Actes des Apôtres 2 / 1-21

 

texte :  Actes des Apôtres 2 / 1-21

premières lectures :  Genèse 11 / 1-9 ; Évangile selon Jean 14 / 15-19. 23-27

chants :  35-14 et 35-01

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Depuis Babel, les langues de l’humanité étaient liées. Laissées à leur libre-arbitre, elles n’auraient fait que s’approprier les autres, le monde et Dieu lui-même : « Faisons-nous une tour… » Dans notre système de conjugaison, le cohortatif (l’impératif de la première personne du pluriel) est le mode du totalitarisme. Celui qui parle, celui qui énonce le premier la phrase, veut donner l’illusion que tout le monde est d’accord avec lui, au point qu’on ne sait plus qui a lancé cette idée : « Faisons-nous une tour », et naturellement c’est l’esclavage qui arrive : « Faisons des briques », comme en Égypte… Dieu avait voulu empêcher cela, ou en tout cas en limiter la portée. On voit bien les risques d’un discours planétaire, d’une pratique planétaire, qui s’appelle elle-même la mondialisation. Et on voit bien aussi la caricature de cette mondialisation : un coronavirus mondialisé lui aussi, qui a enfermé les gens chez eux et qui a tout ralenti.

 

Le coronavirus n’est pas Dieu, et je ne me hasarderai pas à faire des parallèles qui feraient le jeu de l’Accusateur. Puisse le Satan ne pas parler par ma bouche ou mes œuvres ! Restons-en au texte biblique : Dieu a lié les langues des humains afin que la bête immonde restât confinée à l’extérieur du monde, ou tout au plus à ses marges, ce dont vous savez aussi bien que moi qu’elle ne se contente pas. Aussi la volonté des humains est-elle toujours tentée de dire « faisons » afin que les autres suivent, croyant en ce cohortatif pervers, parfois même croyant qu’il vient de Dieu…

 

Mais non. Lorsque Pierre prend la parole lors des attroupements de Shavouot – la fête des Semaines, la fête du 50ème jour après la Pâque, après 7 fois 7 jours… – lorsque Pierre parle, il ne dit pas « faisons », il dit « vous ». Ce « vous » tellement pluriel – je ne vous reciterai pas la liste des provinces romaines et iraniennes dans lesquelles les gens se reconnaissent – ce « vous » a déjà connoté les apôtres comme Galiléens, comme particuliers et non comme universels. Il faut bien nous en rendre compte, puisque le texte biblique insiste autant. Chacun parle ou entend à partir de son lieu propre. Dans l’Ancien Testament déjà, Esther et les Maccabées avaient résisté à un universalisme qui prétendait ne voir qu’une seule tête, totalitarisme souriant que l’Apocalypse de Jean dénoncera encore dans le Nouveau Testament. Car ici, chacun est « né quelque part » sans être pour autant un « imbécile heureux », comme chantait Brassens… ! La question – humaine – sera alors de se demander comment faire pour que cet assemblage certes hétéroclite puisse faire unité sans dissoudre les différences qui font les identités particulières. Depuis 1945 les nations occidentales s’y essaient, tout en croyant à un nouvel universalisme fondé dans leurs propres valeurs : l’actualité de notre époque dévoile l’inanité des efforts déployés par les générations passées. Les langues restent liées…

 

Car poser la question humainement, c’est se fourvoyer, bien sûr. Comment choisir entre obliger l’autre à parler ma langue, ou bien renoncer à la mienne ? Rendre l’autre esclave de moi, ou alors devenir esclave moi-même… Le récit de la Pentecôte du début des Actes des Apôtres nous montre un autre processus. Il nous montre que ce ne sont pas des humains qui décident. Il nous montre que personne ne devient l’esclave de personne : les Galiléens continuent à parler leur langue avec leur accent si reconnaissable, et les autres les entendent pourtant chacun dans sa propre langue maternelle ! Pierre respecte chacun des « vous » qui sont en face de lui, et lorsqu’il dira « nous », il ne parlera que des témoins de la résurrection de Jésus (v. 32). Il garde la distance, non pas la « distanciation sociale », mais la distance nécessaire au dialogue, nécessaire à la circulation de la parole. Il ne cherche pas à « manger » l’autre, mais à communiquer avec lui, à lui communiquer une expérience à ses yeux vitale pour lui comme pour l’autre, pour chacun des autres.

