Ésaïe 58 / 3-12

 

texte :  Ésaïe 58 / 3-12

premières lectures :  Deutéronome 8 / 7-18 ; deuxième épître aux Corinthiens 9 /6-15 ; Évangile selon Marc 8 / 1-9

chants :  46-02 et 46-03

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« Ça sert à quoi, tout ça ? Ne me demandez pas de vous suivre… » C’était Maxime Le Forestier qui chantait ça quand j’étais jeune… Mais Dieu n’a pas attendu les ados soixante-huitards pour recevoir de telles remarques ! « Que nous sert de jeûner ? Tu ne le vois pas ! » « À quoi ça sert d’être chrétien ? Il nous arrive les mêmes malheurs qu’aux autres ! » Combien de fois ce genre de phrase n’a-t-il pas été prononcé à nos oreilles ? Peut-être même par nos bouches, ou au moins dans nos têtes… ? Toutes les fois, en fait, que nous tenons les mêmes raisonnements que les gens de l’époque d’Ésaïe, c’est-à-dire toutes les fois que nous croyons que notre religion et nos œuvres pies ou morales doivent servir à quelque chose, et en particulier à quelqu’un de bien particulier : nous-même ! Il faut bien sûr s’attarder, outre ce raisonnement purement intéressé, sur ce que cela révèle de l’image de Dieu que nous avons alors : l’image d’un Dieu comptable, image que j’ai déjà, à la suite de la Bible, souventes fois révoquée devant vous.

 

Alors Dieu, par son prophète, reprend cette image, il prend les Judéens à leur propre jeu, à leur propre théologie. « Si je suis un tel Dieu, regardez mieux ce que j’ai à compter à votre propos ! » Ainsi, déjà dans l’Ancien Testament, à des gens qui arguent d’une religion des œuvres, Dieu répond en les appelant à reconnaître leur péché. Il les appelle à être au clair sur leurs propres œuvres dont ils prétendent que Dieu devrait les prendre en compte. Et voici le résultat de ce regard sans concession : ces œuvres sont mensongères, voire mauvaises. Certes, nous autres protestants ne jeûnons pas pour des raisons religieuses, entre autres à cause de ce texte d’Ésaïe. Mais la nature humaine nous fait bien tenir les mêmes raisonnements sur d’autres choses. Et puis – ce qui est bel et bon – notre foi nous permet des œuvres bonnes, riches en générosité, en solidarité, en souci des autres… jusqu’à un certain point. C’est ce point qui est ici en question, c’est à ce point, pas avant, que se posent les questions.

 

Car, d’une part, il y a un moment où nous ne pouvons plus, soit parce que les gens nous déplaisent par trop, soit parce que la suite semble hors de notre possibilité. Aucune des deux raisons ne nous est reprochée par quelque texte que ce soit, elles disent seulement que nous ne pouvons plus… Mais il y a aussi un autre point où nous baissons les bras, c’est lorsque nous-mêmes exprimons le besoin d’être non plus dispensateurs de bienfaits, mais bénéficiaires… Nous aspirons à une réciprocité, puisque Jésus nous a dit : « Aimez-vous les uns les autres » ; mais nous ne voyons rien venir. Et notre besoin, et aussi notre révolte, s’expriment non pas contre ceux qui ne nous accompagnent pas, mais contre Dieu lui-même, dont nous pensons alors qu’il exigeait de nous que nous réussissions, l’obligeant ainsi à nous secourir par récompense – une récompense à laquelle nous n’aurions jamais pensé si nous n’étions pas tombés ! Je vous l’ai dit : la question se pose non pas parce que nous aurions de tout temps une mauvaise théologie, mais seulement lorsque nous ne pouvons plus faire, lorsque nous n’en pouvons plus.

