Deuxième épître aux Corinthiens 5 / 1-10

 

texte :  Deuxième épître aux Corinthiens 5 / 1-10

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Chers amis, chers frères et sœurs, c’est un vrai bonheur de pouvoir célébrer ce culte ensemble, de nous placer ensemble devant Dieu dans la louange et la prière, autour de sa Table, sous l’autorité de sa Parole. C’est comme un parfum du ciel ! Et justement le texte que je viens de vous lire nous place, ou nous révèle notre place, entre la terre et le ciel, entre la graine et le fruit. Mais quelle est cette place ? Lorsqu’il y a un pèlerinage, quelle qu’en soit la nature, il y a un point de départ que l’on quitte, un point d’arrivée que l’on vise, et un trajet entre les deux. C’est ce qu’a vécu par exemple le peuple hébreu à la suite de la Pâque : sortie d’Égypte, entrée en Canaan, et 40 ans entre les deux passés au désert. Bien sûr, normalement, connaissant le but, une « terre promise », un « domicile céleste », on a hâte de sortir de ce qui est alors connoté très négativement, car moins bien, beaucoup moins bien, que le « paradis », « jardin de délices » qui nous est promis. Mais le méritons-nous ? Il y a alors un temps de désert, un « purgatoire », temps d’épreuve et de purification, avant d’entrer définitivement.

 

Sauf que l’expérience de l’Israël biblique ne fut pas celle-ci ! Vous le savez bien : la « terre promise » ressemblait au paradis tant qu’on était dehors, mais un fois entrés ça a été un lieu de perdition, tentation constante du paganisme, de devoir prier ou sacrifier pour avoir de la pluie pour les récoltes ou la victoire dans les guerres incessantes, tentation du pouvoir comme si le peuple choisi et aimé de Dieu avait besoin de structures étatiques pour faire comme tout le monde, etc. Le retour de l’Exil babylonien n’a fait que répéter la désillusion, tout comme la révolte des Maccabées encore plus tard… Israël a alors presque idéalisé le chemin, puisque la destination risquait de n’être pas ce qu’on avait espéré… Ah ! le temps du désert, quand Dieu marchait devant nous… ! Étrange oubli de la réalité passée. Les Réformés français ont parfois eu ce souvenir déformé d’une époque marquée selon eux par la foi et la liberté, alors que ce n’était qu’une période de persécution.

 

Mais le texte biblique ne nous invite pas à refaire le passé, que ce soit celui d’Israël ou celui de nos Pères. Il nous invite à entendre et recevoir la Parole de Dieu pour le présent, pour nous aujourd’hui. Or, que ce soit les images, plusieurs fois utilisées dans la Bible, de la graine et du fruit ou de l’épi, ou que ce soit les images du texte de Paul, ces images ne mentionnent pas de chemin, et il va bien falloir que nous comprenions pourquoi. Car certes il y a un départ et une arrivée, dont nous savons avec le psalmiste que l’Éternel les garde l’un et l’autre (Ps. 121 / 8). L’un et l’autre. Ce qu’écrivait Paul est donc bien conforme à ce qu’on chantait lors des « montées ». Qu’en est-il donc dans notre texte ? L’image est celle des deux demeures, elle-même image des deux vêtements, puisqu’il est question d’en revêtir nos corps. Quand on parle de corps, il est question de notre existence comme personnes vivantes et en relation les unes avec les autres comme avec Dieu.

 

Si nous rentrons dans l’image, alors il y a deux manières de ne pas suivre l’enseignement de l’Apôtre, deux manières de vouloir vivre autrement sa foi et sa vie. La première serait de trouver que notre vêtement n’est finalement pas si mal que ça ; certes il mérite des modifications, des rapiéçages, des coutures, peut-être des teintures, mais que c’est dans ce vêtement que Dieu nous veut à jamais. Il n’y aurait pas alors de « demeure céleste », mais une transformation du monde, destiné à devenir lui-même le Royaume de Dieu par notre action transformatrice. Quand je dis le monde, j’entends aussi notre propre vie à chacun. Bref, nous serions – avec l’aide de la grâce de Dieu – nous serions capables de rendre conforme à sa volonté à la fois notre vie et notre monde. C’est une tentation, un discours, qui remonte constamment dans l’Église chrétienne depuis 2 000 ans, et dans toutes les dénominations de manière plus ou moins forte. J’avoue ne rien trouver à l’appui de cette thèse dans notre Nouveau Testament… Pourtant, nous vivons souvent comme si nous avions une telle vision : nous vivons souvent comme tout le monde, en ayant les espoirs et les angoisses de tout le monde, oubliant la promesse de résurrection. C’est dommage…

