Épître aux Romains 13 / 8-14

 

texte :  Épître aux Romains 13 / 8-14

premières lectures :  Zacharie 9 / 9-12a ; Évangile selon Matthieu 21 / 1-11

chants :  31-03 et 36-29

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« Ne devez rien à personne. » Cette phrase sonne bizarrement à mes oreilles ! Elle fait si facilement le jeu de ceux qui veulent rester chez eux, de ceux qui veulent s’en sortir tout seuls, des apôtres de l’isolationnisme sous toutes ses formes. Je l’imagine gravée sur une tombe : « Je ne dois rien à personne… » Triste bilan d’une vie dont tout porte à croire qu’elle fut triste et solitaire, elle aussi. De plus, comme l’équilibre n’est pas de ce monde, si vraiment je ne dois rien à personne, alors il y a fort à parier que ce sont les autres qui me doivent. Maître ou esclave. Encore que si l’esclave doit tout à son maître – excusez cette image peu actuelle – le maître doit tout à ses esclaves sans qui il ne pourrait pas « fonctionner ». Seul sur une île alors ? Pas même. Car si, dans ce rêve-cauchemar, je ne dois rien à d’autres humains, je dois beaucoup à la nature qui me nourrit et qui m’empêche de sombrer dans la folie. Et puis… ne devais-je pas quand même un peu quelque chose à mes parents, ma famille – qu’elle fût belle ou monstrueuse – à tout ce qui m’a constitué, construit, modifié, avant de me retrouver sur cette île déserte ? Bref, vous l’avez compris, « je ne dois rien à personne » est un énorme mensonge. Ça ne fait que nier avec mépris tout ce que je dois, en fait, aux autres. C’est une proclamation d’indépendance de celui qui veut rester esclave de lui-même, esclave de ses origines et de sa culture, de son idéologie.

 

Mais ça peut être aussi le souci de ne pas peser sur les autres. On le rencontre alors souvent dans la bouche de personnes dépendantes, mais comme le regret d’une volonté impossible à mettre en œuvre. Combien, encore valides, n’osent pas déranger en demandant un service ou un transport ?! On leur répond alors que, si, ils ont bien le droit de dépendre des autres, qui le leur doivent bien… C’est vrai, mais c’est aussi de l’idéologie. Au « je ne veux rien devoir à personne » s’oppose alors cette idéologie selon laquelle tout le monde doit dépendre de tout le monde, comme s’il était bon de n’être point autonome, comme s’il était souhaitable de peser sans cesse sur tout le monde. Certains ont bien compris comment faire, d’ailleurs, en frappant à tous les guichets, en tendant les mains pour recevoir des uns et des autres sans jamais rien offrir. On comprend alors pourquoi l’apôtre Paul écrivait cette exhortation : « ne devez rien à personne… » qui résonne comme un appel à être adulte et respectueux des autres.

 

D’autant que la phrase ne se termine pas là, vous l’aviez remarqué, bien sûr ! « Ne devez rien à personne, si ce n’est de vous aimer les uns les autres. » Face à l’obligation légale, l’obéissance aux commandements, mais aussi face à ce système du don et de la dette dont je viens de vous montrer quelques aspects pervers, Paul oppose l’amour. Vous savez que, dans ses lettres, l’amour n’est pas défini comme un sentiment, mais comme l’exercice exigeant qui consiste à faire passer l’autre avant moi. Si « le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point » (Blaise Pascal), au sens courant de cette phrase, par contre l’amour, lui, a des raisons parfaitement connaissables par l’Évangile – mais peut-être pas par la raison rationnelle, et c’est sans doute ce que Pascal voulait dire… Paul cite tous les commandements de forme négative de la « seconde table », pour les remplacer par le commandement de l’amour du prochain (Lév. 19 / 18) censé tous les résumer.

 

Mais le raisonnement n’est pas légaliste : Paul déclare que « l’amour ne fait pas de mal au prochain. » Ainsi, si nous voulons savoir en quoi consiste l’amour, il nous faut nous demander qu’est-ce qui « ne fait pas de mal à [mon] prochain », à telle ou telle personne que je connais. Non pas m’avancer avec ma propre idée du bien, mais avec la volonté de ne pas faire de mal. Dans l’amour, je le répète, le sujet c’est l’autre. Non pas « je l’aime » mais « comment ne pas lui faire de mal ». Ça n’a rien à voir avec l’amour dévoyé dans notre monde, où l’on peut à la fois prétendre aimer quelqu’un et le violer ou lui taper dessus – quelle horreur ! Certains trouverons que ma définition de l’amour n’est pas assez exigeante, et que l’amour c’est plus que ça. Bien. Mettons d’abord en pratique cette définition supposée insuffisante, on verra ensuite pour aller plus loin ! Le mieux est l’ennemi du bien, et nous sommes toujours très doués pour nous défiler devant notre devoir.

