Genèse 4 / 1-16a

 

texte :  Genèse, 4 / 1-16a   (trad. personnelle)

premières lectures :  Évangile selon Luc, 10 / 25-37 ; première épître de Jean, 4 / 7-12

chants :  427 et 532  (Arc-en-ciel)

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Il a fait tout le contraire ! Qui ça ? Le Bon Samaritain ou bien Caïn ? Si nous considérons que l’histoire racontée par Jésus dit la volonté de Dieu pour ceux qui pensent la foi comme une obéissance, mais en se trompant sur eux-mêmes, alors il faut ce matin considérer que l’histoire de Caïn et Abel raconte la vie en tant que désobéissance, pour ceux qui se trompent sur eux-mêmes, sur les autres et sur Dieu. Si vous voulez bien, c’est ce que nous allons voir…

 

Au début, il y avait le couple, « mâle et femelle » en Genèse 1, « homme et femme » en Genèse 2 après qu’ils se fussent trouvés. Je ne vous parlerai pas de Lilith, invention de la kabbale et supposée première épouse d’Adam, démon de la nuit… Non, restons bibliques ! Au début, ce couple s’est cassé, abîmé. Dieu le dit à la femme, en Genèse 3, en constatant : « vers ton homme tes désirs : et lui, il te dominera. » Un autre couple, pervers, s’est reformé alors que l’acte créateur de Dieu l’avait scindé : l’être humain et le sol, en hébreu /ha-adam/ et /ha-adamah/. Une solidarité difficile, par le travail, les œuvres, tandis que la solidarité selon Dieu, par l’amour, la confiance, entre homme et femme, n’existait plus. Au début du chapitre 4, nous en sommes là, et aujourd’hui encore, puisque le chapitre 4 parle d’aujourd’hui, n’est-ce pas ? Caïn dès sa naissance n’est pas référé à son père mais bizarrement à l’Éternel, comme si l’on était en plein paganisme, avec en plus un jeu de mot en hébreu, comme si le nom « Caïn » venait du verbe « j’ai acquis ». Et Caïn, accomplissant la malédiction de Genèse 3 lors de l’expulsion du jardin, « travaille le sol », ce que nos traductions courantes traduisent « cultivateur ».

 

Voilà donc le décor. Et Abel ? Abel est tout, mais il n’est rien, aucune parole ne le nomme, son nom signifie « buée », comme s’il n’existait pas, ou bien comme s’il n’était pas, lui, pesant sur la terre ! Lui ne « travaille » pas « le sol », il est berger. Il est roi, mais personne ne le sait. On prendra sa vie, comme à un autre berger, un autre roi, lui aussi incognito, un autre roi dont nous sommes à jamais les sujets, nous qui croyons et espérons en lui. Et c’est d’ailleurs sa vie qu’Abel offre, en image à travers celle des premiers-nés de ses brebis. Mais revenons à Caïn, c’est lui qui nous est donné en contre-modèle, ou plutôt en image réaliste de ce que nous vivons lorsque nous n’écoutons pas la voix de Dieu.

 

Nous sommes avant la Loi, et Dieu n’a jamais encore demandé d’offrande à personne. Mais là aussi les relations ont été perverties, il n’y a plus de vraie confiance entre l’être humain et Dieu, toute cette histoire va nous le montrer. Dieu va nous le montrer, en éprouvant Caïn, tout comme un jour il éprouvera Abraham qui, lui, aura confiance (Gen. 22). Vous est-il déjà arrivé de mettre une pièce dans un distributeur, et que celui-ci ne vous livre pas ce que vous lui aviez demandé en poussant le bouton convenable ? C’est agaçant, n’est-ce pas ? Non seulement on n’a pas ce qu’on voulait, mais en plus on a perdu ce qu’on avait investi ! Double défaite, qui entraîne généralement des coups de poings sur le distributeur, afin qu’il rende soit la pièce soit le produit… Voilà donc la logique des sacrifices, la logique des œuvres : je fais ce que je dois, à Dieu de faire sa part, de me rétribuer, de me donner ce que je lui demande légitimement. Par quelle légitimité ? Celle de ma volonté, celle de mes désirs, désir d’être reconnu, valorisé, moi qui suis son enfant et qui suis obéissant : il me le doit bien ! Discours du frère aîné du fils prodigue, rappelez-vous (Luc 15 / 25-32) …

 

