Évangile selon Jean 13 / 21-30

 

texte :  Évangile selon Jean 13 / 21-30  (trad. personnelle)

premières lectures :  Épître aux Hébreux 4 / 14-16 ; Évangile selon Matthieu 4 / 1-11

chants :  62-78 et 37-01

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« Le diable », « le tentateur », « le satan » … Existe-t-il, ce personnage pourvu de si nombreux noms ? En tout cas, tous ces noms sont des noms communs et portent l’article, contrairement à notre habitude de l’appeler Satan. Ce sont des fonctions, pas des noms propres. Le diable est celui qui se met en travers, qui divise, qui sépare Dieu et les humains, comme les humains entre eux, et même moi d’avec moi. Le satan est l’accusateur dans un procès, celui-là même que Dieu a choisi de ne plus écouter dans les procès dont il est le Juge, notamment le procès dans lequel je suis l’accusé, moi, et pour lequel Jésus est mon avocat. Quant au tentateur, on le voit bien procéder, dans le texte de Matthieu, lors de l’épreuve de 40 jours de Jésus au désert – 40 comme un « carême » qui a commencé ce mercredi pour catholiques et luthériens. Là où nous avons deux mots : « tentation » et « épreuve », la langue biblique n’en a qu’un, un mot, une seule idée. Mais tout ça, vous le savez…

 

Alors, existe-t-il, le diable, ou comme vous voulez l’appeler ? Nous le savons bien, car il intervient souvent – en fait, tout le temps – dans nos existences, comme dans celle de l’Église. Le nommer « l’Ennemi » ou « l’Adversaire », avec les majuscules qui s’imposent, correspond bien à ses différents talents. Cela ne veut pas dire qu’il est une personne, encore moins divine ! Et quant à moi, je répugne à faire de l’angélologie, qui a des relents de polythéisme et de paganisme… Considérons-le donc comme cette puissance adverse qui s’attaque à nous, à nos relations et à notre foi, comme déjà vous auriez pu l’entendre dès le début de la Bible si je vous avais lu le chapitre 3 de la Genèse – qui était aussi proposé pour aujourd’hui, mais que vous connaissez bien – lorsqu’il s’adressait à « l’humain et sa femme » que nous nommons Adam et Ève, et qui sont dans ce texte-là ce que nous, nous sommes dans la vraie vie. Cette voix ennemie est à la fois intérieure à nous, et plus et autre que nous. Point n’est besoin d’exorciste pour parler alors de possession : oui, tout au long de notre existence, cet ennemi prétend nous posséder, et nous lui cédons si souvent qu’il peut croire avoir réussi…

 

Alors certes Jésus lui a résisté. Il ne s’est pas laissé posséder, il ne s’est pas laissé corrompre, il a passé victorieusement l’épreuve pour laquelle l’Esprit saint l’avait conduit au désert. Pour le dire avec les mots habituels, il a été tenté, mais il n’a pas cédé à la tentation. Mais alors, que se passe-t-il lors de la dernière cène, entre Jésus, Judas et le satan ? Qui est tenté ? Pas le satan, bien sûr ! Mais il y a ici deux tentations.

 

Voyons d’abord la plus évidente – encore que – celle qui atteint et emporte « Judas, fils de Simon l’Iscariote ». L’énoncé de l’épreuve vient de Jésus, tout comme l’épreuve à laquelle Jésus avait été soumis au désert venait du Saint-Esprit. Le tentateur n’agit qu’avec la permission de Dieu, car son action est en quelque sorte la garantie que nous sommes adultes et non plus enfants, c’est-à-dire capables de choix. Or Dieu veut des hommes et des femmes adultes, justement, et non des esclaves ! Comme déjà pour Caïn (Gen. 4 / 5-7), on ne grandit qu’en étant éprouvé… Donc, Jésus énonce l’épreuve, il « témoigne », dit le texte : « l’un de vous me livrera ». L’attitude de Pierre et du disciple couché à table près de Jésus montre bien que personne ne sait qui, c’est-à-dire que ça peut être n’importe lequel des disciples. Cette ignorance, ce sentiment que chacun des disciples est susceptible d’être celui qui livrera Jésus aux autorités, est renforcé par ce qui nous est dit ensuite. Car même si la réponse de Jésus, par la parole et le geste, est très explicite, pour autant et bizarrement personne ne la saisit… Tout se passe comme si seuls Jésus et Judas comprenaient ce qui se joue à ce moment, et qui est médiatisé par le « morceau » – mot qui n’est nulle part ailleurs dans le Nouveau Testament. Cela renvoie au verset d’un psaume cité par Jésus quelques lignes plus haut : « Celui qui mange mon pain a levé contre moi son talon. » (v. 18, cf. Ps. 41 / 10)

