- Accueil
- Cultes et prière
- Prédications
- Évangile selon Marc 12 / 41-44
Évangile selon Marc 12 / 41-44
Partage
texte : Évangile selon Marc, 12 / 41-44 (trad. personnelle)
premières lectures : Premier livre des Rois, 19 / 1-8 ; Évangile selon Luc, 9 / 57-62
chants : 46-10 et 44-08 (Alléluia)
téléchargez le fichier PDF ici
Chers amis, ce petit texte de l’Évangile ne nous étonne plus guère, et son contenu nous semble tellement évident : ceux qui sont pauvres et qui donnent, donnent, en proportion de leurs biens, beaucoup plus que ceux qui sont riches, quoique ceux-ci donnent beaucoup… Pourtant, puisque ce texte est proposé pour ce dimanche dans ma liste habituelle, je vous invite à y regarder de plus près. D’ailleurs, il est bien question de regarder, puisque c’est ce que Jésus faisait : non pas en passant, sans y prêter attention, mais au contraire : il s’était assis là, bien en face, pour pouvoir regarder attentivement. Il est donc dans l’enceinte du temple de Jérusalem. Il vient de discuter assez violemment avec les prêtres et les scribes, puis de laisser muets tour à tour Pharisiens, Sadducéens et scribes…
Et il s’est installé à l’endroit où les gens « jettent » la monnaie qu’ils réservent au Temple. Le texte ne dit pas « donnent », comme nous l’aurions dit, nous, mais il utilise ce verbe qui signifie « jeter », « mettre », qui indique un mouvement hors de soi. Le premier sujet de ce mouvement, c’est « la foule ». Donc pas des individus, mais un générique. Ce mouvement d’argent est un mouvement général, c’est un système économique qui est décrit ici. Et c’est bien ce à quoi correspondait le Temple de Jérusalem depuis plusieurs siècles : non pas d’abord un lieu de piété, mais d’abord le centre économique et financier du pays, et c’était le rôle du grand-prêtre de le gérer pour le roi – que celui-ci fût perse, grec, juif ou romain. Dans ce sens, ce Temple ne correspond plus à rien dans notre religion. Il est également caduc comme centre religieux et sacrificiel, ce qui n’est pas le sujet de notre texte, mais qui interviendra pourtant dès le verset suivant…
Ce sujet générique : « la foule », devrait pourtant retenir notre attention par rapport à notre propre fonctionnement, tant social qu’ecclésial. Lorsque nous parlons impôts, finances, baisses ou hausses de charges, etc. – surtout en période électorale quand on ne se distrait pas avec de pseudo-affaires – nous parlons bien souvent de manière générale, comme si, derrière tout ça, il n’y avait pas des situations concrètes, des gens concrets. Comme si des modifications de quelques pourcents, voire de quelques dixièmes, n’allaient pas affecter, en mieux ou en pire, des situations parfois limites. Nous faisons peut-être aussi cela lorsque nous évoquons les finances de notre Église, quoique localement il n’y ait pas trop matière ! « La foule », « les gens », ce n’est personne, ou bien c’est moi, mais ce n’est que rarement telle ou telle autre personne particulière.
Jésus va alors ramener notre regard, en deux étapes, vers une situation singulière. D’abord, il nous fait passer de « la foule » à « beaucoup de riches ». Là aussi, nous disons facilement « les riches » comme si c’était une généralité, à laquelle généralement nous n’appartenons pas, sauf lorsque nous nous sentons agressés par le propos. Ce qui n’est pas le cas ici : le texte nous en montre « beaucoup » qui « mettent beaucoup ». Pas tous. Mais beaucoup. Devant Dieu, « beaucoup de riches », qui ont donc beaucoup reçu, mettent la main à la poche, et souvent généreusement, au point que, s’ils s’arrêtent ou s’ils décèdent, nos finances s’en ressentent lourdement ! En quelque sorte, ceux-là sont implicitement donnés en exemple aux autres « riches » qui ne mettent pas beaucoup, voire rien, dans le trésor du Temple. Mais c’est sans autre commentaire, ce texte-ci ne parle pas d’eux au-delà de cette remarque.