Pas de distributeur pour Caïn, pas de punching-ball pour passer sa rancœur, sauf… son petit frère ! Mais d’abord, Caïn, Dieu le considère comme un grand, comme quelqu’un qui n’a pas besoin de sacrifices, pas besoin d’œuvres, pour être aimé et estimé, mais qui doit encore grandir. Car les sacrifices, la « religion », les œuvres méritoires, c’est une pensée et une pratique de gamin ! Dieu veut des enfants adultes et libres. Et c’est bien ce qu’il dit à Caïn. Le risque, c’est qu’un nouveau couple se forme, non plus l’homme et la femme, non plus l’humain et le sol, mais maintenant Caïn et le péché. Dieu l’annonce comme il avait annoncé la rupture du lien de confiance à la femme en Genèse 3, mêmes mots mais à la 2ème personne : « vers toi ses désirs, et toi, tu le domineras ». Cette fois, ce n’est plus une malédiction, mais une promesse, car le péché n’est pas un partenaire de vie, mais un ennemi ! Encore une fois : « sois libre ! »

 

Hélas, hélas ! Vous le savez bien, la plupart du temps nous ne réalisons pas cette promesse, nous ne réalisons pas qu’elle nous a été faite, et nous ne la mettons pas en pratique. Lorsque le péché, qui est là, couché à la porte depuis le début, nous saute dessus, nous le laissons tranquillement agir, nous le laissons nous dominer au lieu de le dominer, nous. Je ne fais pas exception, et vous non plus. Nous n’en sommes pas pour autant des assassins, mais des esclaves, oui. Caïn, lui, va devenir assassin. Lui dont toutes les relations sont perverties, il va maintenant faire son offrande au sol qu’il avait la charge de travailler, il va lui offrir le sang de son frère, comme celui-ci avait offert celui de ses brebis, mais c’était à Dieu ! Le sol n’est pas dieu, la nature n’est pas dieu, le travail n’est pas dieu. L’Éternel seul est Dieu, mais Caïn dans sa colère et sous l’emprise du péché qu’il ne domine pas, Caïn l’a oublié…

 

Histoire sans parole. Caïn n’a pas répondu à la parole de Dieu, il n’a pas poursuivi le dialogue. Et pas plus que sa mère n’avait parlé à Abel lors de sa naissance, ni son père d’ailleurs ni personne, Caïn ne parle pas non plus à son frère avant de le tuer. Ne croyez pas les traductions qui rajoutent ici des mots. Il est seulement écrit : « Caïn dit à son frère Abel… et comme ils étaient dans les champs », etc. La parole fait exister l’autre. La non-parole le tue. Dieu avait parlé à Caïn, c’était pour le faire vivre. Caïn ne parle pas à Abel, et c’est un meurtre, et ce meurtre est le seul mot, non prononcé mais acté, que Caïn a dit à son frère. Réalité de tous les jours. Mon péché condamne à mort ceux qui me sont liés d’une manière ou d’une autre. L’absence de parole tue la relation, et si cette relation était vitale pour l’autre alors l’absence de parole tue l’autre. Le patriarche Job, même dans l’absurdité de sa souffrance, a néanmoins parlé à Dieu, et l’a appelé à grands cris à lui répondre, à lui parler à son tour, ce que Dieu a fait à la fin. La parole de Dieu fait vivre, même dans la mort : Job le savait. La parole humaine fait vivre, même dans cette vie.

 

Pourquoi alors en priver l’autre ? « Suis-je le gardien de mon frère, moi ? » Est-ce là ce qu’ont pensé le sacrificateur et le lévite descendant de Jérusalem et voyant un de leurs frères juifs « laissé à demi-mort » au bord du chemin ? Caïn a-t-il, peut-être comme eux, pensé que son frère n’était rien, de toute façon, et que ce ne serait pas une grande perte ? Pas de parole, pas de geste bon : que l’autre meure, ce n’est pas mon problème… J’évoquais tout à l’heure le fils prodigue ; le fils aîné ne dit-il pas à son père : « ton fils que voilà » au lieu de dire « mon frère » ? L’autre n’existe pas s’il n’existe pas pour moi, il ne m’est rien – c’est bien ce que mon péché me dicte : moi seul compte, mon intérêt seul compte, et je le défendrai devant Dieu et devant tous les hommes ! Ainsi meurt le monde, ainsi tuent et meurent les gens, ainsi péris-je moi-même de mon individualisme, de ma superbe, dans ce couple que le péché me force à vivre avec lui, sous sa loi à lui. Je suis adultère, et ma maîtresse, c’est lui !

