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Ésaïe 63 / 15 – 64 / 3
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texte : Ésaïe, 63 / 15 – 64 / 3 (trad. : Bible à la colombe)
autres lectures : Épître de Jacques, 5 / 7-8 ; Évangile selon Luc, 21 / 25-33
chants : 32-12 et 31-22 (Alléluia)
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prédication :
Jésus disait à ses disciples : « Voyez ; vous savez, en regardant… » Le prophète Ésaïe disait : « Regarde et vois… » Mais ce n’est pas la même chose. Pourquoi ? Parce que le prophète, ici, ne s’adresse pas aux gens, ni même aux grands, mais à Dieu. Il lui demande d’intervenir maintenant, comme Dieu le fit autrefois en faisant sortir son peuple de l’Égypte « à main forte et à bras étendu » (Deut. 26 / 8 etc.). Dans cette position, dans cette prière, Ésaïe est à la même place que nous. Il constate l’absence de Dieu, et l’endurcissement et l’échec de son Église, de son peuple. Sur ce qui est de l’absence de Dieu dans les tracas que nous pouvons traverser, la finale du livre de Job répond assez à cette question pour ce qui est de l’Ancien Testament, de la sagesse des croyants de tout temps, de la réponse de Dieu, j’allais dire : en général. Jésus y répond de manière particulière, et bien sûr sa réponse à lui est la bonne, et c’est la nôtre. C’est que Jésus lui-même est la réponse à cette attente.
Mais cela n’empêche pourtant pas les chrétiens, vous et moi et d’autres, de se poser et de lui poser la question : « où sont ta jalousie et ta vaillance ? » On peut le dire, voire le crier, avec d’autres mots. « Pourquoi nous laisses-tu tomber alors que nous avons besoin de toi, toi qui prétendais nous aimer… ? » Mais Ésaïe prie et crie avec les mêmes accents que Job, et il faut bien que nous entendions ce discours, que nous reconnaissions que c’est aussi le nôtre, même si nous en avons peut-être honte. Car ces accents, les voici. C’est non seulement que Dieu nous laisse tomber, mais qu’il le fait sciemment : « tes compassions se refusent à moi », dit le prophète. Et pire : c’est Dieu qui nous a mis là où nous sommes ! Il ne s’agit pas dans ce texte de maladie ou de pauvreté ou de toute autre forme de détresse, mais de ce que le prophète Ésaïe reproche d’habitude à son peuple, à savoir l’infidélité, l’idolâtrie, de ce peuple. « Pourquoi nous fais-tu errer loin de tes chemins ? », demande-t-il. Dieu serait ainsi responsable de ce que nous nous sommes détournés de lui ?
Ésaïe fait-il de la mauvaise théologie en parlant ainsi ? Ou bien est-ce nous qui en faisons de la plus mauvaise, en n’osant plus penser que Dieu peut et veut nous « conduire dans la tentation » (Matth. 6 / 13), dans cette épreuve qui consiste à nous tromper à son sujet ? Car nous sommes idolâtres, comme l’était Israël. Et disant ceci, je ne pense pas à telle ou telle prise de position ou décision de notre Église ou d’une autre. Mais à notre éloignement de Dieu : nous préférons nos images de lui, celles qui nous conviennent, qui ne nous choquent pas, qui nous satisfont intellectuellement, plutôt que ce que le prophète appelle « la crainte envers [lui]. » Non pas qu’aucune des personnes ici présente, j’imagine, n’idolâtre Johnny Hallyday, Emmanuel Macron ou Donald Trump ! Je ne parle pas non plus des idoles idéologiques… encore que… Mais restons entre chrétiens qui savons relativiser le monde. Oui, nous relativisons les idoles des autres, et nous faisons bien : les idoles sont des mensonges, des vanités, elles n’existent pas, et n’exercent leur pouvoir sur les gens que tant qu’ils croient en elles. Mais nous ne savons pas trop relativiser les nôtres, car nous en avons, des idoles. Enfin… nous avons des images, des croyances, des piétés, une religion même, qui peuvent nous servir si nous les laissons à cette place-là, comme des outils ; mais qui deviennent des idoles si nous leur donnons la place qui ne revient qu’à Dieu seul.