Le dernier sujet regardé par Jésus, celui sur lequel il va interpeller ses disciples, est un sujet singulier. Et d’autant plus singulier que l’évangéliste nous mentionne qu’elle arrive, c’est-à-dire qu’elle est venue pour ça – ça ne nous était pas dit des autres, l’esplanade du Temple étant par ailleurs un lieu de promenade et de vie sociale. La grammaire insiste en parlant de cette personne : « une veuve, pauvre ». Dans la dernière phrase avant notre texte (v. 40), Jésus accusait les scribes d’êtres « des dévoreurs des maisons des veuves… » Implicitement, c’est donc une victime de la rapacité des fonctionnaires du Temple, spécialistes de la Loi de Dieu. Et elle est donc « pauvre », elle ne fait pas partie de « beaucoup de riches jetaient beaucoup ». Elle n’est pas non plus représentative ni des « pauvres » ni de « beaucoup de pauvres ». Elle est une personne singulière, comme chacun de nous l’est aussi, irréductible à la généralité.
Ce que cette femme met dans le trésor du Temple est insignifiant. Je veux dire : insignifiant par rapport aux sommes énormes que gère ce trésor, et insignifiant aussi par rapport à d’autres « donateurs », dirions-nous. Ce serait en France aujourd’hui, non seulement elle ne paierait pas d’impôt sur le revenu, comme plus de la moitié de nos compatriotes, mais elle bénéficierait en principe d’aides sociales. La question n’est pas là. Elle est pauvre et n’a plus personne pour la soutenir financièrement. L’économie judéenne ne va pas s’effondrer si elle ne vient pas « jeter » ses deux pièces rouges… En fait, ce qu’elle verse ainsi ne va atteindre qu’elle. Personne n’en sera enrichi, mais elle, elle va en être privée, diminuée, encore plus pauvre. Peut-être ses amies, si elle en a encore, lui ont-elles dit que ça ne sert à rien, qu’elle ferait mieux de garder ses centimes, comme Judas en fera la réflexion un jour à propos d’un vase de parfum beaucoup plus cher, mais qui ne lui appartenait pas (Jean 12 / 4-6). Jésus ne rentre absolument pas dans ce genre de considération. Il ne fait pas ce jour-là d’économie sociale et solidaire. Il regarde une femme et son geste. Et il commente ce geste à ses disciples.
Et il ne le fait pas, là encore, comme en passant. Le « amen, je vous dis que… » est une accroche qui insiste sur le poids de la parole qui va suivre. Et la phrase qui vient marque un énorme contraste. On peut comprendre soit qu’elle a mis plus que chacun des autres, soit qu’elle a mis plus que tous les autres réunis ! Dans les deux cas, Jésus oppose son geste aux deux gestes précédents : celui de « la foule » et celui de « beaucoup de riches ». C’est que « la foule » est riche. Ne dit-on pas, en période de crise, que pourtant « les gens ont de l’argent » ? C’est vrai et c’est faux. Mais en tout cas, « les petits ruisseaux faisant les grandes rivières », « les gens » en général ont de l’argent à donner aux impôts, directs ou indirects… Même si « les gens » se plaignent que « les autres » ou bien « les riches » n’en donnent pas assez ! Loin de ces lieux communs qui ne méritent que d’être dénoncés comme fallacieux, le contraste est néanmoins grand entre « beaucoup de riches mettaient beaucoup » et le geste de « la pauvre veuve », réputée selon Jésus avoir mis plus qu’eux tous.