 

À ce moment-là, il nous faut entendre ce que le prophète proclame. C’est que Dieu ne nous demande pas d’être par terre, ni par humilité ni par nécessité. Dieu ne veut ni notre religion ni notre défaite. Dans ce texte, c’est ce que, pour ma part, je considère comme le plus important. Car s’il n’y a pas ça, le reste devient pervers, cercle vicieux sans fin où l’exigence entraîne la repentance dont on n’est relevé qu’en vue de la réitération de l’exigence qui fait qu’on tombe encore plus bas, etc. Mais non : ici, ce n’est pas la réitération de l’exigence, où la morale sociale remplacerait la religion rituelle. Mais c’est un encouragement, et c’est ainsi que nous devons le prendre. Un encouragement à bien faire. Mais non pas faire parce qu’il le faudrait, pour Dieu ou pour moi. Faire parce que, simplement, des gens que je connais en ont besoin. Et afin que la satisfaction du besoin des autres puisse me faire oublier mon propre besoin, puisse me faire comprendre que Dieu s’occupe de ce dont j’ai besoin, quand bien même je n’en verrais rien du tout. « Offre à l’affamé ce que tu désires toi-même », dit le prophète.

 

Ainsi, la limite de ma générosité n’est pas que moi aussi j’ai besoin, mais seulement qu’il y a des choses que je ne peux pas faire. La paix et le salut de la planète et de toute l’humanité, non plus que leur guérison ou leur rassasiement, ne sont entre mes mains, ni entre les vôtres. Ceux qui vous culpabilisent en vous disant le contraire sont hérétiques ou malhonnêtes. Dieu nous a donné la raison pour que nous puissions voir ou entrevoir ce qui est nécessaire aux autres, et ce que je puis y faire. Il serait donc inhumain de ne pas le faire, selon les possibilités qui me sont offertes. Là, le prophète est réellement critique à notre égard. Aussi dois-je, pour des raisons humaines et parce que Dieu épouse les besoins des humains, accomplir ces choses que, par amour, je fais naturellement, quand je laisse tomber ma peur des autres et ma peur de manquer. Le prophète nous invite donc à abandonner ces peurs, pour faire ce qu’en tant qu’hommes et femmes solidaires nous avons à faire.

 

Mais je veux revenir, par-delà la prophétie d’Ésaïe, à la question de départ : oui, mais quand je ne peux plus, qui va faire pour moi ? Le judaïsme rabbinique a une réponse claire : « Si je ne fais pas pour moi, qui fera pour moi ? Et si ce n’est pas maintenant, alors quand ? », dit la Mishna. Vous entendez bien que la question est purement rhétorique. Pour le judaïsme rabbinique, c’est à moi de m’occuper de moi et de mon salut… Mais vous avez aussi entendu les trois premières lectures, plus évangéliques que la Mishna : c’est Dieu qui s’occupe de moi, c’est lui qui me nourrit et qui me sauve, c’est lui qui me donne ce que je puis alors donner aux autres. Comme Paul l’écrit : « Dieu a le pouvoir de vous combler de toutes sortes de grâces, afin que, possédant toujours à tous égards de quoi satisfaire à tous vos besoins, vous ayez encore en abondance pour toute œuvre bonne. » C’est une affirmation de foi !

 

C’est comme dans Le Petit catéchisme de Luther. Rappelez-vous son explication du premier article du Credo : « Je crois que Dieu m’a créé ainsi que toutes les autres créatures. Il m’a donné et me conserve mon corps avec ses membres, mon esprit avec ses facultés ; il me donne tous les jours libéralement la nourriture, le vêtement, la demeure, la famille et toutes les choses nécessaires à l’entretien de cette vie ; il me protège dans tous les dangers, me préserve et me délivre de tout mal ; et cela, sans que j’en sois digne, par sa pure bonté et sa miséricorde paternelle. Je dois, pour ces bienfaits, le bénir et lui rendre grâces, le servir et lui obéir. C’est ce que je crois fermement. » Comment un chrétien pauvre, ou handicapé, ou abandonné des siens, sans cesse accablé de dangers multiples, pourrait-il confesser ainsi sa foi ? Eh bien il le peut. C’est une affirmation de foi, une question de confiance. Cela ne relève pas de la vue, sinon on tombe dans l’idolâtrie que je dénonçais tout à l’heure, d’un Dieu comptable.

