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Évangile selon Matthieu 15 / 21-28
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texte : Évangile selon Matthieu 15 / 21-28 (trad. personnelle)
premières lectures : Ésaïe 49 / 1-6 ; épître aux Romains 10 / 9-18
chants : 628 (Arc-en-ciel) et 47-03 (Alléluia)
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Mais qu’est-ce qui se passe dans ce récit ?! Pourquoi Jésus a-t-il une telle attitude, qui nous semble particulièrement insultante à l’égard de cette femme qui n’est pas juive ? Quel rôle les disciples de Jésus jouent-ils dans cette rencontre bien qu’ils en soient essentiellement spectateurs ? Il est bien facile de lire vite, et d’expliquer les choses par une sorte de xénophobie juive que Jésus aurait partagée, la femme lui faisant prendre conscience de son erreur et occasionnant ainsi un revirement de sa part. Mais s’il est vrai que le beau rôle de la femme est souligné, cette interprétation courante est fort désagréable pour les Juifs et pour Jésus lui-même, et ne correspond guère, quant à Jésus, à l’image qu’en donne tout le Nouveau Testament ; quant aux Juifs, Matthieu n’en était-il pas un, tout comme ses lecteurs ? Il est assez virulent d’habitude contre les Pharisiens, mais pas contre les Juifs en général, et plutôt ouvert aux païens puisqu’il ouvre son évangile avec les Mages, des gens on ne peut plus païens !
Mauvaise interprétation donc, qui oppose comme le font les exégètes libéraux le « vrai » Jésus, « le Jésus historique » dont on aurait là un souvenir, avec « le Christ de la foi ». C’est une ineptie : nous n’avons sur Jésus que le témoignage de la foi précisément, la foi des différents auteurs du Nouveau Testament ! Et c’est ce qu’ils en disent qui fonde à son tour notre propre foi. Et ces auteurs, qui sont de vrais auteurs, jouent avec les mots, font des clins d’œil à leurs auditeurs, montrent des situations qui sont celles de ces auditeurs, de ces lecteurs, afin que ceux-ci apprennent mieux qui est Jésus et ce qu’il attend d’eux dans des situations comparables…
La rencontre a donc lieu, et c’est dans un mi-chemin qu’elle se passe. Jésus était en train de s’opposer à « des Pharisiens et des scribes de Jérusalem » (15 / 1), à propos de pain et d’impureté, et le voici qui « sort de là ». La femme, quant à elle « sort » des pays vers lesquels Jésus est sorti. Matthieu qualifie cette femme de « cananéenne ». Ce n’est pas une désignation normale à l’époque de Jésus, c’est l’ancien nom du pays d’Israël et peut-être de tout le Levant, avant Israël ! C’est comme si l’on appelait les Allemands d’aujourd’hui « les Germains » ou « les Teutons » … L’évangéliste Marc, lui, racontant cette scène, dira de cette femme qu’elle est « grecque, d’origine syro-phénicienne » (Marc 7 / 26), ce qui est différent mais correct. Mais si Marc utilise le nom d’une ethnie et d’une province de son temps, l’intention de Matthieu est autre. Dans la Bible, « Cananéen » est synonyme de païen, et plus encore d’idolâtre. Il souligne ainsi que cette femme représente ce que la Bible dénonce. Mais Jésus, lui, ne vient-il pas de dénoncer l’hypocrisie des Pharisiens ? Est-il tombé de Charybde en Scylla, d’une idolâtrie à une autre ? Non, il en est « sorti », tout comme la femme est « sortie » de Tyr et Sidon. « Canaan » devient alors le nom symbolique de ce lieu qui n’est ni l’un ni l’autre, et qui ne demande qu’à être évangélisé, un lieu sans Dieu mais prêt pour une rencontre décisive.
