Évangile selon Marc 3 / 31-35

 

texte :  Évangile selon Marc, 3 / 31-35   (trad. : Bible à la colombe)

premières lectures :  Évangile selon Luc, 10 / 25-37 ;  première épître de Jean, 4 / 7-12

chants :  607 et 532  (Arc-en-ciel)

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« Qui est mon prochain ? » Quand on est dans une logique légaliste, une religion des œuvres, du « il faut », on en arrive forcément à cette question-là… Jusqu’où suis-je obligé d’obéir pour que « ça marche » ? « Que dois-je faire pour hériter la vie éternelle ? » Ceux qui fonctionnent ainsi pensent sans doute que Dieu est un maquignon avec qui il faut marchander. Ou bien un patron à qui il faut prouver qu’on a fait ce qu’il avait demandé. Ou bien un juge à qui il faut prouver qu’on a respecté la loi dans ce qu’elle oblige ou interdit, en sachant que le reste – ce dont la loi ne parle pas – ne le regarde pas… L’amour serait-il de cet ordre ? Serait-il un commandement à appliquer pour gagner quelque chose venant de Dieu ? Peut-on même imaginer qu’ « aimer Dieu de tout son cœur » et penser qu’il y a quelque chose à « faire pour hériter la vie éternelle » sont deux choses compatibles ? Comme l’écrit Saint Jean, « celui qui n’aime pas n’a pas connu Dieu ». Celui qui cherche à calculer ne peut pas comprendre ce que veut dire que Dieu nous aime…

 

Où en était la réflexion de la famille de Jésus, le jour où « sa mère et ses frères » sont arrivés inopinément ? Dix versets plus tôt, l’évangéliste nous le dit : Jésus et ses disciples « revinrent à la maison, et la foule s’assembla de nouveau, en sorte qu’ils ne pouvaient pas même prendre leur repas. À cette nouvelle, les gens de sa parenté vinrent pour se saisir de lui car ils disaient : “il a perdu le sens”. » (vv. 20-21) C’est une autre conséquence de ce raisonnement légaliste dont je vous parlais : c’est qu’il y a des choses qui ne se font pas, que la morale et parfois la police réprouvent… L’engagement total de Jésus dans sa religion est de ces choses, justement, et sa famille s’en inquiète. On comprend bien alors que ladite famille soit fraîchement accueillie, elle qui « se tient dehors », sans vouloir et peut-être sans pouvoir entrer dans cette maison trop pleine, trop fermée parce que trop ouverte – si vous comprenez ce que je veux dire.

 

Ils « sont dehors » aussi parce qu’ils n’ont pas suivi Jésus jusqu’à maintenant : ils n’arrivent qu’à ce moment-là… Ceux qui auraient dû faire partie du « premier cercle », comme on dit, n’y sont pas. À travers eux, c’est presque tout le judaïsme qui est ainsi montré, sauf justement ceux qui entourent Jésus. C’est la quasi-totalité d’Israël qui n’est pas là, qui reste dehors, tous ceux qui se demandent ce qu’il faut faire pour être sauvé, eux qui au contraire auraient dû accueillir Jésus comme leur Messie. Mais comme le dit le prologue du quatrième évangile : « [La Parole] était la véritable lumière qui, en venant dans le monde, éclaire tout homme. Elle était dans le monde, et le monde a été fait par elle, et le monde ne l’a pas connue. Elle est venue chez les siens, et les siens ne l’ont pas reçue ; mais à tous ceux qui l’ont reçue, elle a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom… » (Jean 1 / 9-12)

 

Croire en son nom… Religion de la foi, opposée à cette religion des œuvres qui ne reconnaîtra pas Jésus pour sien. Être enfant de Dieu, c’est croire en Jésus. Ce n’est pas observer les commandements pour gagner quelque chose. Ce n’est pas appartenir à la famille de Jésus au sens humain, naturel, civil, social. Et cette remarque n’est pas incidente, elle ne concerne pas que « la mère et les frères » historiques de Jésus. Elle nous renvoie à notre propre identité : pensons-nous faire partie de la famille de Jésus parce que nous sommes protestants ou chrétiens, ou bien parce que nous faisons ce que la Bible demande, ou bien parce que nous croyons en Jésus ? Nous avons là les trois types de religion biblique au temps de Jésus : ceux qui descendent d’Abraham, ceux qui observent la Torah, et les disciples de Jésus. Évidemment, on pouvait faire partie des trois groupes ! Et aujourd’hui dans l’Église c’est pareil. Mais où est mon identité : dans ma généalogie, dans mon obéissance, ou en Jésus ?

