Évangile selon Luc 17 / 7-10

 

texte :  Évangile selon Luc, 17 / 7-10   (trad. : Bible à la colombe)

premières lectures :  Jérémie, 9 / 22-23 ;  Évangile selon Matthieu, 20 / 1-16

chants :  143 et 544  (Arc-en-ciel)

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Faudra-t-il, chers amis, intituler les paraboles de Jésus : « L’arbitraire patronal » ? N’y avait-il pas mieux pour parler des relations entre Dieu et nous que ces images-là ? Sommes-nous réduits à subir l’injustice et la tyrannie ? Et à nous faire moquer de nous par ceux qui ne croient pas en un tel Dieu, lorsque nous leur proposons ces textes-ci ? (À moins que nous en ayons honte et que nous les passions subrepticement sous silence ?) Voilà bien ce que disaient déjà les contemporains d’Ézéchiel il y a 2.600 ans. Rappelez-vous : « Vous dites : “Le chemin du Seigneur n’est pas normal”. Écoutez donc, maison d’Israël ! Est-ce mon chemin qui n’est pas normal ? Ne seraient-ce pas plutôt vos chemins qui ne sont pas normaux ? » (Éz. 18 / 25) Selon nos critères, les routes empruntées par notre Dieu sont étranges, injustes, dérangeantes, voire inacceptables. Mais comme nous le redit le prophète Jérémie : « Je suis l’Éternel, qui exerce la bienveillance, le droit et la justice sur la terre. » Ce sont donc nos visions de ce que sont la bienveillance, le droit et la justice, qui sont biaisées, si nous ne sommes pas capables d’y reconnaître Dieu à l’œuvre ! Aurons-nous « l’intelligence de [le] connaître » tel qu’il est ?

 

Car après tout, la parabole des ouvriers embauchés à différentes heures du jour est belle et bonne pour nous, dès lors que nous ne nous faisons pas d’illusions sur le nombre d’heures que représente notre travail au service du propriétaire de la vigne… Ah ! bien sûr, si je me vois parmi les ouvriers qui ont travaillé dès l’aube, considérant alors que le salaire m’est dû… eh bien, je n’aurai que mon salaire, celui sur lequel nous nous étions mis d’accord !… Il a raison de protester, l’ouvrier de la première heure, il se retrouve avec moins que tous les autres, il n’a que ce qu’il mérite : le salaire d’une journée de travail. Les autres n’ont pas mérité, ils reçoivent donc finalement bien plus qu’un salaire : ils reçoivent un cadeau, parfaitement immérité. Ils reçoivent, en quelque sorte, le salaire de la bonté de Dieu pour eux, c’est bien ce que dit le patron ! Et moi, je sais bien le nombre d’heures que je soustrais par mon amusement ou mon angoisse, ma flemme ou mon inefficacité, à ce que Dieu me demandait… Je sais bien que je ne le mérite pas, le denier que je reçois de cet étrange patron.

 

Tiens ! Et si je me mettais dans la peau du patron ? « Qui de vous, s’il a un serviteur… ? » Oui, je serais redoutable, si j’étais patron. C’est mieux pour toutes les entreprises de France et de Navarre que ce ne soit pas moi qui m’en occupe ! Jésus me connaît bien, il s’est donc servi de moi comme exemple dans ce qu’il dit dans le dernier texte de ce matin : que mon employé fasse donc ce pour quoi je le paie, et ensuite il s’occupera de lui ! « Aura[i-je] alors de la reconnaissance ? » Alors, bien sûr, moi qui, maintenant, me sais serviteur, j’ai tendance à me représenter mon patron à l’image de ce que moi j’aurais fait à sa place… Et là je réalise combien c’est désagréable. Mais j’oublie que, cette fois, Jésus ne parle absolument pas du patron, c’est-à-dire de Dieu, mais seulement des serviteurs. La manière dont Dieu dirige l’entreprise, ce n’est pas mon problème. Nous ne sommes pas ici en autogestion, grâce à Dieu ! Mon problème, notre problème, c’est de servir.

