Évangile selon Jean 9 / 1-7

 

texte :  Évangile selon Jean 9 / 1-7

premières lectures :  Épître aux Éphésiens 5 / 8-14 ; Ésaïe 2 / 1-5

chants :  53-04 et 46-05

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La guérison de cet aveugle, c’est le début d’une longue histoire, une histoire de témoignage et de foi : je vous invite à la relire en entier chez vous. Mais en attendant, la remarque des disciples de Jésus, elle, est l’expression d’un « bon sens » populaire qui mène l’humanité tout droit au fond du gouffre. Elle n’est pas qu’une « évidence » de comptoir. Elle remplit aussi les journaux, quel qu’en soit le mode de diffusion, ainsi que les plaidoiries dans les tribunaux, et jusqu’aux propos de certains ministres de notre gouvernement. Elle prend même parfois des dimensions philosophiques et scientifiques, sur la différence entre l’inné et l’acquis, le déterminisme social et génétique, etc. La question des disciples porte en elle-même sa réponse : « Qui a péché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ? » Mais comment une cécité de naissance pourrait-elle être causée par une faute personnelle ?! Pour les disciples comme pour tout le monde, si cet homme est ce qu’il est, ça vient donc de ses parents, de son milieu, de son histoire. Bref, ce n’est pas de sa faute… C’est aussi pour ça que la nouvelle et inique législation sur la fabrication des enfants pour n’importe quel « client » va impliquer à terme de pouvoir choisir les gamètes en fonction des antécédents, des donneurs : la route est grande ouverte vers l’eugénisme, parmi d’autres dérapages déjà prévisibles sinon voulus…

 

Mais ce n’était pas le sujet pour Jésus, devant cet aveugle-né et devant ses propres disciples. Implicitement, il nous renvoie la question : pourquoi êtes-vous aveugles depuis toujours ? Est-ce que c’est de votre faute ou bien à cause de votre origine ? Péché originel ou bien péché personnel ? Mais la théologie fait bien de ne pas séparer les deux : le péché personnel, l’aveuglement devant les œuvres de Dieu, est la manière dont chacun, sous sa propre responsabilité, vit le péché originel. Aveugles depuis toujours, nous le sommes, incapables de Dieu. Et en même temps, par nos remarques, nos questions, et même notre religion, nous assumons notre cécité, nous en tirons argument et voulons en tirer avantage. Mais Jésus n’est pas la Sécurité sociale ! Il est celui qui voit celui qui ne voit pas : « Jésus vit en passant un homme aveugle de naissance… » En fait, la phrase entière, malgré notre découpage en chapitres, est celle-ci : « Ils prirent des pierres pour les jeter sur lui, mais Jésus se cacha et sortit du Temple et, en passant, il vit un humain aveugle de naissance. » L’affirmation de sa divinité avait entraîné la lapidation de Jésus, car « les Juifs », comme dit l’évangéliste, ont persévéré dans leur aveuglement. Et voici que, hors du Temple, hors de leur religion, se tient un vrai aveugle…

 

Et Jésus le voit. Lui n’est pas aveugle. Dieu n’est pas aveugle ni sourd à la misère humaine, à la vie des gens, comme déjà le début de l’Exode le signifiait : « L’Éternel dit : “J’ai bien vu la misère de mon peuple qui est en Égypte, et j’ai entendu son cri à cause de ses oppresseurs, car je connais ses douleurs. Je suis descendu pour le délivrer…” » (Ex. 3 / 7-8a) Jésus ne dit pas autre chose à ses disciples devant l’aveugle-né, devant cet homme prisonnier de sa cécité – et, soit dit en passant, rejeté à cause de cette « imperfection ». Jésus ne va pas épiloguer sur la responsabilité de celui-là dans sa cécité ni dans son péché, il ne va pas en reporter la faute sur la société ni sur la génétique, il ne va pas discourir sur la méchanceté des gens à l’égard des infirmes ni sur leur mauvaise théologie à l’égard de l’infirmité. Jésus est un docteur, non pas dans le sens où il enseignerait, mais bien dans le sens où il soigne ! Jésus est un ministre, non pas dans le sens où il dirait aux autres ce qu’ils doivent faire, mais bien dans le sens où il « est venu pour servir et donner sa vie en rançon pour beaucoup ». (Matth. 20 / 28) Comme dans la parole de l’Éternel à Moïse à Horeb, l’apparition de Dieu et sa délivrance sont liées : si Jésus est venu, c’est pour servir et libérer ceux qui en ont besoin.