 

Bon… dit comme ça, c’est un peu une question fermée, vous voyez tout de suite quelle est la bonne réponse… Mais le problème n’est pas de répondre comme il faut (ce serait encore une œuvre), mais de vivre conformément à cette réponse. La question que Jésus renvoie au lecteur est bien celle-ci : est-ce que je fais partie de sa famille, ou bien est-ce que je suis spectateur d’un Évangile qui ne me touche pas ? « Qui est ma mère et qui sont mes frères ? » C’est en pensant à nous qu’il pose cette question, mais ce n’est pas à nous de répondre : dans le texte, c’est lui-même qui répond, personne d’autre. C’est lui qui sait où est sa famille, qui en fait partie. C’est ce que nos Réformateurs ont appelé « l’Église invisible ». C’est ce que proclame la foi de notre Église protestante unie : « Dieu seul connaît ceux qui lui appartiennent. » (Constitution, art. 1, §1) Ceci, soit dit en passant, a une conséquence très concrète, ce que Calvin appelait « le jugement de charité » : ce n’est pas à moi de dire si Untel ou Unetelle est vraiment mon frère ou ma sœur, je ne peux qu’entendre et accepter pour vrai qu’il se déclare chrétien, et tâcher de vivre fraternellement avec lui.

 

Car l’ancien commandement de la Loi de Moïse : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lév. 19 / 18) – « et qui est mon prochain ? » … – est remplacé par un « aimons-nous les uns les autres » qui exprime cette fraternité qui consiste en Jésus, et qui nous unit les uns aux autres sans que nous ayons à décider si l’autre en fait ou non partie. Dans cette famille, l’autre est mon frère ou ma sœur, comme moi aussi je suis son frère. Le mouvement ne va pas de l’un à l’autre, mais il est réciproque. Ce n’est plus « je dois aimer », mais « aimons-nous », en attendant un monde meilleur où ce sera « nous nous aimons » … La fraternité chrétienne et l’amour mutuel sont liés, alors que ce n’est pas toujours le cas dans les fratries humaines. Car c’est l’amour dont Dieu nous a aimés en Jésus, qui crée et qui cimente notre fraternité et qui nous permet cet amour mutuel : c’est son amour qui suscite le nôtre – « comme je vous ai aimés », disait-il (Jean 13 / 34) – c’est lui qui est au centre de notre foi, de notre vie, et donc aussi de notre Église.

 

L’expression grecque dans notre texte souligne ceci, lorsque Jésus regarde « ceux qui étaient assis autour de lui alentour » : l’Église n’est pas centrée sur elle-même, ni sur son histoire, ni sur ses projets, ni sur ses œuvres, ni même sur sa mission, ni sur la persécution qu’elle subit là où c’est le cas, mais seulement sur Jésus. Et la manière dont le texte énonce ceci éclaire le contenu de la réponse de Jésus à sa propre question. En effet, « quiconque fait la volonté de Dieu » : qu’est-ce à dire ? Revient-on aux commandements de l’Ancienne alliance, à l’obéissance comme condition ? Ce ne serait guère logique maintenant. Non. Dans notre texte, ce que font ceux qui « font la volonté de Dieu », c’est d’être « assis tout autour » de Jésus. La volonté de Dieu dont il est question dans notre texte de ce matin, c’est que nous soyons tournés vers Jésus, assis en cercle autour de lui. C’est comme dans le fameux récit de Marthe et Marie (Luc 10 / 38-42) : « la meilleure part », c’est d’être aux pieds de Jésus, à recevoir sa parole.