 

La plupart du temps, vous et moi – moi, en tout cas – nous ne sommes pas dans le rôle des serviteurs de ce texte. Parce que le « quand vous avez fait tout ce qui vous a été ordonné », nous en sommes loin, j’en suis loin… Je vous l’ai dit, je ne suis pas un ouvrier des 12 heures du jour, je ne suis pas à plein temps là où je le devrais. Bref, je ne suis pas un chrétien à 100 %. Mais, bon, tant que je suis avec d’autres pécheurs, je ne risque pas la lapidation, non ? (cf. Jean 8 / 1-11) Je ne mérite donc pas mon salaire. Comme les ouvriers de tout à l’heure, dans l’autre texte. Les autres, ceux qui ont fait tout le travail, où sont-ils ? Ici : « Bon maître, que dois-je faire pour hériter la vie éternelle ? – Pourquoi m’appelles-tu bon ? Personne n’est bon, si ce n’est Dieu seul. Tu connais les commandements : Ne commets pas d’adultère ; ne commets pas de meurtre ; ne commets pas de vol ; ne dis pas de faux témoignage ; honore ton père et ta mère. – J’ai gardé tout cela dès ma jeunesse. » (Luc 18 / 18-21)

 

Il le savait bien, lui, qu’il n’avait été qu’un « serviteur inutile ». Cette expression n’est pas politiquement correcte. Certaines traductions l’ont remplacée par « serviteur quelconque », supposant sans doute qu’un bon serviteur aurait dû faire plus. Ce sont des gens qui sont comme moi, qui auraient exigé plus de leurs employés. Dieu est-il comme ça ? Ont-ils oublié le propos transmis par Jérémie, que je vous citais encore il y a quelques instants ? « L’Éternel, qui exerce la bienveillance, le droit et la justice sur la terre… » Non, Dieu n’est pas un patron qui exige plus, c’est le patron de la vigne qui vient chercher les ouvriers dont il n’a pas besoin même à la tombée du jour, et qui leur offre ce qu’ils n’ont pas mérité ! Tous les textes qui viennent ensuite parlent de gens qui n’ont pas fait tout ce qui leur aurait été ordonné, jusqu’au réputé « jeune homme riche » dont j’ai cité l’interpellation, qui, lui, a tout fait et s’en porte fort mal…

 

C’est donc une autre lecture que je vous propose, qui est cohérente avec la bonne nouvelle du salut gratuit et non pas avec la religion des œuvres. C’est que Dieu n’a que faire de gens qui font ce qui leur a été ordonné. Si, pour nous, la foi, c’est d’obéir à des règles, de remplir un contrat, de n’avoir pas d’autre relation avec Dieu que de le servir comme des esclaves servent leur propriétaire, bref : si la foi, c’est la servilité, alors peut-être vaudrait-il mieux essayer autre chose ? Si j’attends un salaire pour ce que je fais pour Dieu et pour mon prochain, je devrais me méfier, car « le salaire du péché, c’est la mort » (Rom. 6 / 23). Si je suis sous contrat, alors force sera de constater que je ne le respecte pas, je ne fais pas ma part ; je ne suis pas un serviteur inutile, je suis pire que cela, bien pire, et c’est pourquoi je ne mérite pas d’être ignoré, mais bien d’être chassé. C’est la logique à laquelle devrait m’amener la religion des œuvres : ma mort, et non pas de croire que Dieu me devrait quelque chose…

 

Dieu réclame-t-il donc des serviteurs pour leur montrer qu’il peut se passer d’eux ? C’est presque ça ! Mais quelle triste religion que celle qui voit dans les croyants d’abord des serviteurs… C’était les religions païennes de l’Antiquité qui réclamaient des gens qu’ils servissent leur divinité. Encore aujourd’hui, l’une des grandes religions du monde s’intitule elle-même « soumission », et nous en voyons parfois les dégâts directs ou collatéraux. La foi chrétienne n’est pas une telle religion. Elle n’est ni contractuelle, comme le croyaient les ouvriers de la première heure, ni servile, comme le pensent des serviteurs finalement inutiles. Dieu est assez grand, il est assez dieu, pour se servir et agir lui-même directement, sans avoir besoin de nous, contrairement à ce que dit un slogan qui est plutôt catholique. Et agir directement, il l’a fait, il le fait, en Jésus-Christ.

