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Évangile selon Luc 15 / 1-32
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texte : Évangile selon Luc, 15 / 1-32 (trad. : Bible à la colombe)
premières lectures : Évangile selon Jean, 12 / 20-26 ; deuxième épître aux Corinthiens, 1 / 3-5
chants : 435 et 423 (Arc-en-ciel)
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Des païens veulent voir Jésus, selon Jean. Des pécheurs notoires viennent l’entendre, selon Luc. C’en est trop pour les Pharisiens ! Et c’est finalement à eux, les opposants, ceux qui ne comprennent rien à rien et qui ne veulent rien entendre de Jésus, c’est à eux qu’il va s’adresser. Et de quoi va-t-il leur parler ? De morale, des problèmes de société de son temps, du chômage, de l’occupation romaine, ou encore d’un pluriel à « familles » ou d’un accent circonflexe à éliminer ? Rien de tout cela, ni d’ailleurs de haute théologie. Il leur parle de mort et de résurrection… Quant à nous, pendant ce temps de cheminement vers la Semaine sainte et Pâques, nous pouvions nous y attendre ! Mais qui s’attend à ce que Jésus va dire se trompe forcément : nous ne sommes pas capables de connaître sa parole sans l’écouter, lui ! Alors écoutons-le, et que chacun y entende ce que l’Esprit lui dit personnellement… Ne soyons pas comme ces Pharisiens et ces scribes, spécialistes d’une Écriture qu’ils ne tiennent pas pour actuelle !
Les Pharisiens sont pourtant des hommes pieux, les ancêtres du judaïsme rabbinique, observants attentifs du moindre commandement de la Torah. Qui d’entre eux s’aventurerait à garder des brebis et ainsi à courir le risque de toucher une bête morte, devenant par là-même impur aux yeux de cette Torah révélée à Moïse ? Ou bien, qui d’entre eux oserait se comparer à une femme, dont l’impureté est aussi due au sang, menstruel cette fois-ci ? Le sang, la mort au cœur de la vie, voici qui les chagrine, voici qui les choque, voici ce qui les empêcherait d’être de bons croyants se gardant de toute impureté en toute occasion. Et que fait donc Jésus ? Il prend comme exemples, dans ses paraboles, un berger partant à la recherche d’une bête peut-être morte, puis une femme, et enfin un jeune homme accumulant sur sa tête toutes les impuretés possibles, jusqu’à garder des cochons, qui sont le symbole-même de toute impureté ! Ainsi, au début de ce passage du texte de Luc, que chacun entende bien : les auditeurs de Jésus ne peuvent être que dans la position non pas des justes, mais des impurs, de ceux que la Loi mosaïque condamne.
Celui qui se reconnaît dans ce positionnement-là, celui qui se sait pécheur, qui se sait en infraction par rapport aux commandements de Dieu, ou tout simplement qui se sait indigne d’un tel Dieu, celui-là peut alors recevoir ces paraboles comme une bonne nouvelle, ce que confirme la manière dont Jésus termine les deux premières : « il y aura de la joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent… » Étant bien entendu que cette repentance, cette conversion – les deux mots n’en sont qu’un seul – n’est pas mon œuvre, mais celle de Dieu envers moi : c’est lui qui me prend et me retourne vers lui, c’est le berger qui a retrouvé la brebis manquante, c’est la femme qui a retrouvé la monnaie qu’elle avait perdue… Je ne sais pas si vous mesurez bien que cette lecture-là augmente le scandale des paroles de Jésus, au lieu de le diminuer. C’est que non seulement il suggère que ses auditeurs pourraient être bergers ou femmes, bref : impurs ; non seulement il suggère encore plus fortement qu’ils le sont, qu’ils sont pécheurs et ont besoin d’être retrouvés et convertis par Dieu ; mais pire : il suggère que Dieu lui-même va s’abaisser, tel un berger en quête de brebis perdue, tel une femme faisant son ménage, Dieu va s’abaisser lui-même dans le mauvais rôle, afin qu’eux, pécheurs, puissent être sauvés de leur péché !
