Évangile selon Jean 10 / 11-16

 

texte :  Évangile selon Jean 10 / 11-16 (27-30)

premières lectures :  Ézéchiel 34 / 1-2. 10-16 ; première épître de Pierre 2 / 21b-25

chants :  22-08 et 44-15

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Des brebis et des bergers… Thème connu ! Si connu que ça ? Voire. Qu’avons-nous en effet comme images derrière la tête, quand nous entendons ce texte, quand nous entendons Jésus utiliser cette image ? Peut-être avez-vous quelque part « La chèvre de Monsieur Seguin » (A. Daudet : Lettres de mon moulin) ? Certes c’est une chèvre et pas une brebis… Mais il y est aussi question de berger et de petit bétail… et aussi du loup ! L’histoire ne s’attarde guère sur Monsieur Seguin, ce qui l’intéresse c’est la chèvre, son choix qui la mène à la mort même après un âpre combat, et la morale qu’on peut tirer de l’histoire s’ensuit logiquement. Jésus, lui, s’intéresse au berger. Or Monsieur Seguin, s’il s’inquiète de sa chèvre, le fait avant, ou à distance, il ne court pas de risque pour elle. Le voudrait-il qu’il n’en aurait peut-être pas les moyens. Monsieur Seguin est-il un bon berger ? Qu’est-ce qu’un bon berger – entendez : un « vrai berger » ?

 

Se poser cette question, c’est quand même bien se poser aussi celle des brebis, ou de quelque autre bête ou troupeau que l’on garde ! Car les bêtes sont bêtes, comme le nom l’indique. La domestication leur a fait perdre une partie de leur instinct de survie, puisque l’humain s’en occupe ! Certaines sont grégaires, d’autres plus individualistes, mais toutes comptent sur le berger, perçu comme un deus ex machina, pour les défendre. Du coup, elles sont susceptibles de faire n’importe quoi. « Vous étiez comme des brebis errantes », c’est ce que Pierre écrivait à ses lecteurs. Il arrive même que certains troupeaux s’entre-dévorent, évidemment au bénéfice des plus forts, tant que personne ne s’interpose. Et puis, il y a « le loup », c’est-à-dire tout ce qui est susceptible de nuire au troupeau en général et à chacune des brebis en particulier. Adversaire personnifié, « diable » au vrai sens du terme puisqu’il se met en travers de ce qui peut protéger sa victime, il l’isole tant du berger que des autres… C’est dans tout ce contexte que le berger va devoir faire paître le troupeau qui lui est confié, ou qui est sien.

 

Jésus n’avait pas lu Alphonse Daudet ; le contre-exemple qu’il prend est celui du berger « mercenaire », selon la traduction de Louis Segond. C’est-à-dire de celui qui est payé pour ce travail, le berger salarié. À la différence du prophète Ézéchiel, Jésus ne reproche pas à ces bergers-là de ne pas agir en responsables. Il sait bien que dans le monde où l’on est, quand on travaille pour de l’argent parce qu’on en a besoin, le but n’est pas d’y laisser sa vie. Jésus constate que de tels bergers ne sont pas des « vrais ». Il caractérise ainsi le « vrai berger » : c’est celui qui « se met en peine des brebis ». Je ne sais pas si cette constatation s’applique à votre serviteur et à ses collègues, je le saurai un jour quand toutes choses auront pris fin. Mais ce n’est pas le sujet. Jésus n’évoque les faux bergers que pour parler, par contraste, du vrai, c’est-à-dire lui-même. Vous savez, bien sûr, que « berger » était un titre royal dans le Proche-Orient ancien. Ézéchiel critiquait les mauvais bergers qu’étaient les dirigeants politiques et religieux de son temps. Mais Jésus parle d’autre chose, il parle de lui, de sa manière de faire à lui.