Et combien souvent nous sommes nous-mêmes notre propre idole. Il m’est déjà arrivé – dans une autre paroisse, naturellement ! – de souligner combien nous sommes tous pécheurs « incapables par nous-mêmes d’aucun bien », comme nous le confessions autrefois avec le texte de Calvin et Bèze. Eh bien cela a choqué, à ma grande surprise. Que les gens de Daech soient d’infâmes pécheurs, cela s’entend bien (alors que ce n’est pas le sujet, ni pour eux ni pour nous). Mais que nous le soyons autant qu’eux, non. Pas moi, quand même, moi qui suis honnête, qui ne cherche pas à mal faire, qui fait tout ce que je peux pour les autres, pour l’Église, pour Dieu, ou même pour le pasteur ! Voilà le problème de notre époque, de toute époque : nous sommes contents de nous – ou alors nous sommes mécontents de nous, nous estimons que nous pourrions faire plus et mieux, être plus ceci ou moins cela, etc. En positif ou en négatif, c’est la même chose : nous nous plaçons au-dessus, nous regardons à nous-mêmes et à ce que nous sommes ou à ce que nous pourrions être. Nous sommes notre propre dieu…
Pourquoi donc Dieu – le vrai – permet-il que nous dérapions de la sorte ? Pourquoi ne nous met-il pas sous les yeux la réalité de notre péché, au lieu de nous laisser nous bercer d’illusions, ou pire : au lieu de nous avoir bercé d’illusions par la voix de serviteurs pas plus doués que nous autres ? C’est que la voix des faux prophètes est tentante, de tout temps là aussi. Il est plus agréable d’avoir un Dieu qui nous flatte, et que nous flattons en retour, en lui attribuant des attributs de puissance et de majesté… dont nous découvrons un jour, hélas, quand nous aurions besoin qu’ils s’exercent, qu’en fait ils n’existent pas, pas sous la forme sous laquelle nous les imaginions. Mauvais croyants mauvais dieu, dans un jeu de miroir pervers dans lequel les autres n’ont pas de place : et cela aussi est péché, car c’est dans la relation aux autres que se joue la vérité de la relation entre Dieu et moi. « Si quelqu’un dit : “J’aime Dieu”, et qu’il haïsse son frère, c’est un menteur, car celui qui n’aime pas son frère qu’il voit, ne peut aimer Dieu qu’il ne voit pas. » (1 Jean 4 / 20)
Le prophète lui-même est entré dans ce jeu de miroir : comment y échapper ? « Nous sommes depuis longtemps comme ceux que tu ne gouvernes pas », reproche-t-il à Dieu. Et quand je regarde ma vie, et quand je regarde celle de mon Église, la nôtre ensemble, je constate bien la même chose. Je ne parle pas là de la société, du monde : évidemment qu’ils sont comme des gens que Dieu ne gouverne pas, puisqu’ils refusent ou méconnaissent sa Parole, ne se préoccupent pas de qui il est ni de ce qu’il veut, aujourd’hui encore moins qu’hier. Non, je parle de nous, de nos vies à chacun, même aux meilleurs d’entre nous, et de la vie de notre Église, dans laquelle un jour il risque bien de ne plus y avoir personne. Nous serons toujours une Église bien vue par les autres, mais à l’intérieur les murs seront vides. Non ? Dites-moi que non ! Dites à Dieu que non ! Demandez-lui pourquoi, comme le faisait Ésaïe. Demandez-lui d’intervenir, et n’écoutez plus les voix tentatrices qui vous disent que Dieu n’agit que par nos mains à nous, nos sous à nous, notre bonté à nous : c’est la voix du monde, qui vous flatte et vous enterre, qui vous place sur un piédestal reposant sur le vide.
Faites comme Ésaïe : demandez Dieu à Dieu ! Avec bonne ou mauvaise théologie, avec bonne ou mauvaise religion, tournez-vous vers lui : « Ah ! si tu déchirais les cieux et si tu descendais… » C’est comme dans le De profundis – vous savez : le psaume 130 (5-6) : « J’espère en l’Éternel, mon âme espère. Et je m’attends à sa parole, et mon âme au Seigneur, plus que les gardes au matin… » Et de conclure (7-8) : « Israël, attends-toi à l’Éternel ! Car la bienveillance est auprès de l’Éternel, et la libération abonde auprès de lui. C’est lui qui libérera Israël de toutes ses fautes. » Voilà bien le même message que le texte d’Ésaïe pour nous autres aujourd’hui, comme pour Israël autrefois. « Attends-toi à l’Éternel ! » Ce n’est pas une mise en garde, comme si Dieu était le Père Fouettard… Mais c’est un appel à l’espérance : « redressez-vous et levez la tête, parce que votre délivrance approche », disait Jésus. « Prenez patience, affermissez vos cœurs », écrivait Saint Jacques.
