais aussi la sienne, je vous l’ai rappelé tout à l’heure. La manifestation extérieure de notre piété – le baiser – n’y change rien, elle en souligne seulement l’incongruité, ce que Jésus explicite à un Judas ainsi confondu. Judas, jusqu’à ce jour, marchait avec Jésus, et à la différence de l’évangéliste Jean (Jean 12 / 6), Luc ne nous le montre pas comme un voleur perfide. À un moment, Judas a quitté cette suivance, il a cessé de marcher avec Jésus, il s’est mis à marcher contre lui, face à lui. A-t-il voulu le forcer à agir autrement que comme il le faisait ordinairement, à sortir les épées, etc. ? C’est une des explications. Mais Jésus a refusé cette tentation, comme toutes les autres. Voudrais-je moi aussi forcer Jésus à agir autrement que dans la soumission et la faiblesse de la croix, en lui demandant des miracles ? Peine perdue. La seigneurie du Christ est celle du Crucifié, pas celle du Satan.
Comment alors marcher avec Jésus, le suivre sur le chemin où pourtant nous ne le voyons pas ? Paul nous en délivre une façon, la façon, dans sa lettre que je vous ai lue : « Soyez bons les uns envers les autres, compatissants, faites-vous grâce réciproquement, comme Dieu vous a fait grâce en Christ. Soyez donc les imitateurs de Dieu, comme des enfants bien-aimés ; et marchez dans l’amour, de même que le Christ nous a aimés… » Suivre Jésus, c’est imiter Jésus : « Dans l’humilité, estimez les autres supérieurs à vous-mêmes. Que chacun de vous, au lieu de considérer ses propres intérêts, considère aussi ceux des autres. » (Phil. 2 / 3b-4) C’est dans cet abaissement de soi que la compagnie du Christ non pas se crée, mais qu’elle devient visible. Ça ne rapproche pas de lui, puisqu’il est là. Mais ça rend notre marche plus légère, plus facile, parce que le Christ nous montre le chemin, nous y précède, nous y accompagne.
Il n’y a là aucun miracle. Le seul miracle, c’est que la croix de Jésus fut et demeure une victoire, ce dont Judas n’aura pas pu profiter. Il est mort dans la défaite. Nous, nous voulons marcher, serait-ce à genoux, serait-ce dans la nuit, car nous savons que Jésus avance avec nous sur le seul chemin qu’il ait jamais voulu connaître : celui de l’amour gratuit pour ceux qui ne le méritent pas, mais qui en ont besoin. Nos yeux ne s’ouvriront que si nous laissons nos cœurs s’ouvrir à ce grand mystère : c’est dans le don de soi que nous trouvons notre identité, c’est dans le refus de la puissance que nous trouvons notre Dieu, c’est dans l’acceptation de notre finitude que nous sommes restaurés comme enfants de Dieu. Judas marchait devant les ennemis de Jésus, il marchait devant, au lieu de suivre, et de suivre Jésus. Lorsque je prétends aimer, je marche devant, « je » … au lieu de marcher à la suite, ce qui est l’amour. Jésus, par amour, a marché à la suite et dans l’obéissance du Père. Marcherons-nous à la suite et dans l’obéissance du Fils, dans son amour ? C’est ce à quoi il nous invite, c’est ce pour quoi il nous nourrit de sa Parole et de son Pain. La croix nous montre le chemin. Sur ce chemin, l’amour nous est rendu possible, telle est notre marche, comme c’est la sienne. Amen.
Saint-Dié – David Mitrani – 12 mars 2023