 

Or sa manière à lui d’être pasteur est en rupture avec toutes les autres manières. Il n’est pas comme Monsieur Seguin, à brimer la liberté des brebis pour les protéger, puis à les appeler quand elles sont parties en attendant qu’elles reviennent : il n’est pas berger à distance. Il arrive que des chrétiens voient ainsi la sollicitude de Dieu à leur égard : il nous garderait du danger par ses commandements, et si nous désobéissons c’est tant pis pour nous, nous pouvons pourtant revenir tant qu’il en est temps – ce qui ne sera pas toujours le cas… Dieu ainsi serait loin de nous, notre observance de la Bible serait le moyen de sa pastorale. Mais c’est là une vision juive, pas chrétienne ! Nous confessons qu’en Jésus Dieu s’est fait proche, et que notre religion est une religion de liberté. Alors, quelle pastorale ? Jésus n’est pas non plus un berger payé pour ce faire, que ce soit en argent ou en nature. Il n’est pas salarié, c’est-à-dire qu’il ne gagne rien à le faire. Il n’est pas non plus fermier, il ne se paie pas en consommant ou en vendant les brebis, comme Ézéchiel le dénonçait 600 ans plus tôt.

 

Que reste-t-il comme manière d’être berger ? Une seule : « le bon berger donne sa vie pour ses brebis. » Et la seule raison, nécessaire et suffisante, pour agir ainsi, c’est l’amour. Le mot ne figure pas dans ce texte-ci. Mais la réalité en est énoncée et montrée, chez Pierre comme dans ce que dit Jésus. Ce qui est montré, c’est le lien si particulier qui unit Jésus et « ses brebis », « ses ouailles » comme on dit encore aujourd’hui dans l’Ouest, là où j’étais avant d’être Vosgien. « Je connais mes brebis, et mes brebis me connaissent. » Le texte original insiste même sur le fait qu’elles sont siennes : « Je connais les miennes, et elles me connaissent, les miennes ! » C’est cette intimité – plus que cette propriété – cette intimité entre Jésus et ses brebis qui fait de lui le « bon berger », ou plutôt qui manifeste qu’il l’est. N’en est-il pas de même dans un couple, une famille, une amitié ? L’amour consiste justement à tisser, entretenir, retisser sans cesse, un tel lien. Jésus nous affirme que le lien entre lui et le Père se vit sur ce mode. Hier un de nos jeunes me posait la question sur la Trinité, la réponse est là, dans ces deux phrases du texte : « le Père me connaît, et je connais le Père », et en même temps « moi et le Père, nous sommes un. »

 

Or c’est la même réponse, c’est la même relation, que Jésus a avec ses brebis. Redites-le-vous sans cesse : Jésus a et veut avoir avec vous la même relation qu’il a avec son Père ! Oubliez toutes les images fausses de destin ou de jugement, oubliez toutes les images vraies de création ou de rédemption. Ne retenez que l’image du « vrai berger » qui vous offre et vous garantit la vie – la vie éternelle – en ne faisant qu’un avec vous comme avec le Père céleste. C’est une relation d’amour qui nous est proposée, c’est la seule possibilité de vie qui nous est ainsi offerte. Toute autre relation est ou serait mortifère. Nous le savons bien, nous qui mourons à petit feu dans des relations qui sont autres que celle-ci… Nous, nous sommes, selon les moments et les circonstances, de mauvais bergers, des brebis perdues, des troupeaux sans âme, etc., voire des loups ! Ce n’est pas notre vocation, ce n’est pas à cela que nous sommes appelés.

 

Car nous sommes appelés. C’est même ainsi que Jésus caractérise son troupeau, celui qu’il assemble pour la vie éternelle. « Mes brebis entendent ma voix. » Ce qui est particulier, c’est qu’il le dit d’abord des « autres brebis qui ne sont pas de cette bergerie. » Est-ce parce que nous, nous connaissons cette voix, que nous savons faire partie de ce troupeau, et que nous ne nous posons plus la question de qui nous voulons suivre ? Si c’est le cas, alléluia ! Ou peut-être, peut-être qu’à défaut d’être comme la chèvre de Monsieur Seguin ou comme la brebis perdue de la parabole (Luc 15 / 4-7), il nous arrive de prendre le large, de nous mettre d’autres sons dans les oreilles et de ne plus entendre la voix que nous connaissions bien… Nous sommes alors comme « ceux du dehors » puisqu’alors… nous sommes dehors ! Il faut bien, alors, que le berger vienne nous chercher, nous comme les autres, qu’il nous appelle non pas de loin, mais du plus près possible. Mais le berger ne fait pas de miracles, il ne nous dépossède pas de ce que nous sommes. C’est pour ça qu’il nous appelle au lieu de nous prendre par la peau du cou…

 