 

L’autre manière que, me semble-t-il, le texte de l’épître exclut, ce serait de vouloir fuir le monde, fuir ce qui constitue le quotidien des humains. Dans ses lettres aux Corinthiens, Paul répond souvent à des questions qui relèvent de cette idée. Rappelez-vous le chapitre 7 de la première de ces épîtres : « Voici ce que je dis, frères : le temps est court ; désormais que ceux qui ont une femme soient comme s’ils n’en avaient pas, ceux qui pleurent comme s’ils ne pleuraient pas, ceux qui se réjouissent comme s’ils ne se réjouissaient pas, ceux qui achètent comme s’ils ne possédaient pas, et ceux qui usent du monde comme s’ils n’en usaient réellement pas, car la figure de ce monde passe. Or je voudrais que vous soyez sans inquiétude. » (1 Cor. 7 / 29-32a) Paul alors ne recommandait pas de ne plus « user du monde », pour reprendre cette expression, mais d’ « en user comme si on n’en usait pas. » Et l’Église a toujours tenté de limiter ces envies de fuite, que ce soit dans le premier monachisme ou dans les expériences de refus violent de la société entre le XIIIe et le XVIe siècles. Nous retrouvons là ce qu’il tente de redire dans le texte que je vous ai proposé : le rejet des valeurs du monde n’implique pas de vouloir se retrouver nu !

 

Alors l’apôtre Paul nous invite d’abord, dans cet extrait de sa lettre, à la confiance : quoi qu’il arrive, l’existence d’enfant de Dieu nous attend dans les bras du Père pour toujours. C’est la conséquence évidente d’une prédication de la grâce et non des œuvres : nous sommes sans inquiétude quant à l’amour de Dieu pour nous – puisqu’il a donné son Fils pour nous, pécheurs – et quant à notre salut – puisque le Christ est ressuscité ! Bien sûr, en-dehors de la première déviation que je signalais, nous aspirons tous à ce jour, et avec toute l’Église chrétienne nous pensons, prions et redisons ce « Maranatha » (1 Cor. 16 / 22) dont l’araméen signifie « Viens, Seigneur » ou bien « le Seigneur vient » (cf. Apoc. 22 / 20), bref : l’apparition du monde nouveau tel que l’Apocalypse de Jean nous en donne l’image et l’envie… Car l’Évangile de Jésus-Christ est une bonne nouvelle et non une menace, c’est un accomplissement dont nous sommes incapables, mais qui nous est offert.

 

Il nous est alors d’autant plus pénible de n’y être pas encore, d’où la question du changement et du chemin. C’est là que Paul est original – et très pastoral ! « Nous gémissons dans cette tente, désireux de revêtir notre domicile céleste par-dessus l’autre, si du moins nous sommes trouvés vêtus et non pas nus », écrit-il. L’originalité consiste dans ce « par-dessus l’autre » et dans le rejet de l’illusion de la pureté, illusion d’arriver nus devant Dieu, débarrassés du péché – alors qu’au jardin ancien, le sentiment de la nudité suscitait la honte et non l’espoir (Gen. 3 / 10) ! Non, nous ne sommes pas purs, nous sommes jusqu’à notre mort des « pécheurs pardonnés », toujours pécheurs et pourtant déjà pardonnés à cause de Jésus-Christ. Paul poursuit avec la même image et dans la même direction : « nous voulons, non pas nous dévêtir, mais nous revêtir. » Car ce que Dieu nous donne à vivre dans ce monde, dans cette vie, est bel et bon. Notre péché abîme quelque peu la création, mais ne la détruit pas. Or ce que Dieu a créé, y compris nous autres, il l’a vu comme bon !

