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Évangile selon Luc 8 / 4-15
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texte : Évangile selon Luc 8 / 4-15 (trad. André Chouraqui)
premières lectures : Ésaïe 55 / 8-12a ; deuxième épître aux Corinthiens 8 / 11a
chants : 21-04 et 36-19
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Voici donc un texte bien connu : la parabole du semeur, presque la seule accompagnée d’une explication. Ce qui est d’ailleurs étonnant. Chouraqui traduit παραβολη « exemple ». D’habitude on traduit plutôt « devinette ». En tout cas, ce n’était pas un enseignement théorique, fût-ce sous forme imagée. C’est plutôt un grand point d’interrogation, qui vous est renvoyé à la figure afin de vous faire réagir, de vous faire vous positionner. On pourrait presque écrire « poing » d’interrogation avec un g ! Pourquoi Jésus donne-t-il une explication ? – que je n’avais d’ailleurs pas besoin de vous lire, je suis sûr que vous la connaissiez par cœur. Dans la version de Luc qui est le texte de ce jour, Jésus se moque : « à vous il a été donné de pénétrer les mystères du royaume de Dieu », alors que justement leur demande d’explication prouve le contraire… Dans d’autres évangiles, ils se font clairement rabrouer de n’avoir pas compris tout seuls ! Nous, nous sommes nés avec l’explication, la question ne se pose pas.
Mais la question qui se pose toujours, c’est la parabole elle-même. Pourtant son sens est clair : Dieu, ou Jésus, sème la parole, et il est question de ceux qui la reçoivent ou pas, selon quatre types différents de milieu récepteur, ou de personne tout simplement. Et notre manière habituelle de comprendre se répartit en deux leçons. Soit nous sommes plutôt pessimistes, ou trop réalistes, sur nous-mêmes et notre « petite foi », comme disait Jésus à ses disciples, et nous culpabilisons d’être dans l’une des trois premières situations : les oiseaux ont mangé le grain, ou bien les pousses se sont desséchées, ou alors elles ont été étouffées par les épines. Évidemment, il est facile de nous reconnaître, les uns et les autres, dans l’une de ces trois histoires, voire dans plusieurs… Ou alors, en sens inverse, nous sommes très contents de découvrir que nous sommes du quatrième type : la parole de Dieu semée en nous a trouvé de la bonne terre, a poussé et porté fruit au centuple ! Certes j’aurais un peu de mal à me retrouver là, il m’aurait plutôt fallu un type « 3 ½ », un peu d’épines et un peu de bonne terre… ! Quant aux prédicateurs, selon leur tempérament ou leur théologie, ils vont plutôt souligner l’incapacité de leurs auditeurs à recevoir l’Évangile en le faisant fructifier, ou bien la grâce de Dieu qui fait que, puisqu’ils sont là, c’est qu’ils sont plutôt du 4ème type ! Mais tous diront que Dieu est magnanime de gaspiller la semence de sa parole sur des terrains qui ne donneront rien de toute façon…
Voilà. Cette présentation est un peu ramassée, parce que je veux plutôt vous dire autre chose sur ce texte. Mais tout ce que je viens d’expliciter peut parfaitement s’entendre de cette parabole. Et d’ailleurs, plusieurs des textes liturgiques de ce culte portent une telle interprétation du texte. Si elle vous convient, c’est très bien. Nourrissez-vous de ce pain ! Mais bien sûr, je voudrais vous emmener un peu plus loin, laisser le texte continuer de parler, laisser la parabole rebondir. J’ai donc cherché dans quels passages la Bible présentait la même image, du semeur, de la semence, etc. Et je me suis rendu compte – on apprend à tout âge – je me suis rendu compte que le semeur n’était pas forcément Dieu ou Jésus. Rien d’ailleurs ne le suggère, ni dans ce texte ni dans ses parallèles des autres évangiles. En fait, comme le disait déjà Ésaïe, que l’apôtre Paul cite aussi dans sa lettre aux Corinthiens, Dieu est celui « qui fournit la semence au semeur, et fournira aussi le pain pour la nourriture ». Il n’est donc pas le semeur ! Certes il est celui qui envoie sa parole. Et nous autres chrétiens, nous avons reconnu en Jésus de Nazareth l’incarnation de cette parole, en Jésus mort et ressuscité, parole donc paradoxale, à la fois faible et puissante, sage et folle. C’est lui, Jésus, qui est la parole qui, dit Dieu, « ne retourne pas vers moi à vide, oui, sans avoir fait ce que je désire et fait triompher ce pour quoi je l’ai envoyée. »
