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Évangile selon Luc 10 / 38-42 (3)
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texte : Évangile selon Luc, 10 / 38-42 (trad. d’après : Bible à la colombe)
premières lectures : Amos, 5 / 21-24 ; première épître aux Corinthiens, 13
chants : 47-04 et 46-02 (Alléluia)
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Dur, dur, de devoir prêcher sur « Marthe et Marie », encore une fois, texte si connu. Peut-être m’avez-vous déjà entendu sur le sujet. Sûrement vous en avez entendu des tas d’autres là-dessus, y compris Lisette je crois, et lu aussi, jusque dans le Paroles protestantes qui vient d’arriver, sous la plume du pasteur Agnès von Kirchbach… Combien souvent n’a-t-on pas dénoncé dans ce texte la séparation de la contemplation et du service, de la prière et de la diaconie. Comme si le texte parlait de ça ! Et comme si Jésus y dénonçait l’action au bénéfice de la contemplation ! À moins qu’on ne fasse dire à Jésus l’inverse de ce qu’il dit ! Non. Tant qu’à lire et à citer ce texte, faisons attention à ce qu’il dit !
Que fait donc Marthe, puisque c’est elle qui est au centre du récit, c’est elle qui interpelle Jésus et c’est à elle qu’il répond ? C’est d’autant plus important que Marthe, c’est nous, c’est vous et moi. « Marthe était absorbée par les nombreux soucis du service. » Faisait-elle donc la cuisine ? L’histoire ne le dit pas. Ce que dit l’histoire, c’est que son service si multiforme la distrait du reste. Et le mot service, c’est aussi celui qu’on traduit par ministère… C’est une militante de l’Église, un pasteur, une conseillère presbytérale, une diaconesse, une paroissienne engagée, oui, vous et moi. Et le service, la diaconie, le ministère qu’elle exerce, la « bouffe » littéralement, pour parler vulgairement. Je ne sais donc pas si elle préparait à manger pour Jésus, mais dans ce qu’elle fait pour lui, c’est elle le plat de résistance !
Et, du coup, la question se pose bien, implicite dans la remarque de Jésus : il lui demande pourquoi, à l’inverse de Marie, elle ne s’occupe pas d’abord de lui, pourquoi elle ne boit pas ses paroles, au lieu d’être mangée par son propre dévouement… Évidemment, des mots entendus hier soir à la JMP à Saint-Dié m’ont frappé. « Notre bonhomme fait partie des meubles. Son amour fait partie des meubles. Son invitation se fond dans le décor. Elle a disparu entre la déclaration d’impôts à remplir, la liste des courses, l’abonnement au cinéma et le ticket du pressing. » « L’amour de Dieu, qui se fond si bien dans le décor de nos vies. Notre Dieu fait partie des meubles. Il est devenu si familier. Tellement familier qu’on l’oublie. Comme s’il n’avait pas de volonté propre. Comme s’il n’avait pas de vie propre. Comme s’il n’avait rien à demander, comme s’il n’avait qu’à nous attendre. » Ces mots prêchés hier soir font mal : car oui, c’est bien de moi qu’il s’agit. Jésus est posé là, dans un coin, je le sers, sans me préoccuper de lui, comme s’il n’était pas là… Mon service m’a absorbé, m’a distrait de lui… Je suis Marthe…
Et, comme elle, ça m’énerve, ceux qui ne font pas comme moi. Ça ne m’interpelle même pas, en fait. Pasteur lambda, paroissien lambda, engagé bien sûr – sans savoir si c’est par obéissance ou bien si c’est seulement mon caractère – je ne comprends pas que d’autres qui sont normalement comme moi n’aient pas le même type d’engagement. À la limite, laïcité aidant, je conçois bien qu’ils soient pris par la famille, le travail, d’autres engagements, d’autres priorités d’emploi du temps ou d’emploi de l’argent. Mais qu’ils puissent avoir à mon Dieu à moi un autre rapport de proximité que moi, ça, non ! C’est un comble, ne trouvez-vous pas ? Je préférerais qu’ils ne pratiquent pas, plutôt qu’ils le fassent autrement en me laissant l’impression que c’est moi qui me décarcasse quand eux se content de profiter… J’ai le sentiment de leur incohérence, de leur manque d’engagement. Et je ne vois plus mes propres incohérences…
