Exode 33 / 17b-23

 

texte :  Exode, 33 / 17b-23   (traduction littérale)

autres lectures :  Psaume 105 / 1-8 ;  épître aux Romains, 12 / 9-16 ;  Évangile selon Jean, 2 / 1-11

chants :  41-29 et 41-28  (Alléluia)

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L’avez-vous deviné ? Le thème qui parcourt tous les textes de ce matin, c’est la gloire de Dieu ! Or, si celle-ci s’est manifestée en Jésus-Christ, comme nous le disent le récit de Cana et bien d’autres textes du Nouveau Testament, ce n’est manifestement pas le cas pour Moïse ! Pourquoi alors reprendre ce texte ancien, « ancien » dans tous les sens du terme ? C’est peut-être qu’il nous dit aussi quelque chose de Jésus-Christ et de son Évangile, c’est-à-dire quelque chose qui puisse nous servir à nous aujourd’hui. Car l’Évangile de Jésus-Christ, lui, n’est pas ancien, il est actuel pour chacun de nous, n’est-ce pas… Alors, retournons avec Moïse. J’allais dire : « retournons voir Moïse », mais précisément, le problème de Moïse réside dans le « voir » !

 

C’est que savoir la grâce de Dieu pour lui ne lui suffit pas. Le fait que Dieu le connaisse, lui Moïse, ne lui suffit pas. Il voudrait bien l’inverse : « voir la gloire » de Dieu, connaître Dieu tel qu’il est, en tant que Dieu. C’était déjà, rappelez-vous, la question qu’il posait lors de sa vocation : « J’irai donc vers les Israélites et je leur dirai : “le Dieu de vos pères m’a envoyé vers vous”. Mais, s’ils me demandent quel est son nom, que leur répondrai-je ? » Déjà, Dieu ne s’était pas laissé faire : « Dieu dit à Moïse : “Je suis qui je suis”. » (Ex. 3 / 13-14) Fin de non-recevoir, même si ensuite Dieu s’était servi d’une autre forme du même verbe comme nom propre : avoir comme nom personnel le fait de ne pas vouloir divulguer son nom, son identité, pas mal, n’est-ce pas, pour qu’on ne coure pas le risque de mettre la main dessus !

 

Moïse n’a donc pas abandonné, il revient à la charge, à la faveur non plus de sa vocation, qu’il subissait, mais de la grâce dont il jouit auprès de Dieu et dont il entend profiter. Sa demande, c’est l’essence de la religion : voir l’invisible, s’approprier au moins par l’intelligence le divin dont nous dépendons pour la vie, la santé, la prospérité, le présent et l’avenir. « Fais-moi voir ta gloire », ou bien « fais ce que je te demande » quelle que soit ma demande. C’était les disciples de Jésus, Jacques et Jean, qui lui parlaient ainsi : « Nous désirons que tu fasses pour nous ce que nous te demanderons. » (Marc 10 / 35) Sois mon Dieu personnel et portatif, à mon service, puisque tu m’as choisi : assume, sers-moi, livre-moi ton nom, livre-toi à moi, « fais-moi voir ta gloire… » De là à l’avoir en statuette chez soi ou autour du cou, il n’y a qu’un pas, que les gens de Jérusalem, et après eux les chrétiens, franchiront allègrement. Vous me direz : les protestants n’ont pas de statuettes et n’idolâtrent pas d’images matérielles. Certes. Mais nous avons d’autres images – musicales par exemple ! ou historiques ou intellectuelles – tout aussi idolâtres, que nous prenons pour des images authentiques du vrai Dieu, parfois…

 