 

Dieu énonce les conséquences de cela, comme il le fera plus tard par ses prophètes : mes œuvres ne produiront plus rien, ni fruits ni sécurité. Tel est le résultat de l’idolâtrie, non pas punition mais résultat direct : si je ne fais pas confiance au seul vrai Dieu, alors inutile de chercher à me confier en qui ou en quoi que ce soit d’autre, et surtout pas en moi qui ne suis rien – car je n’existe que par la parole que le vrai Dieu m’adresse, quand je la reçois. Ainsi mes œuvres ne portent fruit que lorsqu’elles accomplissent la volonté de Dieu exprimée par sa parole. Le Bon Samaritain pour sa part accomplit cette volonté, réalise cette parole : il « a compassion » du blessé, tout comme Jésus a eu compassion de moi, blessé à mort au bord de la route. Ce faisant, il n’a pas pensé offrir un sacrifice, il n’a pas voulu accomplir une œuvre méritoire, il a eu compassion… Caïn, lui, n’a pas eu compassion de son frère, petit frère mal parti dans la vie, alors que Dieu avait eu compassion d’Abel, en regardant son sacrifice à lui.

 

« Fais de même », concluait Jésus. Ferai-je donc comme Caïn ou comme le Bon Samaritain ? Serai-je obnubilé par ma propre valeur et par les œuvres que j’accomplis, au point d’accomplir des œuvres de mort sans même en être plus ému que ça ? Ou bien alors serai-je dépréoccupé de moi, et donc porté à la compassion, non par devoir mais par confiance ? Le Bon Samaritain ne se demande pas qui est son prochain ou son frère : le blessé juif ne l’est pas pour lui ! Et le blessé n’est pas, lui, en situation de se demander si ce sauveteur est bien son prochain : il ne l’est pas non plus selon la Loi, qui révèle ainsi son incapacité à faire aimer. Bref, plus question de devoir. Non, je ne suis pas le gardien de mon frère, mais je le garde parce que lui le vaut bien, même si ça me dérange, et sans même savoir si c’est bien mon frère ou pas ! En fait, dans notre texte comme souvent dans la Bible, il n’y a pas de troisième voie : je le garde, ou je le tue. « Je le laisse vivre sans m’en occuper » est un leurre, c’est la fausse sagesse de Caïn, mais la réalité de Caïn, c’est qu’il a tué son frère, et que même pour lui c’était un mauvais choix… parce que Dieu est Dieu. Car s’il n’y avait pas de Dieu, pourquoi ne tuerais-je pas ou ne laisserais-je pas mourir ?

 

Oui, il y a un Dieu, un étranger qui pourtant a payé pour que je vive… Et à côté de moi, il y a des gens, proches ou éloignés, parents ou ennemis, blessés ou en pleine forme. J’ai peur d’eux, je dois composer sans cesse pour vivre. Vivre ? Non, c’est mourir à petit feu ! Pour vraiment vivre, il me faut faire confiance à Dieu et à sa parole, faire confiance à son amour paternel qui me garde de tout mal, quoi que mes yeux en voient et que mes ennemis en disent. Il me faut laisser la parole d’amour et de salut de Dieu remplir l’espace que j’avais pourtant bétonné dans ma propre vie. Alors, elle parlera aussi aux autres à travers moi, comme geste de miséricorde, comme geste d’amour, comme geste de pardon et d’accueil. Que d’autres alors se conduisent comme Caïn, et refusent cette parole, ils en seront comptables, eux. Mais que ce ne soit pas moi ! Que je ne sois pas Caïn refusant d’entendre et refusant de parler, excluant de mon univers ceux qui le constituent, et me plaignant ensuite de me retrouver seul et que rien ne marche, sinon la peur et le mal…

 

Caïn a cru qu’il devait se cacher de Dieu. Stupidité supplémentaire, à laquelle répond encore une fois la seule compassion de Dieu, qui le protégera et le vengera. Au jardin déjà l’homme et sa femme s’étaient cachés de Dieu… qui les avait trouvés ! Aussi, chers amis, ne nous cachons pas, qui que nous soyons, mais seulement écoutons notre Dieu nous dire de marcher avec confiance et amour au milieu de ceux qu’il a placés sur notre chemin. C’est de lui alors que nous serons témoins auprès d’eux. Amen.

 

Saint-Dié  –  David Mitrani  –  26 août 2018

 

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