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Évangile selon Marc 4 / 35-41
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texte : Évangile selon Marc, 4 / 35-41 (trad. : Bible à la colombe)
premières lectures : Ésaïe, 51 / 9-16 ; deuxième épître aux Corinthiens, 1 / 8-11
chants : 45-20 et 45-10 (Alléluia)
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Beaucoup de tempêtes sur ce lac, n’est-ce pas, et justement quand les disciples voguent dessus ! À plusieurs reprises dans les récits évangéliques, Jésus étant ou non à bord, parfois les rejoignant, les disciples traversent ainsi la mer de Galilée. Vous me direz : c’est bien normal, ils sont pêcheurs sur cette mer ! Évidemment… Ce lac, avec ses tempêtes, fait donc partie de leur quotidien depuis toujours. Si nous ne savons rien de l’entreprise de pêche de Pierre et André, nous savons en tout cas que Jacques et Jean travaillent à celle de leur père Zébédée. Tous, en fait, sont de par ici. Tous connaissent plus ou moins ces eaux-là. Pourquoi alors ont-ils peur ? Qu’est-ce que le récit particulier de ce matin veut donc nous dire de spécial ? Jésus vient de donner un enseignement en paraboles. Personne n’a compris – en tout cas pas les disciples, non seulement les Douze, mais ceux qui sont autour d’eux aussi. Alors Jésus explique la parabole du semeur – que nous, nous connaissons bien, mais eux, c’était la première fois ! Puis il recommence à parler en paraboles, et là on ne dit pas s’ils ont compris les suivantes. Et ce moment se termine avec notre passage, puisque l’auteur précise que c’est « ce jour-là ». Même jour – on parle alors d’unité de temps et d’action… mais pas d’unité de lieu ! En effet, il va y avoir un mouvement. Il y a le souhait de Jésus que tous passent d’un autre côté…
Autre côté. Autre côté de quoi ? Car le texte ne parle pas de « l’autre rive », contrairement à ce qu’on traduit d’habitude. Comment caractériser alors ce côté-ci, d’abord, pour savoir ensuite quel est l’autre ? Bien sûr, c’est la rive du lac. Mais surtout, c’est le lieu où je vis, où je travaille, c’est le lieu de mes conforts et de mes inconforts, de mes bonheurs et de mes malheurs. C’est le lieu des interdépendances : je n’y suis pas seul, je déteins sur les autres et les autres déteignent sur moi, et Dieu y compte assez peu ; que je croie en lui ou pas n’y change pas grand’ chose. C’est le lieu de mes déterminismes et c’est le lieu de ma liberté. C’est le lieu de mes œuvres. C’est le monde, mon monde. C’est ma rive, c’est mon côté à moi. L’autre côté, ce sera donc un autre monde, un monde étranger. Et justement, de l’autre côté du lac, ce sera « le pays des Géraséniens », un pays étranger, dérangé ; un pays où il y a des cochons et des gens impurs, où il y a un fou qui vit dans les cimetières, etc. Mais ça, c’est une autre histoire…
Simplement, entendrons-nous aujourd’hui l’appel de Jésus à « passer de l’autre côté », à quitter nos œuvres, nos déterminismes, nos combats, nos échecs, pour aller vers un ailleurs inconnu ? Aucun de nous n’aime l’inconnu, à part quelques esprits aventureux ; aucun de nous n’y avance de sa propre initiative, mais seulement poussé par la nécessité, de quelque ordre qu’elle soit. Mais Jésus, lui, nous y emmène… Restons pourtant encore un peu de ce côté-ci. Je vous le laissais entendre en vous rappelant le contexte de notre séquence : ce côté-ci, on pourrait aussi dire que c’est le côté des paraboles. Ici, Jésus enseigne en devinettes. Alors, l’autre côté, ce serait le côté des explications données en particulier par Jésus à ses disciples à lui ? Il y aurait de ce côté un enseignement audible par tous, mais incompréhensible par tous. Et de l’autre côté un enseignement réservé à certains, mais compréhensible par eux. C’est étrange. D’habitude, dans les sectes, il y a au contraire un enseignement clair pour tous, un « premier degré », en quelque sorte, et puis pour les seuls adeptes il y a un « second degré », obscur pour tous les autres ! Ici, avec Jésus, ça n’est donc pas comme ça. Remarquez, aujourd’hui, dans ce monde qui n’a plus rien de chrétien, nous vivons bien l’expérience décrite ici : la Bible est lisible par tous, mais personne ne la comprend, souventes fois pas même les chrétiens ; et puis, ceux qui viennent à l’étude biblique ou au culte ont enfin droit à des explications, qui parfois éclairent un peu les choses – en tout cas, les éclairent avec la lampe du pasteur, sans qu’on soit toujours bien certain qu’elle éclaire comme il faut ou que ce soit celle du Christ.