S’approprier Dieu, le mettre à mon service, être le dieu de Dieu… Le dialogue entendu ce matin commençait avec les yeux de Dieu, la connaissance que Dieu a de Moïse, le nom qui semble bien être celui de Moïse, etc. Mais Moïse voudrait l’inverse : voir, donc avec ses yeux à lui ; et ainsi savoir, s’approprier le Nom, celui de Dieu, au-delà de ce que Dieu montre de lui-même dans sa parole. Quel visage, quelle face, est donc important dans cet échange entre Dieu et Moïse : le visage de Dieu, que Moïse veut contempler, ou bien le visage de Moïse, à qui Dieu accorde « tout son bien », c’est-à-dire certes sa bonté, mais aussi tout ce qui lui appartient ? Moïse hérite de Dieu, mais Moïse n’est pas Dieu et ne le sera jamais. « Montre-nous le Père et cela nous suffit », dira un jour Philippe à Jésus qui annonçait son départ… (Jean 14 / 8) Oui, au fond de moi, je veux posséder Dieu, « mon » Dieu, « mon » Jésus ! Dieu, ce matin, ne semble pas s’en offusquer – mais ne se laisse pas faire, simplement. Il renouvelle pourtant le don de ce qu’il a pour nous : sa grâce, son bien, sa faveur. Mieux : il nous fait tenir dans le lieu où il fait résider son nom, sa présence : c’était le Temple, et c’est désormais Jésus. Si nous nous tenons là, sur le rocher, dans le rocher, alors nous avons tout ce qu’il nous faut, car « le rocher, c’était le Christ », comme Paul nous le rappelle ailleurs (1 Cor. 10 / 4).

 

Mais la face de Dieu restera invisible à Moïse, comme à nous tous. « Personne n’a jamais vu Dieu », écrivait saint Jean dans le prologue de son évangile (Jean 1 / 18). Pourtant, saint Paul disait qu’il aurait suffi de regarder comme il faut : « Les qualités invisibles de Dieu : sa puissance éternelle et sa divinité, se voient fort bien depuis la création du monde, quand on les considère dans ses ouvrages. Ils sont donc inexcusables, puisque, ayant connu Dieu, ils ne l’ont pas glorifié comme Dieu et ne lui ont pas rendu grâces ; mais ils se sont égarés dans de vains raisonnements, et leur cœur sans intelligence a été plongé dans les ténèbres. » (Rom. 1 / 20-21) Car lorsque nous regardons le monde, c’est nous-mêmes que nous cherchons à y contempler, le reflet de notre propre gloire – ou, aujourd’hui, l’angoisse de notre propre défaite, qui n’est que l’envers de la même médaille. Nous voulons saisir l’image de Dieu pour avoir, en fait, un Dieu à notre image.

 

Juste après notre petit extrait, dès le verset suivant, « l’Éternel dit à Moïse : “ Sculpte pour toi deux tables de pierre.” » Car Moïse, c’est la Torah, la Loi, les commandements. S’approprier Dieu par la pratique des commandements, faire comme s’il nous devait quelque chose parce que nous lui avons obéi… Mais « à celui qui fait une œuvre, le salaire est compté non comme une grâce, mais comme un dû », selon ce que Paul écrivait (Rom. 4 / 4), et aussi selon le reproche populaire adressé sans cesse à un Dieu qui n’a rien de biblique : « avec tout ce que j’ai fait… » La religion idolâtre, c’est la même que la religion des œuvres, et quand nous taisons notre anticatholicisme, il nous faut bien reconnaître que trop souvent nous aussi, nous pratiquons cette religion-là. Nos idoles, ce sont nos œuvres, notre morale, notre engagement, notre dévouement. D’ailleurs, c’est à cette aune que nous jugeons aussi les autres ! Nous ne nous préoccupons pas de reconnaître s’ils ont « trouvé grâce aux yeux de Dieu », mais s’ils font ce qui est bien, s’ils vivent comme nous pensons que Dieu veut que nous vivions. La puissance de notre religion est dans ce qui se voit, dans l’apparence d’œuvres qui certes sont bonnes : c’est ce que Jésus reprochait aux Pharisiens qui sont les ancêtres du judaïsme rabbinique.

 

C’est une religion de puissance, parfois dérisoire, parfois redoutable quand elle a le pouvoir dans la société. Si vous êtes amateurs d’Harry Potter et des Animaux fantastiques, vous vous méfierez de ceux qui œuvrent « pour un plus grand bien », tels Grindelwald, et qui à cause de cela empoisonnent le monde et la vie des gens en imposant leurs propres valeurs et en détruisant ceux qui s’y opposent. Le XXe siècle n’a pas non plus manqué d’exemples, hélas, et le XXIe n’a pas mieux commencé. Quand je dis « vous vous méfierez », ça veut dire vous vous méfierez de vous-mêmes, naturellement ! Vouloir mettre la main sur Dieu, et vouloir mettre la main sur les autres, ça va de pair. L’un entraîne l’autre, c’est la même volonté de puissance, pour configurer son propre monde à ses désirs ou à tout le moins à sa tranquillité. Mon conjoint, mes enfants, mes parents, mes relations, et pourquoi pas ma paroisse, mon conseil presbytéral, etc.

