Deuxième épître aux Corinthiens 9 / 6-15 (2)

 

texte :  Deuxième épître aux Corinthiens 9 / 6-15

premières lectures :  Deutéronome 8 / 7-18 ; Évangile selon Marc 8 / 1-9

chants :  49-51 et 36-08

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Dieu a nourri les Hébreux au désert, Jésus a nourri les foules, et l’apôtre Paul se préoccupe de la collecte dont les Corinthiens avaient eu l’idée, collecte pour l’Église de Jérusalem dans la détresse, mais collecte qu’ils n’ont jamais faite chez eux ! Car on peut proposer de donner, mais ne pas le faire soi-même, n’est-ce pas… Que les autres fassent donc, ils ont les moyens ! Euh… nous aussi ? ah bon, oui, c’est vrai… ! Que faut-il faire devant une telle situation, qui arrive dans l’Église ? Faut-il enguirlander les gens ? Faut-il les culpabiliser ? Comment ! Vous n’avez pas le sens de l’offrande ? C’est scandaleux ! Vous vous comportez comme des riches… Etc.

 

Oui mais voilà, on n’est plus dans la suite de mai 68, ni dans une secte… En plus, cette année, les finances de la paroisse se portent bien, ce qui signifie que ceux qui donnent le font avec abondance. Ce texte n’est donc pas pour nous aujourd’hui. Pourquoi l’avoir pris, alors ? Qu’est-ce que notre pasteur veut nous dire ? Ne vous inquiétez pas, il n’y a pas de message subliminal, ni aucun désir de réprimander ou de culpabiliser qui que ce soit. Pour cette « Fête des Récoltes » où la plupart d’entre nous ne récoltons plus grand-chose, nous qui vivons dans une société où l’agriculture n’est plus qu’un secteur résiduel de notre économie, il est néanmoins bon de se rappeler de qui nous tenons ce qui nous fait vivre et qui nourrit notre existence et nos relations. Contre l’humanisme ambiant et l’individualisme forcené que promeuvent sans cesse et sans honte le système scolaire, la publicité et les media, nous ne dirons pas que c’est grâce à nous-mêmes que nous avons ce que nous avons ; mais avec Moïse : « Tu te souviendras de l’Éternel, ton Dieu, car c’est lui qui te donne de la force pour acquérir ces richesses. »

 

Mais ce matin je ne veux pas prêcher sur Moïse, mais avec Paul. Moïse en effet nous parle d’un face à face entre le croyant, ou le peuple croyant, et Dieu. C’est un bon sujet, c’est vrai, c’est celui qu’on aborde d’habitude pour cette « Fête des récoltes », en un culte d’action de grâces et accessoirement d’offrande… Mais s’il est bien question d’offrande dans le texte de l’apôtre Paul, lui ne parle pas d’un face à face, mais d’un jeu à trois partenaires. Et cela peut réorienter nos pensées sur nos richesses, nos offrandes, nos actions de grâces…

 

Alors, bien sûr, au départ, il y a cette certitude que Dieu comble ceux qui croient en lui. C’est le commentaire de Luther du premier article du Credo dans son Petit catéchisme : « Je crois que Dieu m’a créé ainsi que toutes les autres créatures. Il m’a donné et me conserve mon corps avec ses membres, mon âme avec ses facultés ; il me donne tous les jours libéralement la nourriture, le vêtement, la demeure, la famille et toutes les choses nécessaires à l’entretien de cette vie ; il me protège dans tous les dangers, me préserve et me délivre de tout mal ; et cela sans que j’en sois digne, par sa pure bonté et sa miséricorde paternelle. Je dois, pour ces bienfaits, le bénir et lui rendre grâces, le servir et lui obéir. » C’est un article de foi, c’est-à-dire que cette conviction fonde notre vie, sans être toujours fondée sur ce que nous voyons ou ressentons. Peuvent dire cette confession aussi bien une personne riche qu’une personne pauvre, une personne saine qu’une personne handicapée ou malade, une personne entourée d’une nombreuse famille qu’une personne seule, etc. Dans la foi, chacun vivra les dons de Dieu de manière différente, chacun comprendra ses propres besoins à la lumière des dons de Dieu, et non l’inverse qui mettrait Dieu à mon service.