 

Je sais, par la foi, que Dieu me donne tout ce dont j’ai besoin, quand bien même je n’en verrais rien du tout. Je sais qu’il conserve mon corps en vue de ce qu’il attend de moi – et peut-être ce qui y manque déjà par maladie ou opération, comme pour d’autres par naissance ou accident, ne devait sans doute plus servir à ça. De même pour tout le reste. Ce n’est pas que je doive être reconnaissant pour ce qui me manque ou pour tout ce que j’ai perdu. Mais seulement réaliser que Dieu m’aime et m’envoie tel que je suis, car c’est tel que je suis, avec mes manques, mes faiblesses, mes pauvretés, que je suffis à Dieu, que je suis riche pour lui et envoyé par lui pour témoigner de sa lumière, qui est aussi richesse pour les autres, riches ou pauvres, malades ou bien portants… Comme Moïse le disait : « Garde-toi de dire en ton cœur : “ma force et la vigueur de ma main m’ont acquis ces richesses”. Tu te souviendras de l’Éternel, ton Dieu, car c’est lui qui te donne de la force pour acquérir ces richesses. » Peut-être avons-nous besoin que Dieu nous le rappelle de temps en temps, des rappels qui font parfois très mal…

 

Le récit de la multiplication des pains nous montrait Jésus nourrissant les foules, et c’est bien lui qui le fait, même si ce sont ses disciples qui distribuent la nourriture. De même, ce que le prophète exigeait de ses lecteurs a aussi pour but de manifester que c’est Dieu qui « te guidera constamment, il te rassasiera dans les lieux arides et redonnera de la vigueur à tes membres. Tu seras comme un jardin arrosé. » Tout être humain s’enrichit de ce qu’il donne, point n’est besoin d’avoir lu la Bible pour le savoir, encore que beaucoup de gens l’ignorent quand même… C’est vrai aussi des biens spirituels. J’ai déjà dû vous dire combien moi-même je ressors enrichi des études bibliques que j’anime pourtant de manière relativement magistrale, ou des cultes où je prêche et préside la cène que nous célébrons ensemble, ou des visites que je rends à des membres de la paroisse. Bref, mon ministère n’a pas pour but de me satisfaire, et quand j’en regarde la réalité je vois bien tout ce que je fais mal ou que je ne fais pas. Mais ce que je fais pour d’autres me profite aussi à moi.

 

Dans tout ceci, sommes-nous loin d’une Fête des Récoltes ou d’un culte d’offrande ? Non. Des générations de trésoriers ont récité devant des paroissiens plus ou moins convaincus ce verset de Paul : « Que chacun donne comme il l’a résolu en son cœur, sans tristesse ni contrainte ; car Dieu aime celui qui donne avec joie. » Que votre cœur continue donc à se résoudre à donner beaucoup, à ceux que vous aimez, à ceux qui se trouvent sur votre chemin, à ceux-là-même que vous n’aimez pas, quelque crainte que vous puissiez avoir pour vous-mêmes. « Alors tu appelleras, et l’Éternel répondra ; tu crieras, et il dira : “Me voici !” ». Non pas à cause de ce que tu auras fait, mais parce que tu auras besoin de lui. Quand Jésus disait : « Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés, et je vous donnerai du repos » (Matth. 11 / 28), il supposait non des oisifs, mais des gens « fatigués et chargés » de poids trop lourds à porter. Ainsi il rajoutait : « Car mon joug est facile, et mon fardeau léger. » (v. 30)

 

De quoi pourrait-on être trop lourdement chargé, lorsqu’on est dépréoccupé de soi dans la confiance en Dieu, sinon du « jeûne » qu’Ésaïe demande : « Détache les chaînes de la méchanceté, dénoue les liens du joug, renvoie libres ceux qu’on écrase, et que l’on rompe toute espèce de joug ; partage ton pain avec celui qui a faim et ramène à la maison les pauvres sans abri ; si tu vois un homme nu, couvre-le, et ne te détourne pas de celui qui est ta chair. » Pour en être déchargé, pour que le fardeau devienne facile à porter, cela suppose qu’on l’ait porté, cela suppose non pas qu’on le regarde comme un travail à faire qu’on ne fera pas, mais comme l’existence normale qu’on mène, comme la pratique normale d’un être humain délivré de la peur. C’est avec un tel fardeau qu’on peut s’approcher de Jésus, lui qu’on a suivi jusque-là, pour recevoir de lui ce dont on a vraiment besoin : lui-même, lui qui prend nos fardeaux sur lui, lui qui prend notre existence elle-même sur lui. « Alors ta lumière poindra comme l’aurore, et ta guérison germera promptement. » Amen.

 

Senones (Récoltes)  –  David Mitrani  –  6 octobre 2019

 

 

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