Évangile selon Luc 15 / 1-3. 11-32

 

texte :  Évangile selon Luc, 15 / 1-3. 11-32   (trad. : Bible à la colombe)

premières lectures :  Michée, 7 / 18-20 ;  première épître à Timothée, 1 / 12-17

chants :  44-14 et 45-24  (Alléluia)

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Scandale : Jésus fréquente des « pécheurs », des gens qui désobéissent aux commandements. On le sait par d’autres passages : ce sont des prostituées, des collabos, des fonctionnaires ou des politiciens qui ont détourné de grosses sommes d’argent (rappelez-vous de Zachée, mais vous avez le droit de regarder plus près de nous…) ; mais aussi des mendiants, des handicapés, des exclus de toute sorte. Exclus justement parce que, par nature ou par volonté, voire par profession, ils sont en marge de la Loi de Dieu donnée par Moïse, que ce soit la Loi écrite qui est notre Pentateuque, ou bien la Loi orale des Pharisiens. Pire que de fréquenter ces gens, il mange avec eux, tout comme avec les riches et les puissants, et même avec les Pharisiens eux-mêmes… Mais à manger avec les « gens bien », on ne risque rien, sinon de se mettre à dos les révolutionnaires ! Tandis qu’à manger avec les « pécheurs », on se rend soi-même impur selon la Loi, et donc infréquentable par les autres…

 

Bref, nous avons besoin de réentendre, de regarder, deux choses. D’une part la petite histoire que Jésus racontait, et que nous connaissons quasiment tous par cœur. Et d’autre part ce que nous sommes et d’où nous venons. Quant à l’histoire qui commence par « un homme avait deux fils », elle nous apprend en tout cas, que ce ne sont pas deux étrangers l’un à l’autre, mais deux frères, fils d’un même père. Nous sommes alors bien obligés d’admettre que, s’il n’y a pas deux pères, deux dieux, l’un bon et l’autre mauvais, alors il n’y a pas non plus deux races, deux générations, deux groupes que rien ne rassemblerait, celui des bons et des justes, et celui des méchants et des pécheurs. Cette vision manichéenne n’est pas biblique, donc pas chrétienne. Les bons et les méchants sont un seul groupe, même si, certes, ceux qui le composent, tous les humains, sont différents – personne n’a jamais dit que tout se valait !

 

Ils sont même de la même famille, comme deux frères, comme Caïn et Abel, comme Isaac et Ismaël, comme Jacob et Ésaü, etc. Et lorsqu’il y a dispute, ou au moins divergence, chacun pense toujours que l’autre est fautif, que l’autre a les torts – rappelez-vous justement ces fratries de la Genèse ! Dans notre histoire, le père traite ses deux fils de la même façon, au départ du récit. C’est seulement le cadet qui veut sa part, mais du coup chacun reçoit la sienne. Il n’y a pas encore à ce stade de déséquilibre, de traitement différent. Celui qui s’efface, c’est le père, et il s’efface au profit de ses deux fils. Ce faisant, il les inscrit tous les deux comme ses héritiers, non seulement au niveau du partage de son bien, mais aussi, plus lourdement, au niveau de leur identité, puisque lorsqu’on parle du « bien » qui a été partagé, on aurait aussi pu traduire « la vie ». Les deux fils sont l’un et l’autre la parfaite image de leur père…

 

Mais voilà que le choix de vie du cadet le sépare de son identité : il « rassembla tout », puis « dépensa tout ». Il ne lui reste donc rien, au point qu’il a oublié (et nous aussi) que son identité n’était pas dans son avoir, mais dans son statut filial, que pas même son départ, son errance voire ses errements, ne pouvaient faire disparaître. Il est le « pécheur » typique que ne voulaient pas fréquenter les Pharisiens : il n’a pas honoré son père comme le commandement l’y obligeait, il a fréquenté les païens – son frère rajoutera « les prostituées » – chez qui, quand il n’a plus rien, il travaille sans doute aussi pendant le shabbat, il fréquente les animaux impurs qui le rendent infréquentable et, en quelque sorte, inapte à Dieu puisque interdit de sacrifices. On dirait qu’il a « tout faux ». Mais vous savez bien que, quand on dégringole, il n’y a pas de raison, pas de possibilité, de s’arrêter avant d’être tout en bas… On peut faire semblant de s’arrêter en route, de se rattraper aux branches, mais elles ne tiennent pas longtemps…