Je ne vois plus que mon propre engagement n’a pas de sens s’il est fait pour Dieu, sans lui. Comment pourrais-je bien témoigner de la présence de Dieu dans ma vie, s’il n’est pas présent dans ma vie ? Quel sens a mon service, s’il ne sert pas un Jésus présent, vivant, ici et maintenant ? De coup, ceux qui me voient, voient un militant, et en tant que pasteur un professionnel, mais ils ne voient pas un chrétien. Selon les jours, ou selon nos personnalités différentes à nous, ils voient des gens qui se font manger, ou bien des gens qui se nourrissent de leur engagement. Ça peut émerveiller. Ça peut écœurer. Mais ça ne fait pas envie, ni dans un cas ni dans l’autre. Et on a envie de dire à Marthe, comme le fait Jésus : « mais arrête-toi, pose-toi ! » Arrivent alors tous les arguments de celui ou celle qui passe du temps à quelque chose qu’il considère comme un service nécessaire, sur le mode : « oui, je sais, mais il faut bien le faire… » Et de rajouter : « de toute façon, il n’y a personne d’autre… »
Et Jésus répond en montrant ce que fait Marie : « il y a moi, ne t’occupe pas pour moi, occupe-toi de moi… » Sinon, à qui, à quoi ressemble Marthe ? La critique que fait la Bible est cruelle, et ceux qui ont choisi de mettre ensemble les textes bibliques de ce matin le sont aussi. Marthe ressemble à cette religion que critiquait le prophète Amos : il ne leur reprochait pas de ne rien faire pour Dieu, mais de faire des choses qui n’avaient plus leur sens qu’en elles-mêmes, des choses pour Dieu sans Dieu, dans lesquelles Dieu n’était plus qu’un spectateur muet dont on n’attend rien, ou rien d’autre que la pluie, la santé et des sous… Un meuble dans mon chez-moi… Marthe ressemble aux chrétiens que Paul prend en contre-exemples en disant que, hors l’amour, rien n’a de sens, pas même la plus sublime et généreuse des religions… « Si je n’ai pas [Jésus], cela ne me sert de rien… »
Alors, chers amis, après nous être regardés dans le miroir de Marthe, et dans toutes les choses que nous faisons, qui nous occupent et pourtant nous distraient de l’essentiel, regardons vers Marie, comme Jésus nous y invite fort gentiment. Tous en effet ont noté qu’il ne rabroue pas vraiment Marthe : simplement, il est triste pour elle, il lui dit « dommage ! » mais ne la condamne pas. Il regrette pour elle qu’elle passe à côté de « la seule chose nécessaire », que Marie a bien saisie, elle. Alors entendons la leçon, prenons-la pour nous toutes les fois que nous ressemblons à Marthe : la solution n’est pas de retourner dans notre cuisine, notre paroisse, et de ne plus rien y faire, mais c’est de faire comme Marie, « qui, s’étant assise aux pieds du Seigneur, écoutait sa parole. »
Cette station, « assise à côté des pieds » de quelqu’un, sous-entend plusieurs choses. D’abord, c’est une attitude de disciple, d’élève. C’est la reconnaissance qu’on a quelque chose à écouter, à apprendre. Vous aussi, en ce moment, vous êtes aux pieds de Celui qui tente de parler à travers moi, malgré tout ce qui, en moi, y fait écran. Et vous l’êtes à d’autres moments, j’en suis bien sûr. Mais ne confondez pas les moments, ne pensez pas que vous êtes Marie quand vous êtes Marthe. L’action ne remplace en rien cette écoute de disciple, que ce soit l’action paroissiale ou l’action diaconale ou l’engagement social… « Quand je distribuerais tous mes biens pour la nourriture [des pauvres], quand je livrerais même mon corps pour être brûlé, si je n’ai pas l’amour, cela ne me sert de rien. » « La seule chose nécessaire », c’est l’intimité avec le Seigneur, qui seule permet la connaissance réciproque – c’en est le simple synonyme –, qui seule me permet de saisir pleinement l’amour dont je suis aimé du Père en Jésus-Christ. Sinon, ce n’est que de la théorie, apprise il y a plus ou moins longtemps, et qui a résisté au temps, ou pas !