 

Lorsqu’on y est ensemble, comme dans le texte de ce matin, cette position manifeste notre fraternité : fraternité avec Jésus, comme nous l’avons vu, mais donc automatiquement fraternité entre nous. Comme tout lien familial, notre fraternité nous est donnée, elle est une conséquence de notre lien avec le Père, et ce lien passe par Jésus. Étonnamment, nous sommes les frères et sœurs du Fils unique de Dieu ! Car telle est « la volonté de Dieu », et c’est ce que nous « faisons », ce que nous accomplissons, dans notre fraternité chrétienne. C’est ce que Jean écrivait avec d’autres mots. L’amour mutuel n’est pas une condition de notre identité chrétienne, de notre fraternité chrétienne, mais c’en est l’expression normale, la manifestation ordinaire. Nous ne sommes pas frères et sœurs à cause de nos croyances communes, encore moins à cause de nos engagements communs. Nous le sommes malgré des croyances parfois divergentes, et malgré des engagements qui peuvent être contradictoires. Dans ce sens, nous ne sommes pas forcément les « prochains » les uns des autres. Mais des frères et sœurs…

 

En quoi consiste l’exercice de notre amour mutuel, il y a de nombreux textes bibliques qui le disent. Pour faire court, il est à base de don de soi et de pardon (ce qui va ensemble). L’amour, c’est de faire passer l’autre en premier. Et ça, en Église, en famille chrétienne, ce n’est pas suicidaire, parce que c’est mutuel, et qu’ensemble nous sommes sous le regard de Jésus, ce regard circulaire dont parle notre texte. Le pardon est alors possible parce qu’accordé à chacun par Jésus ; et qui suis-je pour ne pas pardonner à celui pour qui Jésus a donné sa vie ? Oui, ce qui change les choses par rapport à une famille normale, c’est ce rapport unique à notre frère aîné : nous sommes vivants de ce qu’il est mort pour nous, nous sommes vivants du pardon que nous avons reçu dans sa mort et sa résurrection. Nous avons été engendrés par Dieu dans la mort et la résurrection de Jésus : tel est notre baptême. Quel accroc à l’amour fraternel résisterait à une telle identité ?!

 

L’exhortation à l’amour mutuel nous est adressée ce matin à travers les deux premières lectures. Mais l’exhortation propre au troisième, c’est de ne pas rester en-dehors de tout ceci, en-dehors de la maison où est Jésus, en-dehors de la fraternité chrétienne, qu’il a initiée par sa mort et sa résurrection, et que son Esprit aujourd’hui met en œuvre dans nos vies et dans son Église. N’en restons pas à des commandements qui nous condamnent, nous et nos désobéissances. N’en restons pas à une identité religieuse ou culturelle : c’est un risque qui nous guette sans cesse, « la nostalgie de l’Égypte », la tranquillité intellectuelle dans laquelle les autres sont tout juste supportables… Nous sommes un peuple en marche, nous marchons assis aux pieds de Jésus, guidés par sa parole, tournés les uns vers les autres à cause de lui. Toutes ses images sont inconciliables, et c’est tant pis pour elles, car elles nous décrivent bien !

 

Nous sommes frères et sœurs de Jésus, enfants de Dieu. Nous pouvons donc nous entraider, et prier les uns pour les autres. Nous ne sommes pas obligés de nous cacher les uns des autres, encore moins de nous ignorer. L’amour mutuel nous est offert à vivre. Ce n’est plus un risque, c’est une bénédiction, un cadeau, un cadeau à partager même au-delà de la famille ! Là où l’amour est un devoir, il n’est rien, car il n’est pas l’amour. Dans l’amour, l’identité de l’autre fait partie de la nôtre. Tu fais partie de moi, comme moi de toi, et ce n’est pas lourd à porter, c’est bien. Amen.

 

Saint-Dié  –  David Mitrani  –  10 septembre 2017

 

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