Alors, qui est donc le semeur ? Dans d’autres confessions chrétiennes on répondrait peut-être « l’Église ». Je préfère considérer que le semeur est celui qui a été touché par la parole de Dieu, c’est-à-dire par Jésus-Christ. Ça peut être l’Église, bien sûr, communauté de croyants qui se placent sous l’autorité de cette parole ! Mais simplement ça peut être chacun d’entre nous, chaque croyant là où il est, en fonction de ce que Dieu lui a donné et demandé. Du coup, les questions pour nous ne sont plus du tout les mêmes que dans la lecture que je faisais de ce texte au début de cette prédication ! Dieu nous prend là où nous sommes, exactement là où nous sommes, je veux dire : ce matin ! Il nous prend, chacun de nous, en train d’écouter, de recevoir sa parole. N’est-ce pas ce que vous êtes en train de faire ? La semence de la parole vous est donnée, alors, qu’allez-vous en faire ? Voilà la vraie question ! L’Évangile ne fait pas la psychologie de ses auditeurs : suis-je ou ne suis-je pas un bon chrétien, suis-je ou ne suis-je pas un terrain accueillant pour la parole de Dieu, etc. Non. Vous êtes là, vous recevez cette parole, cette semence, qu’allez-vous en faire ?
Une réponse qui n’est pas dans le texte, parce qu’elle n’aurait aucun sens, c’est : je vais mettre la semence reçue dans un bocal stérile et la garder chez moi, comme décoration, comme souvenir ; comme ça elle ne s’abîmera pas… En fait, même si c’est stupide, c’est souvent ce que nous faisons, je le reconnais ! C’est aussi ce que les Hébreux au désert avaient eu spontanément tendance à faire en ramassant la manne, malgré les avertissements qui leur avaient été donnés : « celui qui en avait plus n’avait rien de trop, et celui qui en avait moins n’en manquait pas. Chacun recueillait ce qu’il lui fallait pour sa nourriture. Moïse leur dit : “Que personne n’en laisse jusqu’au matin”. Ils n’écoutèrent pas Moïse ; il y eut des gens qui en laissèrent jusqu’au matin ; mais il s’y mit des vers, et cela devint infect. » (Exode 16 / 18-20a) La manne était faite pour être utilisée – en l’occurrence mangée – le jour-même, sauf le shabbat où elle avait été ramassée la veille pour deux jours. La semence de la parole de Dieu ne se thésaurise pas, elle est faite pour être utilisée, pour servir, tout comme Jésus qui était « venu non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour beaucoup » (Marc 10 / 45).
Alors, utiliser la semence, c’est quoi ? C’est semer ! C’est donc depuis ce point de vue-ci que nous pouvons lire ce texte, entendre cette parabole. Non plus du point de vue du terrain sur lequel il a été semé, mais du point de vue du semeur. C’est certes un changement de regard ! Mais qui convient bien à des récepteurs de la parole de Dieu, qui nous est donnée depuis cette chaire et depuis cette table. Cette parole reçue, et reçue gratuitement – « Car, lorsque nous étions encore sans force, Christ, au temps marqué, est mort pour des impies. À peine mourrait-on pour un juste ; quelqu’un peut-être aurait le courage de mourir pour un homme qui est bon. Mais en ceci, Dieu prouve son amour envers nous : lorsque nous étions encore pécheurs, Christ est mort pour nous. » (Rom. 5 / 6-8) – cette parole reçue sans considération de nos mérites ni de nos fautes, elle nous est délivrée pour que nous la semions à notre tour, et de même manière.
