Ésaïe 42 / 1-12

 

texte :  Ésaïe 42 / 1-12

premières lectures :  Épître aux Romains 12 / 1-8 ; Évangile selon Matthieu 3 / 13-17

chants :  23-13 et 46-08

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Paroles d’adoption, comme celles qui autrefois légitimaient un roi dans l’ancien Proche-Orient. Paroles d’adoption par lesquelles Dieu légitimait son roi. Paroles d’adoption qu’espère Ésaïe pour le jour où Jérusalem verra enfin un roi fidèle au Dieu qui l’adoptera comme fils – façon humaine de parler… Paroles d’adoption au pluriel, selon les différents manuscrits évangéliques et entre les récits du baptême et ceux de la transfiguration. Paroles de transformation, de celui qui reçoit ces paroles, de celui qui les entend. Entre Dieu, l’élu de Dieu, et le peuple croyant, de nouvelles relations, une nouvelle équation non seulement sociale, mais spirituelle. Au baptême de Jésus, Dieu parle. Mais Jésus n’en avait pas besoin ! Nous lecteurs, nous en avons besoin. Ainsi, par l’intermédiaire d’Ésaïe, Dieu s’adresse à nous, il nous présente son « serviteur », son « élu », celui sur qui repose son « Esprit ».

 

Les évangélistes, tout comme les théologiens chrétiens, ont reconnu dans ce texte d’Ésaïe la prophétie non pas d’un roitelet de Judée, mais du Christ lui-même. Dieu prévenait d’ailleurs le prophète et ses auditeurs : ce qu’il annonce sera nouveau, et non quelque chose d’attendu, de normal, d’ordinaire. Or qu’est-ce qui est ordinaire ? À ses disciples amateurs de pouvoir, « Jésus dit : “Vous savez que les chefs des nations les tyrannisent, et que les grands abusent de leur pouvoir sur elles”. » (Matth. 20 / 25) Vous avez bien entendu que ce n’est pas un tel chef que la prophétie d’Ésaïe nous décrit. Quelques pages plus loin, le même prophète parlera ainsi du même serviteur, et nous méditons ce texte chaque année lors des célébrations de la Passion du Christ : « Il a été maltraité, il s’est humilié Et n’a pas ouvert la bouche, Semblable à l’agneau qu’on mène à la boucherie, À une brebis muette devant ceux qui la tondent ; Il n’a pas ouvert la bouche. Il a été emporté par la violence et le jugement… » (És. 53 / 7-8a) Étrange roi, chef ô combien paradoxal…

 

Mais c’est bien ce chef que décrit le prophète, et l’attribut de ce chef, la caractéristique de sa mission, s’exprime par un mot qui revient 3 fois dans le premier tiers de notre texte : le « droit ». Il doit le « révéler aux nations », le « révéler selon la vérité », et enfin l’ « établir sur la terre ». Vaste programme qui est loin d’être achevé. Nous avons sans cesse devant les yeux et les oreilles que le monde ne fonctionne pas ainsi, nous en revenons toujours à la déclaration de Jésus à ses disciples qui se disputaient les portefeuilles ministériels avant l’heure… Mais après tout, nous, nous savons ! Oui, mais le monde ne sait pas. Le monde ne connaît pas, ne voit pas, ne reconnaît pas, la gloire du Dieu créateur de l’univers. Il n’a qu’une vague idée du « droit », justement, qui dans la réalité quotidienne est souvent le droit du plus fort, l’intérêt des puissants pour le maintien ou l’accroissement des inégalités, le rejet de ceux qui sont à la traîne ou pire : désignés à la vindicte populaire !

 

Le monde ne sait pas. Le Christ serviteur a-t-il échoué ? Non. Le message qui le désigne, lui, comme le serviteur choisi, aimé de Dieu, est allé et continue d’aller jusqu’au bout de la terre, jusqu’aux plus lointaines nations, et aucune dictature ni aucune persécution ne sait faire taire ce message. Et nous avons à continuer à porter ce message à ceux qui ne le connaissent pas, que ce soit au bout de la terre ou que ce soit à notre porte. Nous avons à révéler à ceux qui ignorent le droit et à ceux qui méprisent le droit que Dieu, le seul Dieu, le seul Nom qui pèse, aime le droit et la justice, et non pas l’or ou l’argent, ni les statues ou les sacrifices. Mais ce droit ne se révèle que « selon la vérité ». Et comment le prophète décrit-il « la vérité » ? Par la faiblesse, la discrétion, le souci de ce qui est petit, de ce qui ne compte pas. La forme et le fond sont une seule chose : celui qui hurle la vérité sur les gens est un menteur, seul celui qui parle aux autres avec amour et oubli de lui-même parle la vérité. Le Christ est la vérité, il a incarné cette vérité jusqu’à une mort indigne. Il n’a pas pris le pouvoir, il n’a brisé aucun roseau abîmé…