 

C’est lui qui dit à ses disciples : « Il n’y a pour personne de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. Vous êtes mes amis, si vous faites ce que je vous commande. Je ne vous appelle plus serviteurs, parce que le serviteur ne sait pas ce que fait son maître. Je vous ai appelé amis, parce que tout ce que j’ai appris de mon Père, je vous l’ai fait connaître. Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, mais moi, je vous ai choisis et je vous ai établis, afin que vous alliez, que vous portiez du fruit, et que votre fruit demeure, pour que tout ce que vous demanderez au Père en mon nom, il vous le donne. Ce que je vous commande, c’est de vous aimer les uns les autres. » (Jean 15 / 13-17) Voilà qui est un tout autre contexte religieux, n’est-ce pas ? Il y est question d’un Dieu qui donne sa vie pour ceux qu’il aime, qui ne sont pas des serviteurs mais bien des gens aimés, pour qui la conséquence de cet amour reçu sera un amour partagé.

 

Beaucoup de gens ont commenté ce « commandement d’aimer » qui est une injonction paradoxale, car l’amour ne se commande pas. Et en effet, l’amour mutuel des chrétiens est la réalisation de l’amour reçu de Dieu à travers la mort et la résurrection de Jésus-Christ. Tout au plus le commandement pourrait-il être de ne pas résister à ce mouvement qui ne vient pas de nous, mais qui nous traverse et nous déplace. « N’attristez pas le Saint-Esprit de Dieu, par lequel vous avez été scellés pour le jour de la rédemption. Que toute amertume, animosité, colère, clameur, calomnie, ainsi que toute méchanceté soient ôtées du milieu de vous. Soyez bons les uns envers les autres, compatissants, faites-vous grâce réciproquement, comme Dieu vous a fait grâce en Christ. Soyez donc les imitateurs de Dieu, comme des enfants bien-aimés ; et marchez dans l’amour, de même que le Christ nous a aimés. » (Éph. 4 / 30 – 5 / 2a)

 

Ainsi, Dieu ne veut pas des serviteurs, ce qui ne lui sert à rien, mais il veut des enfants à aimer, non pas parce que lesdits enfants seraient aimables, mais « à cause de son nom » (Ps. 23 / 3), à cause de la grandeur de son amour. D’ailleurs, au syndicaliste de sa vigne, il répondait en l’appelant « mon ami », ce que l’autre n’a pas entendu… Dieu est donc bien cet étrange patron, pas comme nous autres, qui dit à celui qui « revient des champs : “Viens tout de suite te mettre à table” » ! La sainte cène est-elle autre chose que la mise en scène existentielle de cet Évangile ? Elle nous rend visible cette parole, cette invitation à partager le repas, que Dieu nous adresse de manière pressante. Remettre la réponse à plus tard, comme si c’était à nous de servir à table – mais servir qui d’autre ? – serait une grave et impardonnable faute, impardonnable par nous-mêmes, grande bêtise consistant à continuer à nous agiter comme si nous avions à gagner une nourriture et une convivialité qui nous sont offertes.

 

C’est un peu comme Marthe et Marie, dont un évangéliste nous dit que « Jésus aimait Marthe et sa sœur et Lazare » (Jean 11 / 5) et un autre raconte que « Marthe était absorbée par les nombreux soucis du service ; elle survint et dit : “Seigneur, tu ne te mets pas en peine de ce que ma sœur me laisse seule pour servir ? Dis-lui donc de m’aider.” Le Seigneur lui répondit : “Marthe, Marthe, tu t’inquiètes et tu t’agites pour beaucoup de choses. Or une seule chose est nécessaire. Marie a choisi la bonne part, qui ne lui sera pas ôtée.” » (Luc 10 / 40-42) Amour de Jésus pour ces deux femmes, ces deux disciples ; envie de servir et fatigue de servir chez Marthe ; écoute de la parole pour Marie… Choisissez « la bonne part », ne cherchez pas à servir Dieu, comme si vous étiez assez grands pour ça : c’est lui qui, en Jésus, « est venu, non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour beaucoup. » (Matth. 20 / 28) Ce qu’encore la sainte cène nous rappelle et nous fait vivre.

 

Ne vous épuisez pas à « faire ce que vous deviez faire ». Cette religion est morte. Attachez-vous à l’amour de Dieu qui a fait de vous non plus ses serviteurs mais ses enfants, à cause de Jésus et pas à cause de ce que vous faites ou pas. Préféreriez-vous donc être esclaves, et ne profiter du repas qu’après votre service, après votre mort ? Ce n’est pas à cela que le Dieu de Jésus-Christ vous appelle, mais à vous asseoir dès maintenant à la Table du Roi, vous qui êtes ses héritiers ! Amen.

 

Saint-Dié  –  David Mitrani  –  12 février 2017

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