 

Est-ce à dire qu’il n’agit ainsi que lorsqu’on le voit ? Non, puisque, rappelez-vous, nous sommes aveugles de naissance, incapables de le voir, justement. Comme l’apôtre Paul l’écrivait : « Les (qualités) invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa divinité, se voient fort bien depuis la création du monde, quand on les considère dans ses ouvrages. Ils sont donc inexcusables, puisque, ayant connu Dieu, ils ne l’ont pas glorifié comme Dieu et ne lui ont pas rendu grâces ; mais ils se sont égarés dans de vains raisonnements, et leur cœur sans intelligence a été plongé dans les ténèbres. Se vantant d’être sages, ils sont devenus fous. » (Rom. 1 / 20-22) Étant dans les ténèbres, et incapables d’en sortir par eux-mêmes, les humains sont-ils alors condamnés à y rester ? Toute l’épître aux Romains dira le contraire ! Jésus ne vient pas pour faire ce que Dieu ne fait pas le reste du temps, mais il est venu « manifester les œuvres de Dieu », dit Jésus, les rendre visibles ! Jésus est l’action de Dieu pour nous auprès de nous. Il est « Emmanuel – Dieu avec nous » ! (Matth. 1 / 23)

 

Et puisque nous sommes aveugles, alors l’évangéliste nous explique que Jésus est la lumière, et non seulement pour l’aveugle-né rencontré ce jour-là, mais il est « la lumière du monde », au point qu’il ne fait jour que lorsque Jésus est « dans le monde ». Or ce jour est un temps de travail pour Jésus – et pour ses disciples aussi ? Mais pourquoi la guérison de l’homme aveugle a-t-elle besoin de tout un cérémonial, pourquoi une simple formule magique ne suffit-elle pas ? Les disciples expérimenteront, au pied de la montagne de la Transfiguration, que, non, la magie ne suffit pas… (Matth. 17 / 16-21) Mais Jésus-Dieu va manifester à ses disciples – et à l’aveugle, et à nous qui écoutons cette histoire – qu’il est le Créateur, notre créateur, refaisant de manière claire et imagée ce qui nous avait été dit dans la Genèse (2 / 7) sur la formation de l’être humain à partir de la « poussière de la terre », la salive de Jésus sortant de sa bouche renvoyant alors au « souffle de vie », ou même à la parole créatrice de Genèse 1. Et puis, Siloé ne signifie-t-il pas « Envoyé » ? Mais qui est envoyé ? L’aveugle-né pour s’y débarbouiller, bien sûr. Mais aussi Jésus, ainsi révélé comme l’Envoyé de Dieu : c’est à Siloé, grâce à l’Envoyé divin, que l’aveugle recouvre la vue. Et enfin, l’aveugle devenu voyant ne sera-t-il pas envoyé vers d’autres pour en témoigner ? C’est la suite de l’histoire, que j’évoquais en une phrase au tout début de cette prédication…

 

« Il nous faut travailler, tant qu’il fait jour, aux œuvres de celui qui m’a envoyé », dit Jésus. Ce « nous » est explicite, doublement. Il signifie certes que Jésus n’y est pas seul, mais que le Père est avec lui et en lui, comme il le dira un peu plus loin dans le même évangile : « je ne suis pas seul, car le Père est avec moi » (Jean 16 / 32). La théologie chrétienne dira que toute la Trinité est à l’œuvre. Mais ce « nous » adressé aux disciples nous désigne, nous, solidairement avec Jésus. Le travail est celui de Dieu – ses « œuvres » – et il est celui des chrétiens avec Jésus – « il nous faut travailler » – Jésus est comme l’interface entre Dieu et nous autres, chrétiens. Il est des deux côtés, vrai Dieu et vrai homme… C’est lui qui « travaille », et son travail est d’être « la lumière du monde ». Mais certains diront qu’il n’est plus là aujourd’hui. Si j’en crois notre texte, cela reviendrait à dire que nous sommes dans « la nuit », ou encore que notre cécité demeure : nous serions à jamais aveugles et n’aurions donc rien à faire qu’à y mourir… Certes le monde est dans la nuit là où il semble que Jésus n’est pas, là où « les œuvres de Dieu [ne sont pas] manifestées ». Mais n’a-t-il pas dit à ses disciples, et même à ceux qui doutaient : « Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde » (Matth. 28 / 20) ?