Il y a donc bien deux côtés : le dehors de l’Église, et le dedans. Mais cette distinction est-elle vraiment légitime ? Car de ce côté-ci, c’est-à-dire sur la rive de Galilée, là où il y a tout le monde, eh bien il y a aussi Jésus. Et c’est lui aussi qui parle aux gens, qui parle à tout le monde, et pas seulement aux gens « du dedans ». Pourtant, à ses disciples il dit une chose de plus : « Que nous passions de l’autre côté ! » C’est vrai que, comme les traductions courantes, j’aurais pu laisser un impératif… Mais c’est bien un subjonctif, et cela n’est sans doute pas indifférent. Ce n’est pas seulement un ordre. Il y a aussi une intention. Comme si Jésus avait dit : « Passons de l’autre côté pour que vous compreniez », ou quelque chose comme ça. Le passage, la traversée, n’est donc pas facultatif. Il y a des choses qui se passeront, ou des paroles qui s’éclaireront, ou des changements qui se produiront, seulement de l’autre côté, ou bien seulement grâce au passage. Et comme aujourd’hui nous avons lu ce qui concerne le passage, en laissant pour un autre jour ce qui concerne l’autre côté, je vous propose maintenant de monter nous aussi dans la barque de Jésus. Car étrangement, le texte la présente comme la sienne. Ou plutôt comme les siennes, car il y en a plusieurs « avec lui ». Alors qu’elles étaient peut-être à Pierre ou à Zébédée…
Mais c’est bien Jésus, sa personne, qui va déterminer les choses. Jésus « comme il était », dit le texte dans une formule très ambiguë, sans qu’on comprenne bien si c’est pour désigner la barque « où il se trouvait », comme je l’ai lu tout à l’heure, ou bien pour dire quelque chose sur Jésus, ce que je crois plutôt. L’important dans cette traversée, comme on le voit à la fin de l’histoire, c’est donc bien dès le départ Jésus lui-même. Quant aux autres, on ne sait même pas exactement qui est du voyage, sinon qu’il y a en tout cas ses disciples. Jésus est donc le plus important. N’est-ce pas d’ailleurs la vraie leçon de ce texte comme de toute la Bible ? N’est-ce pas là tout l’Évangile ? Oui, mais qui est Jésus ? Je veux dire : qui est Jésus pour nous ? La traversée va être le lieu de ce questionnement, voire de la bonne réponse ! Tout d’abord, elle est le lieu où la question apparaît, par la remise en cause de ce qu’on croyait jusque-là. De ce côté-ci, avant de partir, Jésus enseigne. Il a des disciples, c’est-à-dire des élèves. Tout comme la Bible est un livre, elle a des lecteurs. Mais est-ce suffisant ? Je veux dire : lire la Bible fait-il le chrétien ? Il est clair qu’il faut la lire – restons protestants ! Mais être chrétien, c’est peut-être un peu plus que ça, non ? C’est exactement ce que les disciples de Jésus vont éprouver au milieu de ce passage entre les deux côtés de leur existence. C’est que l’enseignement de Jésus ne suffit pas.
Ainsi, c’est vrai, ils l’ont écouté. C’est vrai, il est avec eux. Et voilà la tempête, voilà le risque mortel : ils ont quitté avec Jésus le côté qui était le leur, le rivage de leurs certitudes, de leur quotidien ; ils n’ont plus de repères, la barque est pleine d’eau, ils vont couler… Et Jésus dort sur son oreiller ! Lui qui, ailleurs, dira n’avoir « pas où reposer sa tête » (Matth. 8 / 20), il est ici installé le plus confortablement possible, et il ne fait rien. Et tous nous avons cette expérience, lorsqu’il nous arrive de quitter, de gré ou de force, nos calmes rivages, nos habitudes, les chemins de nos sécurités et de nos œuvres. Nous savons bien qu’alors, ce que nous éprouvons le plus facilement, ce n’est pas le secours de Dieu, mais le sentiment de son absence. Le sentiment d’être abandonnés par lui… Tel un bienheureux, ou plutôt tel Jonas, il dort au fond de la barque pendant que la tempête secoue tout le monde et que chacun craint pour sa vie.