 

Cette compréhension de la foi au-delà de la vue permet la construction du cercle vertueux que je veux vous montrer à travers le texte de Paul. Dans la foi, je puis comprendre que je suis à l’image de mon créateur. Et si Dieu est celui qui donne, alors je puis moi aussi donner à mon tour. Et plus : c’est même sans doute pour cela que Dieu me donne ; c’est pour moi, certes, et je l’en remercie, comme je vous l’ai dit ; mais c’est aussi pour que je puisse donner, et non pas selon la logique du monde, pour avoir en retour – ce qui n’est donc pas un don – ni pour asseoir mon pouvoir ou mon prestige, comme les anciens rois de Perse qui inondaient les gens de nourriture et de cadeaux sur leur passage, pour leur propre gloire – ce qui continue à se faire, paraît-il, même quand les caisses de l’État ne débordent pas…

 

Mais non. Si Dieu me donne pour que je donne à mon tour, c’est pour le faire connaître, lui, comme le créateur et le généreux donateur de toute vie et de tout bien. Je passerai pudiquement sur la phrase préférée des trésoriers d’autrefois : « Dieu aime celui qui donne avec joie. » Sauf pour remarquer que là encore c’est à l’image de Dieu, Dieu qui n’est obligé à rien. S’il donne, c’est qu’il s’agit de son « bon plaisir », comme on disait du roi. Dieu a plaisir à me donner ce dont j’ai besoin. Je puis donc donner comme lui, c’est-à-dire avec plaisir, et donc avec joie ! Je ne suis plus alors dans un face à face avec Dieu, mais dans une relation triangulaire : il y a Dieu, il y a moi – individu ou Église – et il y a les destinataires de ce que je donne. Et dans ce triangle, ce n’est plus moi qui rends grâces à Dieu, en tout cas l’important n’est pas que ce soit moi, mais ce sont les destinataires de mes « libéralités » dont Paul nous dit qu’ils pourront alors rendre grâces, remercier non pas les donateurs – ce qui est de peu d’intérêt pour notre propos même si notre ego en souffre – mais remercier Dieu !

 

La « Fête des Récoltes » sera alors pour eux l’occasion de rendre grâces, pour ceux dont nos dons auront satisfait les besoins et les nécessités. Et, nous dit Paul, ils rendront grâces à Dieu pour ce que nous avons fait. Et ce que nous avons fait ne consiste pas seulement en « libéralité », mais d’abord en « obéissance à confesser l’Évangile du Christ », écrit Paul. Car la foi porte fruit, et le fruit de la foi, le fruit de l’Évangile vécu, c’est ce souci des autres et de leurs besoins. L’épître à Tite se conclut avec ces mots : « Que les nôtres aussi apprennent à exceller dans les œuvres bonnes, pour subvenir aux nécessités urgentes, afin de ne pas être sans fruit. » (Tite 3 / 14) Alors, me direz-vous, le cercle est bouclé : Dieu donne à A, A donne à B, B remercie Dieu, et tout est bien. Certes. Mais je vous ai parlé d’un cercle vertueux, c’est-à-dire qu’on ne s’arrête pas en si bon chemin. En effet, les destinataires de la libéralité de leurs frères et sœurs ne se contentent pas de rendre grâces pour les donateurs, mais « ils prient pour [eux] avec tendresse » !

 

C’est dire que le don que j’ai pu faire non seulement est une bonne œuvre conforme à la volonté de Dieu, non seulement est un soutien nécessaire à quelqu’un d’autre, non seulement est occasion de rendre grâces, mais il est aussi à l’origine d’ « un peu de tendresse dans ce monde de brutes », selon le slogan publicitaire bien connu. Et cette tendresse chrétienne ne se manifeste pas par de grandes effusions sentimentales – encore que pourquoi pas ? – ni par un courrier enflammé qu’on pourra lire au moment des annonces au culte suivant ou en Conseil presbytéral. Non. Toutes ces choses agréables en ce qu’elles flattent notre ego sont surpassées par autre chose : la prière. Pas la nôtre pour ceux qui nécessitent notre aide. Mais la leur pour nous autres. Pas pour dire merci à Dieu de ce que nous avons fait, mais pour prier pour nous, pour nous remettre, nous, entre les mains de Dieu. Et si Dieu entend cette prière, à coup sûr ce sera bon pour nous ! Et si c’est bon pour nous, alors à nouveau… etc.