 

L’apôtre Paul a un verset redoutable et merveilleux pour nous soigner de ça : « N’aspirez pas à ce qui est élevé, mais soyez attirés par ce qui est humble. Ne soyez pas sages à vos propres yeux. » Vous l’avez entendu tout à l’heure. Préférez voir Dieu de dos, car de toute façon vous ne le verrez jamais autrement. Ne le cherchez pas dans les palais de Jérusalem ou de la République, mais dans une mangeoire à bétail. Ne le cherchez pas dans le Saint des saints du Temple, mais sur la croix où Jésus a donné sa vie pour nous. C’est lui qui a reçu « le Nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse […] et que toute langue confesse que Jésus-Christ est Seigneur », car c’est là que « la gloire de Dieu le Père » se donne à contempler (Phil. 2 / 9-11).

 

Notre place est donc bien, je vous le disais, « sur le rocher ». C’est là le temple véritable « qui n’est pas fait de main d’homme » (Marc 14 / 58), c’est le corps de notre Seigneur Jésus-Christ, « qui a été livré pour nos offenses et qui est ressuscité pour notre justification » (Rom. 4 / 25). Il a changé l’eau de purification des Juifs en vin de fête, il a changé l’eau de l’Égypte, de la maison des esclaves, en sang, mais c’était le sien… « Puisez maintenant », dit-il aux servants de la noce, tout comme à la femme de Samarie il dira « Donne-moi à boire » (Jean 4 / 7-15). Plutôt que de « chercher continuellement la face » de Dieu, selon le psaume 105, les croyants et le peuple croyant tout entier ont mieux à faire : recevant « l’eau vive » (Jean 4 / 10. 14) du « rocher spirituel » (1 Cor. 10 / 4), c’est de la distribuer ! Là encore, le comportement paradoxal, anormal, non humain, que l’apôtre Paul recommandait aux Corinthiens, nous est un bon terrain d’entraînement entre nous et rend concret le corps du Christ qui est l’Église.

 

Mais au-delà, en quoi consiste le fait de « se tenir sur le rocher », être « dans le Nom de Jésus », cela est donné à chacun, et à chacun sans doute de manière différente. Ou bien voudriez-vous qu’on vous grave deux tables de pierre, une Déclaration de foi, de belles affiches en noir et rouge, ou autre chose encore, que vous n’auriez qu’à suivre en croyant être fidèles ? Mais non, vous ne verrez pas la face de Dieu ni n’entendrez de voix off vous dire quoi faire et comment résoudre vos problèmes. Simplement, avant, pendant et après toute chose bonne ou mauvaise, réussie ou ratée, rappelez-vous que « vous avez trouvé grâce aux yeux de Dieu et qu’il vous connaît dans le Nom », en Jésus, pour la vie éternelle. C’est là une raison nécessaire et suffisante pour vivre libre. Car la gloire appartient à Dieu seul, pas à vous ni à moi ni à quiconque en ce monde. Et si l’Apôtre « n’a pas jugé bon de savoir autre chose parmi vous, sinon Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié » (1 Cor. 2 / 2), c’est sûrement que cela nous suffit, ne croyez-vous pas ?

 

Gardez en mémoire la tentation de Moïse, juste pour savoir que ça ne sert à rien et que ça ne marche pas… ! Gardez-la en mémoire afin de la repousser chaque fois qu’elle se présentera et vous invitera à légitimer votre spiritualité, votre théologie, votre morale, votre manière de vivre et de voir le monde… Dieu seul est légitime, et vous n’avez pas d’autre accès à lui que l’homme cloué sur la croix. Dieu ne nous demande pas d’être justes ni de voir ou de faire juste ; c’est son regard qui nous justifie et qui nous invite à vivre libres, comme des enfants du Père qu’il est pour nous. La croix de Jésus nous a libérés de chercher notre gloire ou notre propre justice, elle en dit l’échec et l’inanité. Je vous le redis, afin que moi aussi je puisse bien l’entendre pour moi-même : « N’aspirez pas à ce qui est élevé, mais soyez attirés par ce qui est humble. Ne soyez pas sages à vos propres yeux. » Amen.

 

La Roche d’Or, Besançon (week-end régional de répétition de la cantate)  –  David Mitrani  –  15 janvier 2017

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