Quelle est donc sa voix ? Comment appelle-t-il ? Il n’appelle pas à la cantonade – ça, ça ne marche jamais, vous savez bien… Il appelle en particulier la brebis qui s’est éloignée de lui, ou qui ne le connaît pas. Sa voix certes retentit dans les Écritures bibliques, mais encore faut-il y être attentif et laisser le Saint-Esprit nous la faire entendre, à travers et par-delà l’écriture humaine. Mais ça, c’est lorsque nous sommes là ! C’est lorsque nous le suivons « dans de verts pâturages, le long des eaux tranquilles », comme chantait David (Ps. 23 / 2). Mais nous avons encore plus besoin d’entendre sa voix lorsque nous ne l’écoutons plus, lorsque nous sommes partis trop loin, lorsque trop d’autres voix brouillent la sienne dans nos âmes. Car alors nous doutons, ou même nous l’oublions. Mais lui ne nous oublie pas, lui ne doute pas tout comme il ne doute pas du Père. Il est le « vrai berger », il vient donc nous chercher, il vient jusque dans le fond de notre vie pour nous chercher et nous ramener à lui.

 

C’est lorsque nous sommes au fond du trou, comme Job qui s’écriait au cœur de sa souffrance : « Je sais que mon rédempteur est vivant, et qu’il se lèvera le dernier sur la terre, après que ma peau aura été détruite ; moi-même en personne, je contemplerai Dieu : c’est lui que moi je contemplerai, que mes yeux verront, et non quelqu’un d’autre ; mon cœur languit au-dedans de moi. » (Job 19 / 25-27) C’est la même intimité, la même connaissance, la même unité dans l’amour, la même, la seule source de vie véritable. Et puisque c’est là qu’il vient me chercher, c’est donc là qu’il est lui aussi. « Le bon berger donne sa vie pour ses brebis. » Ce n’est pas une définition de dictionnaire ! Ce n’est pas non plus seulement un récit du passé : oui, il a donné sa vie pour moi, quelque part autour d’un 6 avril de l’an 30 en Judée romaine… Mais c’est aussi un récit du présent. Lui qui transcende les temps et les lieux, lui qui est ressuscité, sa mort il la rend actuelle pour me retrouver dans la mienne. L’association entre lui et moi est donnée pour toujours : sinon, que voudrait dire « vie éternelle » ?

 

Ainsi, lorsque nous nous croyons perdus, ou lorsque nous croyons l’un des nôtres perdus, puisse l’Esprit saint nous rendre à nouveau attentifs à « la voix du bon berger », qui nous rappelle, ou nous apprend, que nous sommes à lui, et que s’il a « donné sa vie pour [nous] », à combien plus forte raison profiterons-nous de sa résurrection, de sa victoire sur cette mort qui est aussi la nôtre. Il n’y a pas d’autre chemin, pas d’autre sauveur, pas d’autre troupeau qui marche vers la vie. Il y a « un seul berger », dit Jésus. Le reste est illusoire, mensonger, mortifère. Les autres voix sont du bruit, des murmures tonitruants qui ne disent rien, qui se contentent d’attirer pour détruire : c’est « le loup » … Alors « aujourd’hui, si vous entendez sa voix, n’endurcissez pas vos cœurs » (Hébr. 3 / 7-8). La voix du Christ, bien sûr, pas celle du loup. Il n’y a pas photo. La voix du loup a toujours les accents de la vôtre, elle vous flatte jusque dans vos malheurs et vos injustices, et vous l’entendez souvent. La voix du « vrai berger » est différente, plus rare, elle ne vous appelle que lorsque vous en avez besoin, lorsque vous êtes perdus, lorsque vous marchez vers ou dans la mort. Elle « descend aux enfers » pour vous en faire sortir.

 

Cette promesse de résurrection – de résurrection aujourd’hui – est pour vous et pour les vôtres, comme pour « d’autres brebis » : entendez-la, recevez-la, nourrissez-vous-en. Elle vous est offerte dans la prédication et la cène de ce culte, elle vous est offerte dans cette voix qui n’est ni la mienne ni la matérialité du pain et du vin, mais qui est à travers prédication et cène la voix de celui qui a donné sa vie et qui a vaincu la mort, pour vous, pour vous personnellement. Faites taire en vous les autres voix, et suivez ce « bon berger » qui s’est donné à vous pour partager votre vie et la sienne. « Mes brebis entendent ma voix. Moi, je les connais, et elles me suivent. Je leur donne la vie éternelle. » Amen.

 

Senones  –  David Mitrani  –  5 mai 2019

 

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