 

Pierre est-il donc devenu un être exceptionnel, est-il un miraculé ? Non. Ce n’est pas lui, c’est le langage du témoignage chrétien, qui est miraculé. C’est ce patois galiléen – celui-là même que les gardes du grand-prêtre avaient reconnu dans la bouche du même Pierre (Marc 14 / 70) pendant le procès de Jésus – c’est cette langue qui a été transformée « en d’autres langues, selon que l’Esprit leur donnait de s’exprimer ». C’est l’œuvre de l’Esprit, pas de Pierre ni des autres chrétiens qui sont là. On le représente facilement dans les dessins de l’école biblique ou les œuvres des peintres, mais le réalise-t-on vraiment : « des langues qui semblaient de feu et qui se séparaient les unes des autres […] se posèrent sur chacun d’eux » ? Déjà sur ces gens, ce sont leurs langues, les langues de chacun, qui sont déliées. Il n’y a pas un grand feu, mais ce sont des langues, des langues pour parler, qui « s’assoient sur un chacun d’eux », dit le texte. Chacun devient le « siège » d’une nouvelle langue ! Faites attention : ça peut donc parfaitement vous arriver !

 

Car ce n’était pas réservé à la génération apostolique ! La citation du prophète Joël le dit bien : « sur toute chair » … C’est là quelque chose de très intéressant, que nous autres protestants devrions goûter à sa juste valeur. Quelle est la première parole explicite des apôtres après que le tumulte s’est calmé, parole adressée aussi bien à ceux dont l’attention a été éveillée qu’à ceux qui se moquent de ces gens supposés ivres dès le matin ? Cette parole, c’est la Bible ! Le « sola scriptura » de la Réforme y trouve son fondement, contre ceux qui pensent que les premières générations chrétiennes se contentaient d’histoires sur Jésus. Dès le début, la seule autorité, c’est la Bible – qui à cette époque se limite à l’Ancien Testament. Les langues déliées ne racontent pas n’importe quoi, l’inspiration ne les fait pas divaguer, comme Saül parmi les prophètes de Guibéa (1 Sam. 10 / 10-11). L’Esprit saint leur fait dire la Bible, une Bible dont ils ont enfin perçu qu’elle parlait non pas du passé mais du présent, de Jésus-Christ. Et leur témoignage consiste non pas d’abord en un témoignage personnel, mais en un témoignage biblique, à partir duquel ensuite se développera le témoignage personnel.

 

Il ne faut pas en avoir honte. Des gens disent que la Bible a tout faux. D’autres disent qu’on ne peut pas se référer à un livre écrit, Dieu sait comment – c’est le cas de le dire – il y a plus de 2 000 ans. Qu’ils disent… qu’ils disent que les chrétiens « sont pleins de vin doux » ! Car notre langue parle la Bible. Comment des chrétiens peuvent-ils penser qu’il ne sert à rien de la connaître, ou encore qu’avoir appris ce qu’il y a dedans quand on était au catéchisme peut suffire ? Notre témoignage n’est pas de bonté ou de générosité, notre témoignage est de Bible. Si nous la lisons bien, si nous la proclamons bien, alors bonté et générosité suivront, non pas en tant que telles, mais en tant qu’amour, œuvre du même Esprit en nous. Notre parole ne peut pas faire l’économie de la Bible, car sans elle l’Esprit ne peut pas nous faire parler. Et si alors nous parlons sans elle, c’est que c’est un autre esprit qui parle à travers nous, un esprit menteur, le même qu’à Babel, celui qui nous lie et qui lie ceux qui écoutent.