« Assis aux pieds de Jésus », c’est avoir tout à apprendre de lui – sur lui, sur moi, sur le monde –, c’est le savoir, et c’est le faire. Mais ça veut aussi dire : prendre le temps de le faire ! C’est-à-dire, forcément, arrêter de faire le reste – mais dont, maintenant, je sais que ce reste n’a pas de sens s’il n’y a pas d’abord ceci, d’abord cet arrêt, ce temps où je reçois de Jésus sans rien en échange, sans avoir rien à faire pour le payer ! C’est le contraire du paganisme : Dieu est un dieu qui s’offre gratuitement dans la relation, ce n’est pas un dieu qui fournit des services moyennant paiement, ni un dieu qui ordonne afin que ses esclaves obéissent. Là encore, les deux autres textes le disent bien. Dire que « Dieu est amour » (1 Jean 4 / 8), c’est dire ça. Ce n’est pas une version rose bonbon de la divinité, mais c’est l’exigence d’une relation avec lui qui m’est nécessaire pour vivre.
Vous savez que c’est pour ça que les chrétiens du Ier siècle ont changé le shabbat, qui était pourtant, normalement, un commandement perpétuel (Exode 31 / 16). Le shabbat, c’est le dernier jour. C’est le repos après 6 jours de travail, la récompense du service, en quelque sorte. C’est ce à quoi Marthe aspire : « vivement que je puisse m’asseoir et me reposer ! » Or la semaine chrétienne, elle, commence par le repos, le 1er jour, qu’à cause de ça on n’a plus appelé « jour du soleil » comme les païens, mais « jour du Seigneur », « dimanche ». Le repos « aux pieds du Seigneur » est le point de départ, c’est de recevoir la lumière du « Jour un », « un » comme « Dieu est un » (Gen. 1 / 5 ; Deut. 6 / 4), sans laquelle il n’y a pas de second jour ni de jours suivants. Le repos le 1er jour de la semaine, c’est mettre celle-ci sous la lumière et l’autorité de la Parole de Dieu, pour faire ensuite non pas ce que nous pensons qu’elle ordonne, mais bien ce qu’elle ordonne effectivement, ou plutôt ce qu’elle implique, ce pour quoi elle nous met en marche : suivre Jésus jusque dans le service des petits – non : jusque dans l’amour des petits…
Marie n’est pas celle qui prie, elle n’est pas celle qui contemple, elle n’est pas celle qui attend que ça se passe. Mauvaises lectures de ce texte que ces images-ci. Marie est celle qui se met à l’écoute du Seigneur, écoute première et nécessaire sinon rien ne tient. Marie est celle pour qui ce qui compte, ce n’est pas elle, c’est le Seigneur. C’est le même positionnement que celui de Jésus devant son Père. C’est celui que, dans sa Parole, Jésus nous offre à vivre : nous laisser déposséder de nous-mêmes par son Esprit, afin d’être à lui, et qu’ainsi il puisse lui-même faire en nous et à travers nous ce dont il faut bien reconnaître que nous ne pouvons pas le faire sans lui. Nous ne sommes jamais désintéressés, nos amours ne sont donc jamais parfaites, elles ne ressemblent jamais à ce que Paul écrivait aux Corinthiens ! Mais si nous lui laissons la place en nous, alors par lui nous pourrons le faire, nous pourrons le vivre : aimer vraiment sans que notre ego y fasse écran ou en profite pour se servir.
Marthe, sans doute inconsciemment, justifie son existence par son service, comme vous et moi ordinairement. Marie n’a pas besoin de justification : l’amour de Jésus lui suffit. Alors nous aussi, sachons nous arrêter, sachons être « chrétiens », puisque nous portons le nom de Christ, c’est-à-dire sachons être définis par lui, par sa parole, par son amour, avant toute autre chose. Asseyons-nous à ses pieds. Ou, si nous ne pouvons pas faire autrement, laissons-nous tomber à ses pieds ! Pourquoi notre Église – et pas seulement ici ! – tourne-t-elle en rond et perd-elle toute substance ? Parce que nous n’osons pas faire ça. Nous n’osons pas nous reposer dans le premier jour, recevoir de Dieu tout ce dont nous avons besoin. Lui que nous prétendons servir, il n’a pas besoin de ça, il est Dieu ! Il veut nous dire et nous offrir son amour, afin que cet amour nous transforme et porte fruit en nous et au-delà de nous. Tant que nous gesticulons, c’est impossible. Tant que nous restons assis sans lui chez nous, c’est tout aussi impossible. La prédication d’hier soir se terminait – et celle-ci aussi – par ces mots : « Nous n’avons rien d’autre à faire que de tout laisser là. Tout laisser là. Entrer dans le temps de Dieu, Vivre au rythme de son amour. “Venez !” Dieu appelle. Le maître attend notre réponse : “Oui ! oui, je viens.” Le maître attend notre “Amen !” »
Senones – David Mitrani – 3 mars 2019