Ce glissement des personnages, dans lesquels je puis me reconnaître ou reconnaître Dieu, en bonne ou en mauvaise position, est encore plus fort dans la parabole des « deux fils ». Si j’en reste à la lecture de départ, et que j’accepte pour moi le mauvais rôle – mauvais au début de l’histoire – alors je suis le fils prodigue, gaspilleur, enfermé par sa propre faute dans l’impureté et le malheur, loin du Père. Et à la fin de l’histoire, je suis restauré dans une position à laquelle je n’avais plus aucun droit, celle de fils du patron, malgré les jaloux… Bonne nouvelle pour moi – et pour vous – je le confirme ! Car quant à moi je n’ai aucune illusion sur mon indignité face à Dieu et à ses commandements, et je sais devoir être sauvé par Dieu sans mes propres œuvres, et même plutôt contre elles ! Le fait de patauger dans la fange des cochons peut être interprété de nombreuses manières, et qui dit pécheur ne dit pas forcément méchant ou perdant… On peut être pécheur honnête, pécheur généreux, pécheur heureux ! N’est-ce pas d’ailleurs ce que Jésus tente ici de faire comprendre à ses adversaires, tout comme dans d’autres passages comme l’histoire de la femme adultère (Jean 8 / 1-11) ? Le péché ne consiste pas en malhonnêteté, en méchanceté, en situation d’échec, etc. Il peut les entraîner, certes. Mais la plupart d’entre nous sommes des « gens bien ». Oui. Mais pécheurs. Brebis ou drachmes perdues, qui avons besoin d’être retrouvées et ramenées au bercail…
Mais dans l’histoire, il y a deux autres personnages : pas seulement un jeune fils perdu, mais aussi son père et son frère aîné qui, lui, n’est pas parti, n’a rien dépensé, a travaillé toute sa vie, etc. Bref : un bon protestant, non ? Seulement voilà, lui n’a pas le beau rôle, à la fin. De manière surprenante, ce sont des paroles amères qui sont mises dans sa bouche : amertume quant à sa propre existence, dont on découvre qu’elle a été vécue avec douleur comme un esclavage ; amertume quant à son frère, qui n’est pas nommé ainsi mais seulement comme « ton fils que voilà » ; amertume enfin de n’être pas reconnu… La réponse du père ne peut qu’amplifier cette amertume, puisqu’elles reviennent à lui dire que c’est sa faute à lui, le fils aîné, s’il n’a pas profité de ce qui était à lui, s’il n’a pas profité d’être le maître chez lui, et de sa proximité avec son père. Ce dialogue lui révèle une réalité atroce : il a raté sa vie, sans raison. Pire encore si c’était possible : il n’a pas été pour son père une occasion de se réjouir, à la différence de son frère, alors que lui-même regrettait de ne pouvoir se « réjouir avec [ses] amis » !
Dans cette lecture, si je suis le fils prodigue, Dieu est le père, et le fils aîné représente, au choix, les Pharisiens ou les bien-pensants, voire tous ceux qui, dans d’autres Églises, trouvent que chez nous la grâce est à trop bon marché… Mais je puis aussi retourner le miroir. Car si c’est quelqu’un d’autre que je vois dans la situation du fils prodigue, alors grand est le risque pour moi de me retrouver dans celle du fils aîné qui s’offusque de la générosité du Père à son égard ! Et de sauvé dans la première manière de lire, me voici condamné dans la seconde, et même ridiculisé. Notez que, dans les deux cas, fils cadet prodigue ou fils aîné travailleur, je suis moi-même l’artisan de mon propre malheur, que ce soit par révolte ou par servilité. Vous noterez aussi que l’obéissance libre n’est pas au programme, même si c’était l’unique programme prévu au jardin d’Éden : c’est que, depuis, il y a eu la Chute ! Je ne puis être, dans cette parabole, que l’un ou l’autre des deux fils. Et je n’ose m’imaginer dans le rôle du père, responsable d’accueillir l’humanité pécheresse et de sermonner les justes paroissiens, car alors ce rôle-ci me condamnerait tout autant que ma vie actuelle, car c’est un rôle que je suis incapable de remplir. À mon avis, Dieu seul…
Dans cette histoire que Jésus raconte, il est question de mort et de résurrection, à propos du fils cadet. Deux fois. Les deux fois dans la bouche du père : la première lorsqu’il s’adresse à ses serviteurs devant son cadet, la seconde lorsqu’il parle à son aîné. La première fois, le plus jeune « était mort, et est revenu à la vie » en tant que « mon fils », la seconde fois en tant que « ton frère ». Le serviteur, là, au milieu, n’a pas du tout compris qu’il était question d’une vraie mort, celle qui touche les relations entre les gens. Il a juste compris que le plus jeune fils de son maître « lui a été rendu en bonne santé ». Comme lorsqu’on se réjouit que quelqu’un qui vivait mal s’est redressé, s’en est sorti, ou même quand on pense que, au moins il n’est pas malade… ! Ce que dit le père est bien plus fort que ça : il y a eu mort, et maintenant c’est un retour à la vie. Le problème, c’est que « mon fils » et la mort et la résurrection, dans l’Évangile, cela concerne d’abord Jésus ! Nulle part dans les évangiles Dieu ne m’appelle son fils, même si Jésus m’invite à le nommer « notre Père ». Scandale d’une nouvelle lecture : le fils prodigue, c’est Jésus ?