 

Les langues déliées ne peuvent plus conjuguer le cohortatif, elles ne peuvent plus exiger que l’autre vive et croie comme moi. Elles peuvent, par contre, faire retentir la Bible, chaque fois de manière personnelle, cette Bible qui rend témoignage à Jésus-Christ lorsqu’elle est éclairée par le Saint-Esprit. Et chaque fois, c’est moi qui la parle, c’est moi qui la raconte. Et un autre fera autrement, et un autre encore autrement. Et c’est bien. Dieu est un Dieu de parole, et la parole hait l’uniformité, elle aime au contraire la personnalité. Dieu parle à chacun, et chacun d’entre nous, chaque chrétien, parle Dieu à partir de son propre lieu, dans sa propre langue. Le Coran est le « Coran arabe », la Torah est en hébreu, mais la Bible chrétienne est dans toutes les langues du monde, et ce depuis le début : en grec bien sûr, en latin, dans tous les dialectes égyptiens et araméens, en arménien, en géorgien, en éthiopien, en arabe, en gotique, jusqu’aux 3 400 langues des traductions actuelles, totales ou partielles.

 

Et dans votre langue à vous ? Je veux dire : comment parlez-vous la Bible pour témoigner de ce que l’Esprit de Jésus accomplit dans votre vie ? Cet Esprit, Jésus l’appelait « Consolateur », c’est-à-dire celui qui m’aide à tenir debout, mon avocat. Quand je suis prostré dans mes peurs, mes angoisses, ma haine de moi et des autres, quand je suis blessé par la vie, par la société, par la maladie, par la solitude, par le deuil, comment est-ce que le Consolateur me relève ? La « réponse [ne] souffle [pas] dans le vent », comme le chantait Bob Dylan. Elle est dans la Bible. Elle est dans ce vent original, l’Esprit de Dieu, qui m’ouvre la Bible et me la fait toujours à nouveau découvrir en fonction de ce que je suis en train de vivre et de ce que mon Seigneur est en train de faire pour moi. C’est pourquoi je ne puis avoir qu’une parole personnelle et non pas universelle, totalitaire. Dieu agit aujourd’hui en Jésus-Christ par son Esprit pour moi et à travers moi, et je ne peux témoigner que de cela. Et dans quelle autre langue sinon la mienne, celle qui en rend compte ? Et avec quels autres mots que ceux que la Bible m’offre pour ce faire ?

 

Si c’est mon cœur qui parle la Bible, celle que l’Esprit m’a ouverte, alors ce sont d’autres cœurs qui entendront la Bible, celle que l’Esprit leur ouvrira. Ils entendront évidemment autrement ou d’autres choses, car Dieu est vivant, c’est lui qui parle, il ne répète pas les mêmes choses à tout le monde ! Il ne se contredit pas : Jésus-Christ est « le Sauveur du monde » (Jean 4 / 42) par sa mort et sa résurrection. Mais comment va-t-il s’y prendre pour que ce salut atteigne et transforme telle personne ? Je n’en sais rien, lui le sait ! Que je sache déjà comment il s’y prend avec moi, et que je l’accepte, que je le laisse faire, afin que je puisse en témoigner en vérité et non avec de vaines paroles… Les paroles qui viennent de l’Esprit sont libres et personnelles, elles témoignent de l’œuvre de Jésus-Christ, selon ce que la Bible m’en a raconté à moi. « Je ferai des prodiges en haut dans le ciel Et des signes en bas sur la terre, Du sang, du feu et une vapeur de fumée ; Le soleil se changera en ténèbres, Et la lune en sang, Avant que vienne le jour du Seigneur, Ce jour grand et magnifique. » Ne l’a-t-il pas fait en vous, ne l’avez-vous pas expérimenté dans votre propre vie, dit comme cela ou bien complètement autrement ? Rappelez-vous…

 

La suite, la voici : « Alors quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé. Comment donc invoqueront-ils celui en qui ils n’ont pas cru ? Et comment croiront-ils en celui dont ils n’ont pas entendu parler ? Et comment entendront-ils parler de lui, sans prédicateurs ? » (Rom. 10 / 13-14) « Comment entendront-ils parler de lui », sans vous ? Rappelez-vous donc la flamme qui s’est assise sur vous en particulier, et parlez-la. Amen.

 

Saint-Dié  –  David Mitrani  –  31 mai 2020

 

 

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