 

Le satan était-il dans le fameux « morceau » ? Non, il ne s’agit pas ici de sorcellerie ! Judas aurait pu manger sur place ce que lui donnait Jésus, et ç’aurait été un autre, recevant un autre morceau, qui aurait succombé… Mais ce fut Judas. Rien ne sert de se demander ce qui se serait passé si… Pierre et l’autre disciple nous montrent par ailleurs qu’il est vain de se poser la question à propos des autres : la question de la tentation n’est pertinente que pour soi-même ! Mais c’est aussi une œuvre du tentateur que de nous faire préférer accuser les autres pour détourner notre attention de ce qu’il nous fait à nous… Mais revenons à la tentation de Judas : livrera-t-il Jésus, ou pas ? Ceci est aussi raconté afin que nous nous posions nous-mêmes la question. Non pas « aurais-je livré Jésus ? », autre question vaine, mais « dans ce que je suis en train de dire ou de taire, de faire ou de ne pas faire, bref : de vivre, suis-je parti pour livrer Jésus, lui qui pourtant vient de me donner nourriture à sa table ? » …

 

Il convient bien sûr de se poser la question à propos de toute tentation, de tout choix, de toute relation, de toute forme de piété ou de religion, qui peuvent être les nôtres. Le diable prend plaisir à se glisser dans n’importe quelle situation pour nous faire abandonner Jésus, pour nous faire abandonner notre salut, pour nous faire abandonner la priorité à l’amour de Dieu et du prochain, pour nous faire abandonner notre intégrité et notre identité. La question n’est pas celle du bien et du mal, mais de mon positionnement par rapport à Dieu, aux autres et à moi-même. Mes choix – ceux que je crois être miens – me mènent-ils à plus de fidélité, à plus d’amour, à plus d’équilibre ? Ou bien s’avèrent-ils désastreux dans une de ces dimensions, voire dans plusieurs ? Quand Judas sort, c’est la nuit. Quand je cède à la tentation, c’est la nuit. Quand je préfère grandir à mes propres yeux au détriment de Dieu, des autres ou de mon être véritable (autrefois on disait : mon âme), c’est alors qu’il fait nuit, c’est alors que je tombe.

 

Judas est tombé, de manière irrémédiable. Le satan l’a condamné à mort. Mais Jésus, dans tout ça ? Je pense que notre récit le montre aussi en proie à la tentation, aux prises avec le tentateur, à ce moment-là tout comme ce fut le cas au désert trois ans avant (selon la chronologie johannique). Comme l’a écrit Níkos Kazantzákis et comme l’a filmé Martin Scorsese, c’est La dernière tentation du Christ : ne pas aller jusqu’au bout, descendre de la croix. La voix du tentateur empruntera celles des disciples, que ce soit pour le dissuader d’aller à Jérusalem (Jean 11 / 8.16) ou pour le convaincre de prendre des armes pour résister (Luc 22 / 35-38), puis celle des grands-prêtres pour qu’il renonce à son humanité en descendant de la croix (Matth. 27 / 42) ; et ici encore la voix du tentateur retentit dans l’occasion de ce qui apparaît comme la trahison de Judas, quelle qu’en soit la cause. « L’un de vous me livrera ; mais moi, que ferai-je ? » C’est donc bien la même tentation qu’au désert : Jésus sera-t-il soumis au plan divin du salut, qui passe par la croix, ou bien se soumettra-t-il à son intérêt propre ? Mais alors la seule possibilité pour les humains de retrouver la communion avec Dieu sera caduque ! La prière de Jésus à Gethsémané explicitera ce dilemme et aussi le choix de Jésus : « Père, si tu le veux, éloigne de moi cette coupe. Toutefois que ce ne soit pas ma volonté, mais la tienne, qui soit faite. » (Luc 22 / 42)

