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Jonas 3 / 1-5. 10
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texte : Jonas 3 / 1-5. 10 (trad. catholique de la Bible de la liturgie)
autres lectures : Première épître aux Corinthiens 7 / 29-31 ; Évangile selon Marc 1 / 14-20
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Ceux qui ont plus de mémoire que moi se rappelleront que j’avais déjà prêché sur l’appel des premiers disciples, lu dans la version de Saint Matthieu, il y a quatre ans dans cette cathédrale. J’ai donc choisi pour ce matin la première lecture, le texte de Jonas. Après tout, il est question de poisson des deux côtés ! Encore que l’extrait du prophète, ce matin, se situe après le passage de Jonas dans le ventre du gros poisson… Jonas, vous le savez, était récalcitrant à sa mission. Dieu l’avait envoyé au Nord, lui était parti plein Ouest ! Et maintenant après être passé par l’abîme, par la mort représentée par le gros poisson, il a été recraché, suscité de nouveau, pour la même mission que la première fois. Et cette fois, comme vous l’avez entendu tout à l’heure, il y va. Oh, pas de gaîté de cœur ! Pour lui, Ninive, c’est « l’axe du mal », comme qui dirait… C’est le cœur de tout ce qui s’oppose au peuple de Juda et à la foi israélite. Si la mission d’aller leur dire leur condamnation, finalement, il l’accomplira, le salut des Ninivites va lui donner la nausée…
Je me suis demandé quel pouvait être le parallèle pour nous ? Oh, il y en a plusieurs, bien sûr… Le premier, sans doute pas forcément le plus grave, c’est lorsqu’on dit aux protestants d’aller chez les catholiques, ou lorsqu’on dit aux catholiques d’aller chez les protestants ! Non ? Certains ont toujours l’impression que l’autre, forcément hérétique à leurs yeux, risque de leur déteindre dessus ! Y en a-t-il qui ont préféré aller au-delà de la mer et peut-être jusqu’au fond, au lieu d’être là ce matin et au temple dimanche prochain ? Je ne sais pas… Pourtant, il ne s’agit pas d’y porter condamnation – encore que certains protestants et catholiques aient sans doute un peu ça dans la tête ? – et encore moins le salut, car le salut ne se reçoit et ne se vit qu’en Jésus-Christ, qui est le seul Chef de l’unique Église. Alors, lorsque nous allons en visite fraternelle dans une autre Église, ne nous prenons pas pour Jonas : d’une part allons-y joyeusement, et d’autre part allons-y pour une parole et des gestes d‘amour !
Mais alors, irons-nous un autre jour dans une vraie Ninive ? C’est sans doute à cela que nous sommes appelés, chrétiens et Églises : « Voici, disait Jésus, je vous envoie comme des brebis au milieu des loups. Soyez donc prudents comme les serpents, et simples comme les colombes. » (Matth. 10 / 16) Mais aujourd’hui, où est Ninive, où sont les loups ? Qui désignera une Ninive à l’étranger sans prendre le risque de ne faire qu’étaler ses propres peurs ou ses propres opinions politiques ? Nous ne nous livrerons pas à cet exercice, d’autant que ni vous ni moi n’avons l’intention de marcher vers une telle Ninive, et ce même si aucune pandémie ne nous en empêchait… Non, sérieusement, aujourd’hui comme d’ailleurs à l’époque du Livre de Jonas, Ninive n’est pas ailleurs. Ninive, c’est la maison, la ville, le pays, dans lesquels nous sommes. Ninive, c’est notre monde. Hélas, il n’y a pas besoin de bouger pour aller à Ninive ! Ninive est là. Seuls ceux qui se sont enfermés dans une secte ou dans toute autre clôture ne s’en rendent pas compte, à moins qu’ils ne s’y soient enfermés justement à cause de ça : tout sauf Ninive, plutôt fuir à Tarsis ou se faire boulotter par un gros poisson… !