Sortie de Phénicie – Canaan, la femme appelle Jésus « Seigneur », titre divin. Les Pharisiens ne l’appellent pas ainsi, ni les païens. Seuls ceux qui lui reconnaissent une autorité divine. « Seigneur », c’est la manière de dire le nom propre de Dieu dans la Bible juive. Elle connaît Jésus, elle sait qui il est, « Fils de David ». Elle attend une parole efficace – vous savez, comme le centurion qui dira à Jésus : « dis seulement à une parole, et mon serviteur sera guéri » (Matth. 8 / 8) Or Jésus ne répond pas cette parole, ce sont ses disciples qui « s’approchent » : venant d’où ? Ils n’étaient pas là ! Ou alors, ce sont les disciples auditeurs du récit, c’est vous et moi, croyants bien ancrés dans nos certitudes, nos morales et nos pratiques, et qui ne supportons que difficilement qu’on vienne importuner « notre » Jésus ? « Renvoie-la ! », demandent-ils. À moins que ce ne soit « Libère-la ! » On pourrait traduire des deux manières. La deuxième nous plairait mieux, mais le sens est le même : « débarrasse-nous d’elle, d’une manière ou d’une autre… » Et c’est à eux que Jésus répond, semble-t-il ; la phrase ne le précise pas. En fait, Jésus énonce simplement sa parole sur « les brebis perdues de la maison d’Israël ».
Jeu de mots, intraduisible, destiné uniquement à une oreille grecque : le verbe que les disciples emploient, « délier », et l’adjectif « perdu » utilisé par Jésus pour les brebis, ont quasiment la même racine. L’oreille des auditeurs va faire le lien : c’est pour libérer cette femme et tous ceux qui lui ressemblent que Jésus est sorti, elle est une « brebis perdue » d’une « maison d’Israël » à nouveaux contours, elle appelle le Seigneur à son secours comme le faisaient les Psaumes ! Et avec le petit dialogue qui suit, on en revient à une question de nourriture et de pureté : le pain est mangé par « les enfants » comme par « les chiots », même si ce n’est pas depuis le même lieu ni de la même façon. C’est le même pain, c’est Jésus qui est le pain unique, tombé de la table afin que d’autres puissent le manger ! Le nouvel Israël ne nie pas l’antériorité des Juifs, mais il accueille les Grecs. Paul écrira ainsi que « l’Évangile est une puissance de Dieu pour le salut de quiconque croit, du Juif premièrement, puis du Grec. » (Rom. 1 / 16) La foi consiste à croire ceci, à croire cette universalité de l’offre de salut en Jésus-Christ. Jésus n’est pas nôtre, il n’est pas mien, il est, et il sort de chez moi, de chez nous, à la rencontre de ceux qui sortent de leur lieu propre à cause de leur souffrance, à cause de leur faim de rencontrer un Seigneur dont la parole va les guérir et les nourrir.
Nous autres, les disciples attitrés, avons-nous donc oublié que Jésus, Parole de Dieu, a ce pouvoir de guérir et de nourrir autant les autres que nous-mêmes ? Soit nous pensons que nous sommes sains et rassasiés : mais alors, pourquoi suivons-nous Jésus ? Ou bien faisons-nous semblant ? Ou le suivons-nous par habitude ? Oui, sans doute par habitude, parce que c’est la définition de ce que nous sommes : des chrétiens, qui sommes donc à Christ… Les catholiques peuvent l’accrocher sur leurs murs ou à leur cou, nous, nous n’avons pas ces articles, mais c’est dans nos têtes, c’est tout comme. Serions-nous des Cananéens ? Aurions-nous fait de Jésus une idole ? L’aurions-nous réduit à des commandements, une morale, comme les Pharisiens ? – Ou alors, autre solution, nous nous savons malades, voire possédés, et en tout cas affamés… Mais nous nous désolons que notre foi ne nous serve pas à remonter la pente, que nos prières ne soient pas entendues. Comme si la foi et la prière étaient là pour nous servir, pour que Dieu réponde comme nous le voulons à ce que nous pensons être nos besoins… Idolâtres encore quoique d’une autre manière, Cananéens toujours. Tous les Prophètes accusaient non pas les voisins, mais bien les Israélites, de n’être que des Cananéens !