 

« Il n’a pas faibli », comme l’annonçait le prophète. Comme l’écrivait Saint Jean : «  Avant la fête de Pâque, […] Jésus, qui avait aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’au bout. Pendant le repas, […] Jésus se leva de table, ôta ses vêtements et prit un linge dont il s’entoura. Ensuite il versa de l’eau dans un bassin et se mit à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le linge qu’il avait à la ceinture. […] Après leur avoir lavé les pieds et avoir repris ses vêtements, il se remit à table et leur dit : “Comprenez-vous ce que je vous ai fait ? Vous m’appelez le Maître et le Seigneur, et vous dites bien, car Je suis. Si donc je vous ai lavé les pieds, moi le Seigneur et le Maître, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns aux autres”. » (Jean 13 / 1-5. 12-14) Il ne s’est pas contenté de donner cet exemple, il est mort sur la croix. La vérité, celle qui lave les pieds des pauvres, a été humiliée et clouée au bois. La vérité ne saurait régner dans un monde pécheur, séparé de Dieu. La vérité est incompatible avec le déni du droit, que ce soit le droit de Dieu ou le droit des pauvres, car c’est le même ! Elle ne peut être que rejetée.

 

Pourtant « le droit [a été] établi sur la terre » par cette croix elle-même. Où ça ? Pas dans le monde, hélas. Alors je reprends la réplique de Jésus à ses disciples impatients du pouvoir : « Il n’en sera pas de même parmi nous. Mais quiconque veut être grand parmi vous, sera votre serviteur et quiconque veut être le premier parmi vous sera votre esclave. C’est ainsi que le Fils de l’homme est venu, non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour beaucoup. » (Matth. 20 / 26-28) Il parlait de lui, bien sûr. Mais il parlait aussi d’eux à ses disciples. « Il n’en sera pas de même parmi vous », nous disait-il. L’Église, le lieu des disciples, non seulement n’est pas le lieu du pouvoir, mais elle est le lieu du témoignage, le ferment, les prémices, du droit de Dieu « sur la terre ». L’est-elle ? Ne pensez pas aux autres communautés chrétiennes, ni à d’autres époques, ni à d’autres lieux.

 

Car l’Église, ici aujourd’hui, c’est vous et moi. Mais ne pensez pas non plus institutionnellement. C’est de notre vie chrétienne qu’il est question, c’est-à-dire de notre vie tout court, en tant que nous sommes chrétiens, que nous sommes serviteurs de ce serviteur, en tant que nous sommes serviteurs et témoins d’une vérité qui ne s’impose pas, mais qui se propose dans la reconnaissance de l’autre, l’humilité et le service. Et cela, que ce soit dans la communauté que nous formons, que ce soit dans nos foyers, que ce soit dans nos lieux de travail ou d’engagement, de vie sociale en général. « Moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre. Si quelqu’un veut te traîner en justice, et prendre ta tunique, laisse-lui encore ton manteau. Si quelqu’un te force à faire un mille, fais-en deux avec lui. » (Matth. 5 / 39-41), etc. Vous connaissez aussi bien que moi le Sermon sur la montagne, et pas plus que moi vous ne le mettez en pratique. Alors oui, le monde va mal, et nous allons mal… !