Le disciple, alors, c’est celui qui tente de réveiller Jésus, tout comme le faisait déjà Ésaïe : « Réveille-toi ! Réveille-toi ! ». La prière, le cri de détresse, la panique qui fait dire des bêtises parfois – peu importe d’ailleurs : s’adresser à Jésus, l’appeler à l’aide, tenter de le réveiller… Mais voilà où apparaît bien le rapport des disciples à Jésus : dans la manière dont ils le nomment. « Maître ! » Jésus serait donc un enseignant, un patron, et eux n’auraient qu’à écouter et mettre en pratique… En fait, dans leur tête, dans leur cœur, ils sont toujours sur la rive, ils n’ont pas quitté ce côté-ci, celui de leur existence normale, celui où Dieu n’est pas connu ni reconnu. Dans le meilleur des cas, de ce côté, on cherche à obéir à Dieu, on cherche à s’approcher de lui. La tempête nous révèle qu’une telle existence est vouée à l’échec et à la mort. Et que peut donc un « maître » au fait que « nous périssons » ? Or Jésus y peut quelque chose. Il est donc plus, et autre, qu’un enseignant, qu’un docteur qui instruirait ses gens de meilleure manière que les autres. La maîtrise des éléments de chaos de la nature, c’est l’œuvre du Créateur, rien moins que ça. C’est lui qui écarte les forces du chaos, du désordre, de la mort, pour faire apparaître un espace vivable pour l’être humain. Le premier chapitre de la Genèse ne raconte rien d’autre. Le discours final du livre de Job non plus.
On comprend bien alors l’étonnement et le questionnement des disciples, car cette réponse est donnée implicitement mais très clairement : avec Jésus, ils sont en présence du Dieu créateur du monde ! À la peur succède une crainte qui n’est guère rassurante, même si ce n’est pas le même mot… Mettez-vous à leur place. Eh bien, chers amis, justement, mettez-vous à leur place ! Quittez donc le côté où vous avez construit votre existence et où vous avez reçu un enseignement chrétien, dans l’enfance ou plus tard. Jésus vous emmène avec lui dans des eaux dangereuses pour vous. Vous y découvrirez que vous n’êtes pas en présence d’une religion ou d’une morale, pas en présence d’un mauvais patron qui vous laisse tomber quand vous avez besoin de lui, mais en présence du Seigneur de l’univers lui-même, qui n’est pas au ciel, mais dans votre barque à vous, même si vous croyez qu’il dort. Ainsi, le vrai contenu des paraboles n’est-il pas un enseignement caché, dont le sens serait réservé à quelques-uns. Mais le contenu des paraboles, et de « toute parole qui sort de la bouche de Dieu » (Matth. 4 / 4), c’est la rencontre avec Jésus lui-même, la rencontre avec le Fils éternel du Dieu vivant, la parole créatrice du Dieu de l’univers. Et c’est dangereux. On y perd son identité, je vous l’ai dit ; on y meurt à quelque chose qu’on croyait être soi, un soi sans Dieu. Certes, on y naît à une autre identité, et c’est là que s’exerce pleinement la fidélité de Dieu en Jésus-Christ. Cette nouvelle identité, on ne la choisit pas, mais on la reçoit, non d’un maître qui dort, mais d’un Seigneur qui veille. Notre mort à nous-mêmes, à l’ancienne religion, à la morale mondaine, est indispensable pour « naître de nouveau », pour recevoir Christ non pas dans un coin de notre intelligence, mais dans notre vie-même.
Dans notre intelligence, par contre, inscrivons cette certitude que Christ sera toujours là pour nous faire mourir d’une telle mort, c’est-à-dire pour répondre à notre prière de telle sorte non pas que les ennuis de l’existence nous soient épargnés, mais que dans ces ennuis-même nous le rencontrions, et que notre existence se vide de nous-mêmes pour se remplir de lui. Et comme cela ne se fait pas en une seule fois, eh bien certes nous pouvons être sûrs des tempêtes à venir, mais tout aussi sûrs de la présence du Fils de Dieu dans la barque où nous sommes avec lui, sûrs que la mer se calmera de manière parfaitement surnaturelle, afin de nous mettre en présence de celui qui est mort pour nous, pour calmer les tempêtes. Pour vous-mêmes comme pour le présent et l’avenir de l’Église, « pourquoi êtes-vous peureux ? N’avez-vous pas encore de foi ? » Amen.
Saint-Dié – David Mitrani – 10 février 2019