 

Le tentateur toujours me flatte, et utilise même la Bible pour ça, comme on le voit dans le récit du désert. Il joue ce qui semble être à vues humaines mon intérêt. Il instille le doute dans mon esprit : « Dieu a-t-il vraiment dit… ? » (Gen. 3 / 1) Ma volonté est-elle soumise à celle de Dieu ? Mais suis-je vraiment sûr de la volonté de Dieu pour moi ? La voix que j’entends en moi est-elle celle de Dieu ou celle du diable ? De quoi le satan m’accusera-t-il ensuite, en fonction des choix que j’aurai faits ? On peut se le demander de cette manière, en effet. Quelles conséquences aura tel choix, telle décision, sur ma relation à Dieu, sur les autres qui m’entourent, sur moi-même ? Une décision qui entraîne la culpabilisation, une décision qui rompt des liens affectifs forts, une décision qui me gagne ma tranquillité au détriment de choses importantes ou au détriment de mon témoignage chrétien, une décision qui me met explicitement en contradiction avec les commandements de Dieu, etc., sont des décisions inspirées par le diable, et non par l’Esprit de Dieu.

 

Mais comment savoir ? Le dernier des Dix commandements est très éclairant : « Tu ne désireras pas… », c’est-à-dire « tu ne pencheras pas vers… » (Deut. 5 / 21b). Le tentateur profite de ce que nous « penchons » au lieu d’être « droits dans nos bottes », comme on dit… Nous penchons du côté où nous allons vraisemblablement tomber, bien sûr – c’est physique ! Comme on dit : « j’incline à… » Or nous sommes tout le temps dans de telles situations, telle est l’humanité, et vouloir s’en extraire est illusoire. Mais plus nous avons de pouvoirs, de possessions ou de fréquentations, plus les risques augmentent que nous tombions, car le tentateur alors se démène en trouvant des moyens « clefs en main » de par les situations qui sont les nôtres. Ce n’est pas pour rien que la Bible bénit les « pauvres », non à cause de leur pauvreté, mais à cause des risques qui leur sont épargnés, alors que souvent les « riches » y trébuchent. Mais courir à la pauvreté est encore clairement une tentation perverse, tout comme courir vers la richesse.

 

Mais, frères et sœurs, si la tentation est partout et multiforme, ce n’est jamais une raison pour y courir, et on peut pencher sans tomber pour peu qu’on se retienne à quelque chose ! Ce sera la conclusion que je vous propose. Judas ne s’est pas retenu au seul pilier dont il disposait en tant que disciple de Jésus, je veux dire : à Jésus lui-même. « Il sortit vite », dit le texte. Jésus, lui, est resté attaché à son union avec le Père, depuis toujours et jusqu’à la fin, ce qui fait que la fin n’en fut pas une. Sachez donc quel est ou quels sont les piliers dont vous disposez afin de vous y attacher ou de vous y retenir de tomber. La foi chrétienne vous fournit les principaux : l’amour du Père céleste, le salut de Jésus-Christ, l’aide du Saint-Esprit pour comprendre les Écritures, mais aussi l’Église, c’est-à-dire les frères et sœurs dans la foi, qui vivent les mêmes tentations ou d’autres, mais dans lesquelles on peut s’entraider ou lieu de n’écouter que soi, c’est-à-dire que le diable. Il y a d’autres piliers, bien sûr : un conjoint, un ou une ami(e), une vocation professionnelle et l’intérêt de ceux au bénéfice de qui elle s’exerce, etc.

 

Mais pour nous, clairement, nous savons avec une certitude confiante que la main de Dieu ne nous lâchera pas, si tant est que nous-mêmes ne nous en arrachons pas par orgueil ou vanité. Nous pouvons nous appuyer sur lui, comme Jésus l’a fait, quel que soit le chemin où cela peut nous conduire. Car qu’est-ce qui est le plus important : mon intérêt immédiat, ou l’amour fidèle de Dieu qui me conduit dans la vie éternelle ? Puissiez-vous, puissions-nous les uns et les autres, avoir ce discernement pour envoyer promener le tentateur ! Amen.

 

Raon-l’Étape  –  David Mitrani  –  21 février 2021

 

 

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