 

Mais nous qui connaissons le Christ, et qui le connaissons en tant que Jésus crucifié, et non pas d’abord comme le Tout-puissant, à la différence des autres qui ne le connaissent pas ou le méconnaissent, nous pouvons sans cesse nous tourner vers lui, revenir à lui, abandonner nos « prétentions excessives et déraisonnables », comme écrivait l‘apôtre Paul. Nous pouvons nous mettre à nouveau, comme lui, sous l’Esprit de Dieu, afin de nous laisser guider par lui. Comme Paul l’écrivait aussi quelques lignes plus loin : « Ne vous vengez pas vous-mêmes, bien-aimés, mais laissez agir la colère, car il est écrit : “À moi la vengeance, c’est moi qui rétribuerai, dit le Seigneur.” Mais “Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger ; S’il a soif, donne-lui à boire”… » (Rom. 12 / 19-20)

 

Alors, si nous entendons la parole bonne de Dieu à notre sujet, nous pouvons aussi l’entendre nous la dire lui-même, directement à nous, comme pour Jésus lors de son baptême, comme dans le second tiers de notre extrait d’Ésaïe. Ne recevez donc pas la prophétie d’Ésaïe comme un discours qui parle de vous, mais comme une parole d’adoption qui vous est redite à vous, personnellement : « Moi, l’Éternel, je t’ai appelé pour la justice Et je te prends par la main, Je te protège et je t’établis Pour une alliance avec le peuple, Pour être la lumière des nations, Pour ouvrir les yeux des aveugles, Pour faire sortir de prison le captif Et de leur cachot les habitants des ténèbres. Je suis l’Éternel, c’est là mon nom. » C’est à Jésus qu’il l’a dit, de toute éternité, lui le Père, à lui, le Fils unique. Mais si l’Auteur de la Bible a jugé bon que cela figure dans le Livre, ce n’est pas pour nous ouvrir une lucarne indiscrète sur l’intimité de la Trinité, c’est pour que nous l’entendions pour nous-mêmes, c’est pour que nous le recevions et le réalisions dans nos vies, comme individus chrétiens et comme Église.

 

Le projet de Dieu ne change pas, depuis la première lettre de la Bible jusqu’à la dernière. Ce projet est un dialogue avec l’être humain, qui les concerne tous, car sa grâce est pour tous (Apoc. 22 / 21). De cela nous sommes témoins non pas les uns devant les autres, mais bien devant le monde, devant les incroyants, les païens, les athées, et devant la société. Nous en sommes témoins lorsque nos paroles agissent. Alors toute la création, hommes et bêtes, montagnes et déserts, mers et îles, pourra chanter librement la louange du créateur et la louange du serviteur, comme y invite la fin du texte. Car alors tous le connaîtront comme le ressuscité, celui qui les aura eux-mêmes ressuscités, libérés, restaurés. Mais n’oublions pas : le témoignage n’est recevable que de la part de pécheurs pardonnés, humbles et eux-mêmes serviteurs. Il n’est pas recevable de la part de gens qui mentent à la vérité, qui se croient purs ou qui ne veulent pas être pardonnés, qui transforment le service en pouvoir et le témoignage de Jésus en témoignage de leurs propres œuvres.

 

Certes nous avons un avantage, mais il n’est pas pour prendre pouvoir sur qui que ce soit, il est pour servir. « L’Évangile est puissance de Dieu pour le salut de quiconque croit », écrivait Paul (Rom. 1 / 16). L’Évangile, pas mes œuvres, pas moi. Or l’Évangile, c’est l’Évangile du serviteur, c’est l’Évangile du crucifié, c’est l’Évangile de la main tendue et de la joue tendue, de l’abandon confiant à Jésus qui dit : « viens et suis-moi » (Marc 10 / 21) en marchant vers sa Passion. « Le disciple n’est pas plus que le maître, ni le serviteur plus que son seigneur. Il suffit au disciple d’être comme son maître, et au serviteur comme son seigneur. » (Matth. 10 / 24-25) Le chemin de l’humble service est tracé pour nous, ouvert par Jésus-Christ. C’est le chemin qui mène à la vie, à cause de lui. C’est le chemin sur lequel nous rencontrons les autres, les gens, les plus petits, ceux qui sont retenus en toutes sortes de prisons dorées ou glauques, « habitants des ténèbres ». L’Évangile ne tonitrue pas, il aime et il guérit. Il ne peut pas faire l’économie de la croix. Mais là est notre salut et notre vie éternelle, là est la lumière du monde dont nous ne pouvons être que les reflets pâles mais obligés. Notre Dieu est un Dieu crucifié, mais là est sa victoire, et la nôtre avec lui si nous ne nous trompons pas de chemin, si nous restons derrière lui à la rencontre des autres. Amen.

 

Saint-Dié  –  David Mitrani  –  9 janvier 2022

 

 

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