Puisque vous et moi sommes ici ce matin, c’est que nous n’avons ni fui ni préféré le poisson à la mission. Ainsi la question se pose bel et bien pour nous : vers quels Ninivites sommes-nous censés aller ? Où est-ce que Dieu nous appelle à proclamer que « Ninive sera détruite » ? Il me semble que, pour nous, il y a deux sortes de réponses, et je ne sais pas trop dans quel ordre les prendre, parce que je ne sais pas trop quelle réponse est plus facile que l’autre… Quand vous aurez essayé les deux, vous me direz…
Le premier type de réponse, me semble-t-il, c’est : les Ninivites, ce sont les autres. (Aïe ! vous voyez déjà quel sera le second type…) Donc, les autres. Si je pose la question de manière basique, trop basique, de qui sont aujourd’hui chez nous les ennemis de la foi et des chrétiens, je vais assister à un déluge de récriminations contre, pêle-mêle, les islamistes, les politiques, les journalistes, les scientifiques, les réseaux sociaux, les malades, les riches, les vieux, les jeunes, la société, etc. Je ne nie pas que certaines de ces réponses contiennent un élément de vérité, que nous ne pesons sans doute pas tous de la même manière d’ailleurs. Mais avouez que ce vrac est déconcertant, et qu’il ne sert à rien de décliner le « tous pourris », comme sans doute Jonas le pensait de ses Ninivites à lui. Il faut un discernement que Jonas n’avait pas, ainsi que de l’humour dont la suite de l’histoire montrera qu’il en manquait singulièrement !
Alors, discerner aujourd’hui dans ce qui m’entoure où est, où sont, le ou les véritables ennemis des gens – pas de moi, ça on s’en fiche, mais des gens… et de Dieu et de ses enfants ! Et alors, ne pas rester cloîtré chez soi, mais y aller, le dire. Juste un exemple : il y a actuellement un projet de loi en discussion au Parlement, qui est un projet injuste, malsain et humiliant pour les religions – en tout cas pour le protestantisme et pour le judaïsme, mais catholiques et évangéliques seront aussi touchés ; ce sont les musulmans qui le seront le moins, bizarrement. La Fédération protestante a choisi de le dire haut et fort, et de demander aux pasteurs et aux paroisses de le dire aux élus – après tout, ce sont eux qui vont voter ! Nous ne pouvons pas laisser passer une loi liberticide pour les cultes sans réagir. C’était juste un exemple. Dire « ce n’est pas bien » à qui de droit quand ce n’est pas bien. Y compris quand ça ne touche pas notre culte ni les cultes en général. Dire la condamnation, en espérant le changement : c’est tout l’office prophétique selon la Bible ! Jonas se fera reprendre par Dieu pour n’avoir pas espéré le changement, pour n’avoir voulu que la condamnation.
On pourrait multiplier les exemples. Je pense que les personnes ou les associations qui s’occupent des plus pauvres, qu’ils soient en situation légale ou illégale, comprennent bien cette mission, eux aussi, consistant à dénoncer et à espérer. Plaise à Dieu que, dans tous les cas, il suffise d’un tiers du chemin pour obtenir le changement attendu, puisque c’est ce qu’a vécu Jonas à Ninive. Il faut aussi noter que, s’il a condamné Ninive, il ne s’est pas préoccupé de tel ou tel Ninivite particulier, même si certains avaient plus de responsabilité que d’autres dans le mal. À la fin du livre, c’est Dieu qui se préoccupe des gens particuliers, lorsqu’il essaye de faire comprendre à Jonas ce qui apparaît comme son propre changement : « Moi, je n’aurais pas pitié de Ninive, la grande ville, dans laquelle se trouvent plus de 120 000 êtres humains qui ne savent pas distinguer leur droite de leur gauche, et des bêtes en grand nombre ? » (Jonas 4 / 11) Mais les humains n’ont pas de tels scrupules…