Car si la Bible, par endroits, nous dit que c’est Dieu qui nous a mis là où nous sommes, là où nous en sommes, alors à combien plus forte raison sera-t-il capable de nous en sortir, comme de l’Égypte Moïse et les Hébreux. Mais pour ça il faut que nous regardions du bon côté, que nous ouvrions nos yeux sans nous laisser effrayer par ce qu’ils voient, car tout ce qu’ils voient en-dehors du Christ est tentation. Pour nous faire réagir, il faut bien qu’il vienne de telle manière que cela « ébranle [même] les montagnes », et que nous soyons nous aussi sortis de l’ornière « à main forte et à bras étendu » … Nous sommes comme des gens prisonniers d’une addiction : nous ne sommes plus capables de nous en sortir seuls, et pourtant nous refusons de demander de l’aide au seul capable de nous en donner. Nous sommes dès longtemps adonnés à l’idolâtrie, « addicts » – comme on dit aujourd’hui – à de fausses images de Dieu, à de fausses images de nous-mêmes, et à une fausse relation entre lui et nous, et donc aussi entre nous.
Or sa venue fracassante, elle a eu lieu. Comme le disait Jésus à ses auditeurs : « Amen, je vous dis que cette génération ne passera pas que tout cela n’arrive. » Or la génération en question est passée depuis belle lurette. Ce n’est donc pas d’une fin du monde physique dont parle ici Jésus, mais de sa manifestation glorieuse, qui a eu lieu paradoxalement sur la croix – paradoxe sur lequel l’apôtre Paul écrira bien des pages. Dieu a donné sa vie pour nous, et le fracas de cette nouvelle n’en finit pas de se poursuivre. Ce bruit a certes atteint nos oreilles à nous, mais il n’a pas toujours ni dans tous les domaines bouleversé nos existences. Il a créé et façonné notre Église dans un ébranlement de l’ancien monde religieux, juif, puis catholique, puis parfois protestant par ce que nous nommons des Réveils. Mais nous nous sommes accrochés à nos propres visions, nous avons transformé ou censuré les paroles de cette bonne nouvelle pour nous la rendre présentable à nous-mêmes et aux autres. À défaut d’avoir Abraham ou Israël – c’est-à-dire Jacob – pour pères, nous avons nos Réformateurs, nos martyrs, et l’esprit des Lumières et de l’humanisme.
Or « c’est toi, Éternel, qui es notre père, qui, dès l’éternité, t’appelles “notre rédempteur”… » Et en vérité nous avons besoin, il nous faut reconnaître, en celui qui nous a donné Jésus, le Père qui seul peut nous gouverner pour notre bien, tout comme tout ce qu’il a fait était « bien » (cf. Gen. 1), avant que le péché ne l’abîme en nous et autour de nous. Car oui, nous avons besoin d’être « rachetés », même si nous ne devinons pas bien à qui ou à quoi, mais nous savons être devenus des esclaves, heureux ou malheureux, mais des esclaves. Nous avons besoin qu’au-delà de nos mots ou de nos idées, au-delà même du christianisme et de la Réforme, la croix du Christ vienne en profondeur chambouler nos existences individuelles, nos relations, notre Église. Et nous savons que notre Dieu peut le faire, qu’il est, en Jésus, le seul rédempteur. « Je sais que mon rédempteur est vivant, et qu’il se lèvera le dernier sur la terre », confessait Job (19 / 25). Si nous et notre Église, nous sommes du « ciel et [de] la terre », alors nous » passerons » comme eux, et plutôt vite que lentement… Mais si nous et notre Église vivons des paroles du Seigneur, nous demeurerons pour toujours, car « mes paroles ne passeront pas », a dit Jésus, celui qui nous a « rachetés à grand prix » (1 Cor. 6 / 20 ; 7 / 23). Puisse donc l’espérance chrétienne redevenir nôtre, non plus en doctrine mais en vérité. « Attendons-nous [vraiment] à l’Éternel. » Dieu a « regardé du ciel », et il a déchiré le ciel, il est venu chez nous. Quant à nous, écoutons et gardons la Parole de Dieu pour en vivre et la partager, car l’Église, c’est ça, rien d’autre. Christ seul. Amen.
Raon-l’Étape – David Mitrani – 10 décembre 2017