Dans les deux premières paraboles, ne pouvais-je pas tranquillement le voir dans le rôle du berger ou de la femme, sans me rendre compte qu’il était dans la peau de personnages réputés impurs ? Ce Jésus qui « accueille des pécheurs et mange avec eux », n’est-ce pas… comme le lui reprochaient ses opposants ! Fils perdu aux yeux d’un judaïsme qui va préférer la rigueur de l’obéissance au risque de la liberté, la sécurité de rester entre soi plutôt que la fréquentation certes dangereuse des gens de ce monde. Voilà bien le scandale : Jésus est allé garder les cochons des païens dont il s’était fait des amis ! Jésus est venu patauger là où je vivais, là où je vis. Il y est mort. Et il est revenu à la vie ! Mort dans ma fange, il est la justification de mon existence, non pas dans le sens où celle-ci était juste malgré les apparences, mais dans le sens où lui me rend juste malgré la réalité de cette existence. Par-delà les premières lectures de la parabole des deux fils, selon que je suis l’un ou l’autre, cette lecture-ci est la plus dérangeante, et même indépendamment du judaïsme rabbinique qui était visé au départ. C’est qu’elle rend la mort de Jésus incontournable pour lui, mais aussi pour moi.
C’est ce que déjà Ésaïe écrivait à son sujet, dans le chapitre 53 bien connu : « méprisé et abandonné des hommes, homme de douleur et habitué à la souffrance, semblable à celui devant qui l’on se voile la face, il était méprisé, nous ne l’avons pas considéré » (v. 3) ; « nous étions tous errants comme des brebis, chacun suivait sa propre voie » (v. 6a) ; « on a mis sa tombe parmi les méchants… » (v. 9a) C’est à la fois notre propre situation qui était dite ici, celle de brebis perdues, et la situation de Jésus, assimilé au dernier d’entre nous, traité comme le pire des pécheurs. Sa résurrection scelle alors la défaite de nos essais d’être justes par nous-mêmes : il est logique que le fils resté au domaine, celui qui « fait tout ce qu’il faut », soit choqué, car la grande fête autour de Jésus signifie l’inanité de nos efforts pour Dieu. Ce n’est pas de récompenses ni de salaires dont nous avons besoin, c’est de recevoir la vie, la vraie vie, celle qui se manifeste sur la croix de Jésus, pas dans les palais et les églises.
La joie du Père à propos du Fils revenu à la vie, la joie du Père à propos de Jésus, c’est la joie qui nous invite à un banquet à la préparation duquel nous n’avons pas participé, à la place duquel nous n’avons aucun mérite. Aucune joie n’égale celle de la résurrection du Fils, et c’est à cette joie que nous sommes invités, alors-même que nous n’avons pas su profiter des dons de Dieu à longueur d’existence. Finalement, peut-être sommes-nous tous des fils aînés. Il faut alors abandonner nos justifications et savoir profiter des biens du Père, qui sont aussi nôtres, en tout premier lieu cette fête à laquelle la sainte cène nous fait goûter, et que nous avons à consommer au cœur du monde en tant que nous y sommes seigneurs et dames, et non point serviteurs et servantes. Pour le dire avec d’autres mots, « si le grain de blé ne tombe en terre et ne meurt, il reste seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit. » Vous êtes ce fruit, vous qui êtes invités au grand festin du Royaume. Ne restez pas à la porte ! Amen.
Saint-Dié – David Mitrani – 6 mars 2016