La parole prophétique dérange : elle est là pour ça ! Mais n’est pas prophète qui veut… C’est Dieu qui envoie en mission le prophète selon la Bible, même s’il y a beaucoup d’autres prophètes – mais leur prophétie ne nous concerne pas, nous chrétiens : c’est le modèle biblique qui nous concerne ! Nous avons donc, nous, à faire attention : à condamner ce que Dieu condamne – et pas ce qui ne nous plaît pas –, à condamner les pratiques pour que les gens en soient libérés, et contrairement à Jonas, à ne pas regretter cette libération sous prétexte que ces gens ne nous plaisaient pas… ! Nous avons aussi cette mission à l’égard des porteurs d’autres religions ou d’autres philosophies que nous : on peut aimer les gens et apprécier de faire des choses ensemble dans la société tout en manifestant que notre Dieu condamne, et que nous dénonçons, et l’idolâtrie et l’athéisme. Cela suppose évidemment de s’apprécier comme personnes, pour oser se disputer sur l’essentiel ! À la différence de Jonas, les missionnaires à l’étranger d‘aujourd’hui commencent par apprendre la langue et la culture des gens avant de pouvoir leur annoncer l’Évangile qui libère des idoles…
Mais assez parlé du premier type de réponse, encore que ce que j’en ai dit puisse aussi en partie concerner le second type, pour lequel, eh bien, je suis un Ninivite, Ninive est en moi, et ma vie promeut Ninive autour de moi… Bon, vous me direz : mais non, puisque nous sommes chrétiens ! Mais si, et justement parce que nous sommes chrétiens, nous avons là aussi à discerner en nous, dans nos vies, dans nos manières de fonctionner, dans notre relation à Dieu, mais aussi dans notre relation à nous-même et aux autres, ce qui est ninivite au lieu d’être chrétien. L’idolâtrie nous guette tous dans un domaine ou un autre, à un moment donné ou à un autre. Et s’il est loisible, dans l’Église, à un frère ou une sœur de me dire ce qui ne va pas chez moi – encore que je doive faire un effort pour ne pas le prendre mal – il serait bien plus efficace et rapide et agréable pour les autres que je m’exerce à m’en rendre compte tout seul – j’allais dire : Bible en mains… Nous avons à être prophètes pour nous-même avant que de savoir l’être pour les autres, pour éviter à Dieu de devoir le faire lui-même auprès de Jonas incapable de remettre en question sa vision des gens et des choses !
Je ne sais pas si c’est plus facile ou plus difficile de chasser Ninive de soi ou du monde dans lequel on est. Je ne suis pas sûr qu’on puisse faire disparaître Ninive du monde si on ne la fait pas disparaître d’abord de soi, encore que des combats soient urgents dans la société. La mission de Jonas nous incombe : dénoncer Ninive. Mais faisons-le sans être Jonas. Faisons-le en aimant les gens et non pas en étant indifférents à leur sort, ou même en espérant leur disparition ! Mais aussi, appliquons-nous à nous-même la prophétie que nous avons à proclamer. Il y a des choses dans ma vie qui sont condamnables. Il y a sans doute des relations que j’ai tissées avec d’autres qui sont malsaines ou perverses. Il y a ce dont je me rends compte et que je condamne en moi – mais est-ce que je fais comme les Ninivites, est-ce que je me convertis et je change ? Il y a aussi ce dont je me rends compte et dont je me satisfais et que j’excuse. Et il y a ce dont je ne me rends pas compte, parce que je le refoule, ou parce que je suis aveugle sur moi-même.
Ainsi, dans la prophétie à laquelle nous sommes appelés, comme Jonas – mais mieux que lui ne l’a fait ! – nous avons besoin les uns des autres, nous avons besoin de la famille ecclésiale, de nous y soutenir ne serait-ce que par la prière et la fraternité, que ce soit pour la prophétie externe ou pour la difficile prophétie pro domo. Comme Jonas, le prophète a besoin d’être éduqué, de passer par l’épreuve et parfois par des morts qui permettent de rebondir. Soyons bons les uns pour les autres : corrigeons-nous mutuellement ! Alors peut-être serons-nous mieux armés « pour déraciner et renverser, pour ruiner et démolir, pour bâtir et planter », comme Dieu le donnait comme mission à un autre prophète, Jérémie (Jér. 1 / 10). Car si nous sommes là, dans le monde, c’est pour y être missionnaires, depuis notre propre vie jusqu’au bout de Ninive… Amen.
Saint-Dié (cathédrale) – David Mitrani – 24 janvier 2021