Ce qui implique deux choses. D’abord, que nous avons à le faire. Et ensuite, que nous ne nous préoccupions pas de la capacité du terrain à en faire quelque chose ou pas. Sur la première chose : le texte est fait pour que nous le mettions en pratique, point n’est besoin de longues explications : je vous ai bien dit que la semence ne se met pas en bocal, mais qu’elle se sème. Semons-la donc ! Le texte de ce jour, lui, nous parle plutôt de la seconde chose : si Dieu n’a pas fait acception de personne, il ne nous revient pas de le faire, nous non plus. Résultat : il va nous falloir semer, bien sûr chacun à notre manière, avec les capacités que nous avons – c’est-à-dire non pas celles que nous pensons avoir ou que nous pensons ne plus avoir, mais celles dont Dieu nous a pourvus.
Si donc nous ne laissons pas la semence pourrir en bocal, mais que nous sortons avec, nous allons rencontrer quatre types de terrains, c’est-à-dire de milieux ou de personnes. Ce sont des « types », c’est-à-dire que la réalité est toujours plus complexe, plus mélangée. Mais ça aide à analyser. Je vous les rappelle. Premier type : la semence ne pénètre pas, le blocage est trop fort, que ce soit par idéologie anti-chrétienne ou anti-religieuse, ou par histoire personnelle avec des échecs ou des malheurs mal digérés et dont il est aisé d’accuser Dieu, etc. Un bon exemple, c’est l’Aréopage d’Athènes, devant lequel Paul prêchera pratiquement en vain. Néanmoins, quelques-uns de ces gens aisés rompus à la philosophie vont pourtant se convertir, nous dit le livre des Actes des Apôtres : « Lorsqu’ils entendirent parler de résurrection des morts, les uns se moquèrent, et les autres dirent : “Nous t’entendrons là-dessus une autre fois”. Ainsi Paul sortit du milieu d’eux. Quelques-uns néanmoins s’attachèrent à lui et crurent ; parmi eux Denys l’Aréopagite, une femme du nom de Damaris, et d’autres encore. » (Actes 17 / 32-34) Ce refus d’écouter même l’Évangile correspond, j’imagine, à l’expérience de beaucoup ici, qui l’avons rencontré ne serait-ce que dans vos familles comme dans la mienne…
Deuxième type : ce sont souvent les bénéficiaires de campagnes d’évangélisation, ou les jeunes partis à Taizé, ou tant d’autres encore, qui ne sont pas suivis, pas entretenus dans la foi pour y grandir. Donner le goût de la lecture à des gens à qui on n’apprend pas ensuite patiemment à lire, quel intérêt ? Et quelle cruauté ! Il faut assumer ce que nous faisons en semant. Troisième type : les épines de la vie étouffent la foi. C’est lorsque celle-ci n’est pas devenue synonyme de confiance. C’est comme dans une amitié, ou dans une vie de couple : au-delà de l’élan du présent, l’avenir se construit par et dans la confiance, ou bien il disparaît. Peu importe : semez, semez, semez, et comme un bon agriculteur préoccupez-vous ensuite de ce que ça devient et de ce que vous pouvez y faire, soit vous-même, soit quelqu’un d’autre. Comme Paul encore dira pour parer aux querelles d’ego : « J’ai planté, Apollos a arrosé, mais Dieu a fait croître. Ainsi, ce n’est pas celui qui plante qui est quelque chose, ni celui qui arrose, mais Dieu qui fait croître. Celui qui plante et celui qui arrose ne font qu’un, et chacun recevra sa propre récompense selon son propre labeur. » (1 Cor. 3 / 6-8)
Du quatrième type pas besoin de parler, car « les gens heureux n’ont pas d’histoire », paraît-il ! Je crois bien que le texte nous promet cette expérience-ci : voir la semence semée par nous porter fruit ! Mais surtout, il nous dit de ne pas nous décourager lorsque nous pensons les terrains stériles ou trop difficiles ou trop dangereux. Nous ne sommes pas Dieu, ni le Sauveur du monde. Nous avons simplement à transmettre la confiance que nous avons en Celui que tant de gens proches de nous ne connaissent pas, ou connaissent tellement mal qu’ils ne veulent pas ou plus en entendre parler. Ce n’est pas une doctrine ni une religion que nous avons à transmettre, juste témoigner de notre confiance, et la proposer gratuitement à ceux que nous aimons, à ceux que nous rencontrons, même si nous pensons que ça ne sert à rien. Avons-nous confiance ? Amen.
Senones – David Mitrani – 7 février 2021