 

Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi on en parle que de lui, à ce moment-là de l’histoire ? L’aîné n’apparaît qu’à la fin, et nous ne savons ce qu’il a fait qu’à travers ses propres dires. Mais dans l’histoire de Caïn et d’Abel (Gen. 4 / 1-16), de la même façon l’attention se concentre sur Caïn ! Ici, le narrateur – n’oubliez pas que c’est Jésus – se concentre sur le cadet, le dépravé, l’image de ceux-là-même qu’on lui reproche à lui de fréquenter, s’assimilant peut-être alors lui-même à « un des habitants du pays » – païen ou pourquoi pas « bon samaritain » (Luc 10 / 33) – qui se préoccupe de cet homme… ? De manière plus terre à terre, n’oubliez pas que les gens qui sont dans le même état que ce fils qui ne se sait plus fils, ont eux aussi perdu leur identité, quand même ils auraient du travail ou de pauvres revenus qui sont certes mieux que rien. Ce n’est pas l’argent qui leur manque mais « le bien » qu’ils avaient reçu en héritage, c’est-à-dire la vie ; ils sont en défaut de vie …

 

Il ne sait plus qui il est, et pourtant il le sait encore suffisamment pour se savoir bien reçu s’il rentre, quoique définitivement indigne. Il reste séparé de lui-même, aliéné de son identité de fils, définitivement « à côté de ses pompes » ! Qu’il fasse alors le choix raisonnable pour trouver à nouveau du travail et de l’argent n’y change rien. Ce dont il ne sait pas avoir besoin, c’est de reconnaissance, de la reconnaissance de ce qu’il est, de ce que lui-même a oublié qu’il était : un fils, un héritier du père. Il reste « perdu » à ses propres yeux et sans doute aux yeux de ceux qui l’entourent… comme aux yeux de son propre frère, à la fin de l’histoire ! Le regard peut tuer, nous le savons, que ce soit celui des autres, celui des nôtres, et notre propre regard sur nous-mêmes. Et c’est le satan, l’Accusateur, qui nous tend le miroir réaliste qui nous déclare indignes. Il y a des situations où la seule voix que l’on entend, le seul miroir disponible, ce sont ceux du satan…

 

Heureusement dans notre histoire, la faim fait rentrer la brebis au bercail, ce qui n’est malheureusement pas toujours le cas… Mais le scandale n’était pas dans le « pays lointain », il est à la maison ! Le scandale, ce sont les bras grands ouverts du père, qui abandonne à ce point toute dignité que c’est lui qui « court » vers son fils « se jeter à son cou et l’embrasser ». Car la dignité du père, ce n’est pas d’être patron, ce n’est pas non plus son honneur. La dignité du père, c’est d’être père, ce par quoi il rend à son fils sa dignité de fils. Le discours préparé par celui-ci tombe à plat, n’est pas même écouté, ni prononcé jusqu’à la fin. La question n’est pas celle de l’avoir ni du faire, mais celle de la dignité, de l’identité : cet homme est fils, et cela suffit. C’est bien ce que le père proclame alentour. Il ne dit pas : « je l’ai repris chez moi, regardez comme je suis bon ». Il ne dit pas : « j’ai effacé toutes ses erreurs et j’espère bien qu’il ne recommencera pas ». Il dit juste sa fierté et son bonheur d’avoir retrouvé son fils, que son fils soit redevenu son fils : « réjouissons-nous ; car mon fils que voici était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé. »

 

Si nous sommes sur le même chemin que ce fils cadet, alors bien sûr l’histoire est racontée pour nous, elle parle de nous. L’apôtre Paul lui-même ne le raconte-t-il pas à son propre propos ? « Moi qui étais auparavant un blasphémateur, un persécuteur, un homme emporté », écrivait-il. Chacun sait d’où il vient, mais ne peut le raconter en vérité – quitte à forcer le trait – que lorsque c’est fini. Sinon, comme les mots préparés par le cadet revenant à la propriété, c’est du vent – j’en ai souvent entendus au début de mon ministère par des gens qui venaient sonner au presbytère pour avoir de l’argent et racontaient n’importe quoi, sans que je sache jamais si c’était vrai ou faux, mais en tout cas c’était du mensonge, ce n’était pas eux. Évidemment. C’est la parole du père qui rend son identité filiale à son fils cadet : si je n’ai pas entendu cette parole, si le père ne s’est pas précipité sur moi pour m’embrasser, comment pourrais-je parler vrai… ?