Car ce ne sont pas les œuvres, seraient-elles pieuses, qui sauvent, c’est-à-dire qui guérissent et nourrissent. C’est la foi. La confiance totale en Jésus, la confiance que sa parole agira comme et quand il voudra. L’insistance de la femme n’est pas le signe qu’elle croit dans sa parole à elle, dans sa demande urgente, mais elle est le signe de cette confiance totale dans la parole du Seigneur. Et une confiance non pas générale et désincarnée, mais dont l’objet est précis. En retraduisant le texte j’ai été frappé par la place de l’adjectif démonstratif, tout au début et tout à la fin du récit, c’en est même le dernier mot : « ces contrées », « cette heure ». La « femme cananéenne » a beau être une figure, les gens réels qu’elle représente dans le récit ont des besoins réels, des souffrances réelles, propres à chacun d’entre eux. Et c’est dans des rencontres réelles entre Jésus et chacun d’eux que leur totale confiance peut débloquer en eux l’efficace de la Parole de Dieu pour eux.
Quand je parle d’eux à la 3e personne, en fait je parle de nous. C’est chacun de nous qui est appelé à sortir de son propre lieu, de sa propre vision de Jésus, ou de son absence de vision d’ailleurs, bref : sortir de soi et de sa croyance. C’est chacun de nous qui est appelé à rencontrer ce Seigneur à qui l’on peut confier tout ce qui nous tracasse ou nous fait du mal, tout ce qui « démonise le mal » dans notre vie, comme dit la femme, tout ce qui nous possède. Parfois nous pensons que lorsque nous sommes dans un tel état, nous ne sommes plus dignes de nous approcher de Dieu, de Jésus. Comme si ce n’était pas justement pour ça, pour nous délivrer ou nous renvoyer de cette prison-là, qu’il sollicitait notre confiance ! Ça me rappelle ces paroles qu’on prononce parfois lors du baptême d’un petit enfant, et qui m’avaient frappé dès la première fois que j’avais entendu mon pasteur les prononcer, quand j’étais jeune : « Petit enfant, pour toi Jésus-Christ est venu sur la terre, a lutté et souffert ; pour toi, Il a traversé l’agonie de Gethsémané et les ténèbres du Calvaire ; pour toi, Il s’est écrié : « tout est accompli » ; pour toi, Il est mort et, pour toi, Il a triomphé de la mort ; oui, pour toi, petit enfant, et tu n’en sais rien encore ! Ainsi est confirmée la parole de l’Apôtre : « Nous aimons Dieu, parce qu’Il nous a aimés le premier. » »
Eh bien, oui, nous sommes dans la position de ces petits enfants qu’il nous arrive de baptiser. « Tout est accompli », a dit le Christ en croix (Jean 19 / 30). Et c’est ce qui fonde la possibilité d’une totale confiance de notre part, c’est ce qui fait que nous pouvons « sortir » à sa rencontre. Notre salut, notre guérison, notre rassasiement, tout est déjà là dans la mort et la résurrection de Jésus, dans son amour qui est allé « jusqu’au bout » (Jean 13 / 1), c’est-à-dire jusqu’à moi. Jusqu’à « cette heure » dans laquelle son salut prend corps dans ma vie, dans mon corps et dans mon âme, dans mes relations, dans ma famille et mon travail, dans mon regard et ma pratique. Comme les disciples dans le récit, nous sommes invités à nous retrouver non pas dans la figure de Jésus – pour qui nous prendrions-nous ! – mais dans celle de la femme. Toute cette histoire dit aux disciples : « déplacez-vous ! » Ou pour le dire comme l’ange au tombeau le matin de Pâques : « Il n’est pas ici ; en effet il est ressuscité, comme il l’avait dit. » (Matth. 28 / 6) « Il n’est pas ici », il n’est ni dans mon confort ni dans mes souffrances, ni dans ma demeure ni dans mes errances, ni dans mes questions ni dans mes croyances. Il est sorti, et il m’attend dehors. Il attend ma confiance. Amen.
Senones – David Mitrani – 4 octobre 2020