 

Car cet amour, comme l’écrit Paul, nous le devons aux autres. En tout cas, nous nous le devons les uns aux autres. Mais nous n’y arrivons pas. Nous ne nous offrons pas mutuellement tout ce qui ne peut pas faire de mal, tout au plus ne nous battons-nous pas ouvertement ou bien restons-nous entre copains sans nous mélanger… Nous formons une gentillette association de gens réputés honnêtes, nous y vivons d’ailleurs des choses bien sympathiques, comme ce qui nous attend à l’Espace François-Mitterrand après ce culte ! Mais nous avons besoin, chacun de nous, d’autre chose pour que nous puissions former ensemble Église, une Église liée par l’amour mutuel. Que nous manque-t-il, de quoi avons-nous besoin, pour faire notre devoir chrétien envers nos frères et sœurs, c’est-à-dire « [nous] aimer les uns les autres » ? Nous le savons bien, puisque nous sommes ici : « revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ » ! Un peu plus haut, Paul écrivait aussi : « revêtons les armes de la lumière ». Il ne parlait pas d’autre chose que de l’amour, il n’évoquait pas je ne sais quelle prouesse spirituelle. Nous ne disposons que d’une seule « arme », et c’est Jésus-Christ.

 

Mais ce n’est pas pour le mettre sur nos étendards. C’est pour le « revêtir » nous-mêmes. Revêtir l’amour, c’est revêtir Jésus-Christ, lui qui nous « a aimés jusqu’au bout » (Jean 13 / 1). Mais il ne faut pas se tromper de logique, il ne faut pas croire qu’aimer, c’est être « revêtu de Christ ». C’est dans l’autre sens que « ça marche », c’est « revêtus de Christ » que nous devenons capables d’aimer du même amour que lui. Parce que ce n’est plus nous, mais lui qui aime à travers nous. Revêtir le Christ Seigneur, c’est le laisser diriger notre vie, c’est le laisser en nous aimer nos amis et nos ennemis, trouver et leur faire tout ce qui ne leur fait pas de mal. Le texte de ce matin est bien choisi pour une entrée dans l’Avent : il ne nous demande rien d’autre que de nous attendre à Jésus-Christ, de le laisser s’approcher et prendre autorité sur nos vies pour lesquelles il a donné la sienne. Ce n’est pas pour rien que les textes de l’Avent et de Noël font écho aux récits de la Passion. Comme Jésus lui-même l’a dit : « il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » (Jean 15 / 13) … et il l’a fait. Sa venue et sa croix se répondent et signifient la même chose : son amour pour nous.

 

L’apôtre Paul nous permet d’exploiter cette image du vêtement. Si nous en revêtons un nouveau, il vaut mieux enlever le précédent ! « Dépouillons-nous donc des œuvres des ténèbres », écrit-il, et, un peu plus loin, « ne vous mettez pas en souci de la chair pour en satisfaire les convoitises. » Voilà l’ancien vêtement qui nous empêche de « revêtir Christ ». C’est lorsque nous sommes préoccupés de nous-mêmes – « la chair et ses convoitises » – et donc incapables d’avoir avec les autres et Dieu une autre relation qu’utilitaire à notre profit. Et ce sont ces relations qui nous mettent en dette à l’égard des autres et de Dieu. C’est ce qu’ailleurs on appelle le péché. « Ne devez rien à personne », et pas même à vous-mêmes ! Ne soyez pas esclaves de vous-mêmes, « esclaves du péché », comme Paul l’écrit ailleurs dans la même lettre (Rom. 6 / 6). Le Christ nous libère par amour et pour l’amour. Nous serons bons témoins lorsque c’est cela que nous vivrons non seulement chacun, mais les uns avec les autres. – Que serait l’amour sans les autres ?! – Cessons de nous soucier de nous et de ce qu’il faut faire ou pas. Attendons et espérons la venue du Christ sur nous, et vivons de cette présence. Car l’attente a été comblée : Christ est là ! Amen.

 

Saint-Dié  –  David Mitrani  –  1er décembre 2019

 

 

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