 

Jésus ici raconte ma vie, et aussi la vôtre. À moins que ce ne soit en parlant de l’autre fils, l’aîné, celui qui n’est pas parti, mais qui lui non plus n’a jamais compris qu’il était fils. Lui aussi a cru qu’il était employé chez son père. Et beaucoup de chrétiens engagés croient qu’ils sont employés par l’Église, et qu’ils ne peuvent jamais en profiter… Quand ils ne croient pas que c’est par Dieu, qui ne leur en serait pas reconnaissant ! Mais ce fils-là aussi est fils, même s’il le refuse, disant « ton fils » en parlant de celui qui est pourtant son propre frère, et s’excluant ainsi de la famille ! Là encore, il faudra la parole du père pour le restaurer dans ce qui fait sa dignité, son identité de fils, en lui parlant de « [son] frère ». Car ce n’est ni son travail– « serviteur inutile… » (Luc 17 / 10) – ni sa fidélité – qui en dira la cause intéressée ? – mais c’est son père qui fait de lui son fils !

 

Ces deux fils, fils du même père, sont tous deux perdus, alors qu’ils ont tous deux reçu leur vie du père, qu’ils ont comme identité et comme dignité d’être ses fils. Tous deux se sont retrouvés dehors, l’un « dans un pays lointain » et l’autre « dans le champ ». Ce n’est certes pas la même chose ! Mais dehors, dehors quand même, en-dehors de ce qu’ils sont, étrangers à ce qu’ils sont de par leur père. Le fils cadet est « revenu à la vie » ; le fils aîné reviendra-t-il ? Entrera-t-il se réjouir ? Peut-être sommes-nous ici plus impliqués dans ce questionnement, nous qui pensons être dedans, serviteurs du Maître qui n’avons peut-être jamais osé prendre « un chevreau » qui pourtant était à nous ! Nous ne sommes pas obligés de regretter d’avoir brûlé notre existence loin d’ici, comme semble le faire le fils aîné de l’histoire… Mais il est bien, sans doute, de se poser la question : où sommes-nous, qui sommes-nous ? Qu’est-ce qui justifie notre existence ?

 

La réponse, la seule réponse que permet la parabole racontée par Jésus, c’est que c’est le père seul qui, par sa paternité, justifie l’existence de ses fils et leur donne identité et dignité. Les païens et les Juifs observants sont renvoyés dos à dos. Ou plutôt, non, ils sont accueillis les uns et les autres comme des fils, comme des frères de Jésus, qui mange avec les uns et les autres et se réjouit non pas de ce qu’ils font, mais de ce qu’ils sont aux yeux du Père. Il nous faut apprendre cela. Il nous faut certes apprendre que les gens dont nous désapprouvons – avec raison – la manière de vivre, voire les torts qu’ils nous ont fait, sont aussi nos frères et sœurs. Mais surtout, d’abord, il nous faut apprendre et réapprendre sans cesse que rien de ce que nous pouvons faire ne peut ajouter ou enlever à l’amour paternel de Dieu pour nous, pour chacun de nous, pour moi, que je sois « parti au loin » ou bien parti travailler « au champ » !

 

Alors regardez au Père. Non pas pour vous émerveiller de sa mansuétude à l’égard d’autrui, mais pour vous émerveiller de son amour pour vous-mêmes, et pour vous en réjouir avec les autres devant lui. Car vous et moi, sans lui, nous sommes perdus. Comme dit Jésus : « sans moi, vous ne pouvez rien faire » (Jean 15 / 5). Et Paul de nous dire : « vous avez tout pleinement en lui » (Col. 2 / 10). Jésus nous appelle à saisir vraiment ce que nous sommes : des fils et des filles de Dieu non pas par manière de dire, à cause de ce que nous faisons ou de ce que nous croyons, mais en vérité, à cause « du grand amour dont [Dieu] nous a aimés » (Éph. 2 / 4) en Jésus-Christ. Amen.

 

Senones  –  David Mitrani  –  2 juillet 2017

 

 

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