 

Quel est alors le « don ineffable » pour lequel Paul rend grâces à son tour à la fin de ce paragraphe ? Ce n’est sans doute pas pour l’offrande qui aura finalement pu être faite et arriver à bon port pour répondre au besoin. Rien d’ineffable là-dedans… Pour la foi et la piété des uns et des autres ? Certes cela vaut la peine que l’apôtre, le fondateur et pasteur de cette communauté, puisse rendre grâces plutôt que pleurer de rage ou de désespoir ! Mais je crois plutôt que c’est pour cet ensemble de relations qui ont été tissées suite au don de Dieu, puis à la générosité d’une Église, puis à la prière d’une autre, et finalement pour « la grâce surabondante que Dieu [nous] a faite », non seulement de ce dont nous avons besoin, nous, pour vivre, mais aussi de nous avoir ouvert le cœur et le porte-monnaie pour des frères et sœurs souvent inconnus. Finalement, si l’apôtre peut rendre grâces lui-même, c’est pour ce qui a fait que ce cercle vertueux à trois a pu fonctionner et va donc pouvoir continuer.

 

Je voudrais bien sûr vous rendre attentifs à ce que nous pouvons en tirer pour nous-mêmes, chacun de nous dans sa propre vie et dans ses propres relations, aussi difficile que ce puisse être – « jusqu’à 70 fois 7 fois » (Matth. 18 / 22)… De ce que nous avons reçu de Dieu, nous avons des choses que nous pouvons distribuer, non pas en les jetant par la fenêtre, ou à la cantonade, mais à ceux et celles qui en ont besoin. Et l’argent et la nourriture sont loin d’être les seuls biens dont nous profitons et dont d’autres pourraient avoir aussi besoin. Rappelez-vous Luther que je citais tout à l’heure : Dieu a pourvu à mes besoins, quand bien même je serais pauvre et estropié ! Que m’a-t-il donc donné qui m’a enrichi, qui a été pour moi plus que santé, richesse ou famille, et que je puis donner sans m’appauvrir ? Vous pouvez y mettre de grands mots, qui sont justes : le Christ, le pardon, le salut, la vie éternelle, etc. Mais concrètement, pour pouvoir offrir : quoi ? C’est à chacun de répondre, bien sûr, non pas de manière théorique, mais concrète, en situation…

 

Vous aurez peut-être aussi pensé que la manière dont nous envisageons aujourd’hui les relations dites « missionnaires » avec des Églises d’outre-mer qui ont leur origine dans la mission de notre Église autrefois, pouvait aussi être une illustration de ce texte de Paul. Et vous auriez eu raison ! La Cevaa, et pour ce qui concerne les Églises de France le Défap, nous proposent effectivement ce type de relation, c’est-à-dire de vivre et de développer un tel cercle vertueux dans nos relations entre Églises. Mais cela peut déjà commencer avec les autres paroisses de notre Région, et peut aussi se vivre avec telle ou telle Église avec laquelle nous pourrions nouer un partenariat à l’occasion d’un besoin qu’elle exprimerait – ou un besoin que nous exprimerions, nous, car il nous manque bien des choses, si nous nous regardons sincèrement ! Et peut-être quelqu’un pourrait-il venir à notre secours de la part du Seigneur… !

 

« Si nous nous regardons sincèrement », disais-je. Nous pouvons aussi nous regarder ainsi dans ce que nous avons vécu hier, dans ce que nous vivons aujourd’hui, et nous demander de qui nous tenons tout ce qui fait notre richesse et qui répond à notre nécessité. Car le cercle peut être rompu à n’importe quel moment. Mais ce peut être rattrapable souvent ! Pour qui avons-nous oublié de rendre grâces à Dieu, pour quel bienfaiteur, quelle communauté chrétienne, quelle institution ecclésiale, avons-nous oublié de prier Dieu, de les remettre à Dieu ? Ne nous aveuglons pas sur nous-mêmes, comme font souvent ceux qui sont dans le besoin, mais ouvrons les yeux sur la fraternité que Dieu nous a donné de vivre avec d’autres. Et puis, donc, vivons-la, vivons-en. « Grâces soient rendues à Dieu pour son don ineffable ! » Amen.

 

Senones (Récoltes)  –  David Mitrani  –  3 octobre 2021

 

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