 

Certes Dieu n’est pas aveugle, sinon il n’aurait pas donné sa vie en son Fils afin que notre présent et notre futur soient transformés, il nous aurait laissés mourir sans voir que c’était là notre destination naturelle et méritée. Il n’est donc pas aveugle : il nous a donné son Fils, il nous donne son Esprit afin que dès maintenant cette espérance d’un avenir de bonheur éternel dans un corps ressuscité non pas nous éloigne du présent, mais nous aide à vivre le présent de nouvelle manière, dans une nouvelle optique : « nous mettons notre point d’honneur à lui être agréables », comme l’écrit Paul. Notre espérance donne un nouveau sens à notre présent, elle nous donne mission dans ce présent, et ainsi l’apôtre peut-il écrire aussi : « il sera rendu à chacun d’après ce qu’il aura fait dans son corps, soit en bien, soit en mal. » Ainsi, aux yeux de Dieu, le critère de notre vie présente, ce n’est pas de l’aimer trop ou de vouloir la quitter, c’est de l’habiter de telle manière qu’elle rende témoignage à celui qui n’est que bonté et amour. Et comment le faire sans être nous-mêmes bons et aimants, témoignant ainsi que c’est l’Esprit de Dieu et non le nôtre qui est à l’œuvre « dans notre corps », quoi que nous soyons par ailleurs ?

 

Car cela ne change pas ce qui, en nous, nous tire vers le bas. Mais désormais nous sommes aussi tirés vers le haut. La disparition de la pesanteur n’est pas pour aujourd’hui, mais elle nous est promise, et Dieu tient ses promesses. Par contre, par son Esprit une force autrement puissante nous permet de marcher debout et non courbés, au point même que par cette force spirituelle la mort ne signifie plus notre disparition, mais notre élévation. Un vêtement nous a été donné pour toujours, que même la mort qui détruira le premier vêtement ne pourra pas nous enlever. Aujourd’hui, nous marchons donc avec ces deux vêtements, nous sommes de deux mondes différents et opposés, et cette contradiction se retrouve au cœur de nos existences. C’est douloureux, mais c’est une bonne chose. Car il n’y a qu’une alternative : soit nous sommes seulement de ce monde-ci, prisonniers du péché, et notre futur est dans la tombe ; soit nous sommes, dans ce monde, citoyens d’une autre cité (cf. Jean 17 / 14-18 ; 1 Pierre 2 / 11-12), et notre avenir est en Dieu.

 

Certaines spiritualités chrétiennes aspirent plus facilement à vouloir quitter ce monde, d’autres à y témoigner. Paul lui-même joue avec cette tension, lorsqu’il écrit : « Pour moi, Christ est ma vie et la mort m’est un gain. Mais est-ce utile pour mon œuvre que je vive dans la chair ? Que dois-je préférer ? Je ne sais. Je suis pressé des deux côtés : j’ai le désir de m’en aller et d’être avec Christ, ce qui est de beaucoup le meilleur ; mais à cause de vous, il est plus nécessaire que je demeure dans la chair. » (Phil. 1 / 21-24) Voilà ce que non seulement les ministres de l’Évangile devraient pouvoir dire, mais aussi chaque chrétien, car nous devons aux gens, à nos familles, à nos amis, à nos collègues et voisins, à notre peuple, le témoignage qu’en Jésus-Christ une autre vie existe, est attirante et bénéfique dès ce monde-ci, en vue d’une existence meilleure auprès de Dieu. Et c’est justement parce que nous aspirons à autre chose qu’il nous faut demeurer ici pour en témoigner.

 

Les Réformés n’ont pas trop la tentation de préférer quitter ce monde à cause de l’Évangile, nous avons plutôt le défaut inverse ! Mais nous devons alors assumer pleinement la tension à laquelle nos textes nous invitent : si nous sommes ici, c’est pour y faire quelque chose, et quelque chose qui soit agréable à Dieu et bénéfique pour les gens : non pas transformer le monde pour qu’une société injuste succède à une autre société injuste – car le Malin est puissant – mais inviter les gens à se laisser transformer par le Saint-Esprit, ce qui suppose bien que nous-mêmes d’abord le laissions faire dans nos propres vies ! Finalement, Paul ne fait, ici comme dans toutes ses lettres, que nous renvoyer non pas à nos désespoirs ou à nos illusions, mais à notre présent, afin que nous le vivions au milieu des autres dans l’espérance qui sied aux enfants de Dieu. Amen.

 

Raon-l’Étape (avec l’Église mennonite)  –  David Mitrani  –  14 novembre 2021

 

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