La suite de ce que dit Jésus relève de la constatation sociologique : elle a enlevé ce qu’elle a « jeté » à partir de « son nécessaire », c’est-à-dire de ce dont elle avait besoin pour vivre, tandis que les autres ont enlevé à leur « abondance », pas forcément le superflu, mais il va leur rester de quoi vivre. C’est le cas de « tous », dit Jésus, sauf cette femme : il ne lui reste pas de quoi vivre, elle ne va donc plus pouvoir vivre, elle va donc mourir. C’est donc bien « toute sa vie », dit Jésus, qu’elle a mise là. Son histoire ressemble alors à celle de la veuve de Sarepta (1 Rois 17 / 12), qui n’aura plus rien pour manger et se prépare à mourir après avoir nourri le prophète Élie. Vous vous rappelez, si vous connaissez cette histoire, qu’ensuite elle eut à manger autant que de besoin, mais que son fils mourut, et que sur la prière d’Élie Dieu lui rendit vie (vv. 17-24). C’est donc une histoire de mort et de résurrection qui était associée à cette veuve qui avait donné ce dont elle avait besoin pour vivre…
La nôtre, de veuve, à la lumière de cette ancienne histoire, est alors une figure du Christ lui-même. Lui aussi, « c’est de son nécessaire qu’[il] a jeté, tout ce qu’[il] avait, toute sa vie. » Le fait que Jésus ne reprécise pas « dans le trésor » montre bien que ce qu’il dit là est plus large, et ne concerne plus seulement les sous. Tout ce qui se passe et se dit devant ce « trésor » est alors une reprise de ce qui s’est passé dans l’Ancienne alliance, comme Jésus le fait ailleurs avec d’autres images. Tout Israël a servi le Seigneur, et beaucoup de gens pieux, de prophètes, de grands rois, de grands témoins, ont servi abondamment le Seigneur. Mais maintenant, un seul va s’y mettre tout entier, corps et âme, et tout perdre : lui, Jésus. Ce n’est pas une critique de ce qui s’est passé avant, ni d’Israël, ni des prophètes ; c’est l’affirmation d’une vocation unique et particulière, la sienne. Comme le dit l’évangéliste Jean, « Jésus, qui avait aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’au bout. » (Jean 13 / 1) C’est ce « jusqu’au bout » qui caractérise « la pauvre veuve » de notre texte.
C’est aussi ce « jusqu’au bout » que refusent les gens rencontrés « en chemin » dans l’autre texte évangélique de ce jour. Car ce don total est exigeant, forcément associé à la souffrance, car il s’agit de s’arracher à soi-même, à tout ce qui nous constitue selon le monde, pour suivre Jésus. Et c’est aussi pourquoi Jésus appelle ses disciples pour leur expliquer « la veuve » : il se montre ainsi à eux comme un exemple, comme l’exemple de la souveraine liberté que donne la communion avec le Père. Ce qui apparaît suicidaire au monde est en fait, au contraire, le chemin d’une vie pleine et riche, en Christ. Encore ne faut-il pas en faire un sacrifice méritoire, ce que faisaient sans doute ceux qui versaient au trésor du Temple en accomplissant la Torah. Mais lorsque, comme la veuve, on n’a plus rien, et que pourtant on le donne, cela ne peut plus être un sacrifice méritoire, puisque ça n’appelle à vues humaines que la mort prochaine. Comment le monde pourrait-il connaître la résurrection ?!
Élie est aussi un exemple intéressant, dans le passage que je vous ai lu : il a donné tout ce qu’il pouvait, c’est-à-dire qu’il a été jusque-là un de ces « nombreux riches qui ont mis beaucoup », et il n’en peut plus… C’est seulement avec l’aide de Dieu qu’il va aller « jusqu’au bout » : « la montagne de Dieu, Horeb ». Nous ne sommes pas appelés, quant à nous, à vivre avec ce qui nous reste lorsque nous avons donné ce que nous pouvions – et je ne parle pas d’argent. Nous sommes appelés à témoigner d’un Seigneur qui est allé plus loin, qui a donné ce qu’il ne pouvait pas, et qui aujourd’hui nous encourage à faire de même, comme « la pauvre veuve ». Nous sommes appelés à laisser de côté nos prétextes, humainement valables certes, mais sans intérêt pour la vie éternelle, prétextes à ne pas suivre Jésus. La veuve de l’histoire est détachée de ce qui est vital pour elle, et rien ne dit que c’est par nécessité. Ce que montre Jésus, c’est que c’est parce qu’elle est libre, parce qu’il est libre, parce que nous sommes libres dans le service du Seigneur vivant. Amen.
Raon-l’Étape – David Mitrani – 19 mars 2017