 

La critique est donc évacuée. Et l’Évangile est bel et bien pour nous, et non pas pour les murs ou les pierres… Jésus priera ainsi un peu plus loin : « Comme tu m’as envoyé dans le monde, moi aussi je les ai envoyés dans le monde. » (Jean 17 / 18) Nous sommes à Siloé. « Siloé », en grec, se dit « apôtre ». Selon un autre évangéliste, Jésus dira même : « C’est vous qui êtes la lumière du monde. » (Matth. 5 / 14) Ce qui n’est supportable, bien sûr, qu’après avoir entendu notre texte de ce matin : c’est avec Jésus, illuminés par sa présence, que nous œuvrons aux œuvres de Dieu, manifestant ainsi sa lumière – pas la nôtre ! – autour de nous. Cela suppose d’être passés par « le réservoir de Siloé ». Or bien souvent nous omettons ce passage. Bien souvent nous sommes des croyants qui nous contentons de savoir que Jésus est notre lumière, qu’il nous guérit et nous sauve… et puis c’est tout. Mais savoir n’est pas voir. Pour nous qui savons, la première question est là : avons-nous recouvré la vue ? Jésus a fait ce qu’il fallait, il nous a envoyés, et d’abord non pas vers les autres, mais pour que son œuvre de guérison s’accomplisse en nous.

 

Cela nous renvoie à une autre guérison dans le même évangile, celle de l’homme qui attendait en vain au bord de la piscine de Béthesda, à qui Jésus demanda : « Veux-tu retrouver la santé ? » (Jean 5/6) Car les arguments de cet homme s’apparentent à ceux que j’évoquais au début, dans le genre « ce n’est pas de ma faute… » Au sens propre dans ces deux histoires, il faut aller à l’eau ! L’aveugle-né de ce matin, dans ce sens, est bien plus coopérant que celui qui était couché au bord de l’autre piscine. Sommes-nous coopérants ? Acceptons-nous d’être guéris par Jésus ? C’est pour lui un travail à reprendre sans arrêt ! Et à quoi verrons-nous que nous sommes guéris ? L’aveugle-né devenu voyant ne va pas voir Jésus tout de suite, mais il voit et il est vu par les autres. Nous verrons que nous sommes guéris lorsque nous en verrons – et les autres aussi – les fruits. Comme l’écrivait Paul : « le fruit de la lumière consiste en toute sorte de bonté, de justice et de vérité. Examinez ce qui est agréable au Seigneur ; et n’ayez rien de commun avec les œuvres stériles des ténèbres. »

 

« Ce n’est pas ma faute » si moi je n’y arrive pas, et d’ailleurs les autres non plus… Recouvrer la vue est hors de ma portée, certes. Mais me laver et ouvrir les yeux, ça, normalement, je peux faire ! Et je n’ai pas besoin que les autres ouvrent les yeux pour ouvrir les miens, si j’ai été guéri. Et je ne peux pas dire que je n’ai pas été guéri, si je n’ai pas fait l’effort, le petit effort, d’aller me laver à Siloé… Comme si l’envoi vers la guérison et l’envoi en mission étaient concomitants, et non pas l’un après l’autre. C’est parce qu’il aura les yeux ouverts que l’ancien aveugle sera interrogé par les gens, et qu’il aura l’occasion de témoigner de sa guérison, et par là-même de son guérisseur qu’il n’a pas encore vu (Jean 9 / 8-41). Dans la vie de tous les jours, avons-nous les yeux ouverts ? Voyons-nous ? … quoi ? le monde, bien sûr, le monde auquel nous sommes envoyés par et pour « bonté, justice et vérité » : nos voisins, nos familles, les autorités, etc., tout comme pour l’homme de notre histoire. Et vous savez aussi bien que moi qu’il y en a, des lieux de ténèbres, dans ce monde, y compris chez nous. J’ai failli prendre le vieux cantique d’école du dimanche de Théodore Monod (in Alléluia, n° 52-18), vous savez : « “Je suis la lumière”, a dit le Seigneur ; avec moi, mon frère, ouvre-lui ton cœur. Le monde est plein d’ombre : brillons, brillons bien… » Mais je n’ai pas voulu vous faire chanter la suite, car nous pouvons briller ensemble, ou en tout cas en nous y encourageant, et non pas chacun « dans [son] coin sombre. » « “Je suis la lumière”, a dit le Seigneur. » Si nous faisons confiance à cette parole, nous qui n’avons rien à perdre, allons à Siloé, ouvrons les yeux et devenons apôtres. Tel est le cadeau que Dieu nous fait en Jésus-Christ. Amen.

 

Senones  –  David Mitrani  –  2 août 2020

 

 

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