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Épître aux Romains 14 / 6-12
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texte : Épître aux Romains, 14 / 6-12 (trad. : Parole de Vie)
autre lecture : Évangile selon Luc, 17 / 20-37
chants : 31-24 et 31-20 (Alléluia)
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Chers amis, où est-ce que vous avez mis votre vie ? Cherchez bien, cherchez en vous, cherchez autour de vous, cherchez comme un berger qui aurait perdu une brebis, ou comme une maîtresse de maison qui aurait perdu son portefeuille (Luc 15 / 3-10). Car l’enjeu est important, n’est-ce pas : c’est de votre vie qu’il s’agit ! Où l’avez-vous mise ? Qu’en avez-vous fait ? N’attendez pas à demain pour chercher, n’attendez pas qu’un autre cherche pour vous, car cela ne se peut pas. « Voici maintenant le temps vraiment favorable, voici maintenant le jour du salut. » (2 Cor. 6 / 2) Ce que vous n’aurez pas trouvé quand la nuit sera tombée sera perdu à tout jamais, il n’y aura pas d’autre jour pour le rattraper. « Tu fais retourner l’homme à la poussière, Et tu dis : “Fils d’Adam, retournez !” Car mille ans sont, à tes yeux, Comme le jour d’hier, quand il passe, Et comme un quart de la nuit. Tu les emportes ; ils sont un sommeil, Qui, le matin, passe comme l’herbe : Elle fleurit le matin et elle passe, On la coupe le soir, et elle sèche. » (Ps. 90 / 3-6)
Voilà le questionnement auquel nous renvoient les textes bibliques de ce matin. Car nous sommes encore le matin, le temps où la fleur s’épanouit, mais où déjà elle passe, et bientôt on dira qu’elle est passée, ce sera trop tard… Le temps du culte est le temps du matin, c’est-à-dire non pas l’aube, à la résurrection, au commencement de notre foi et du monde, mais le matin, le temps de notre propre vie, et ce temps est en train de passer. Le présent n’existe pas, vous le savez bien, il est toujours déjà passé, alors-même qu’on le croit encore à venir. Le matin est le temps du présent, le temps de l’urgence, le temps de l’adolescence, avec ses élans et ses excès, avec ses remises en question et ses doutes aussi. Le soir, il sera trop tard. C’est pourquoi le culte, le matin, pose des questions. Et que seraient des questions qui ne seraient pas radicales ? Et que serait la recherche de la brebis perdue ou de la drachme perdue si elle n’avait pas lieu dès le matin, avec toute la journée devant elle, mais pas plus. Car « le temps est court » (1 Cor. 7 / 29).
Alors, frères et sœurs, avec Luc et Paul je repose la question : où est passée votre vie, où l’avez laissée si elle n’est plus avec vous, où l’avez-vous perdue si vous l’avez perdue ? Heureux êtes-vous si vous n’êtes pas aliénés de vous-mêmes, si vos pieds sont bien dans vos chaussures et non pas à côté, et si avec elles vous marchez bien sur le bon chemin et dans le bon sens ! Mais dans tous les autres cas, Paul nous interpelle, comme il le faisait des chrétiens de Rome qui s’attachaient à des fêtes et des règlements alimentaires ou qui, au contraire, s’attachaient à les combattre, ce qui revient au même, car c’est les considérer comme importants, comme premiers. Et il nous dit, par-dessus ses premiers lecteurs : « Personne parmi nous ne vit pour soi-même, et personne ne meurt pour soi-même. Si nous vivons, nous vivons pour le Seigneur, si nous mourons, nous mourons pour le Seigneur. » S’il nous le dit, c’est que ce n’est pas vrai ! Non que j’accuse Paul de mentir. Mais s’il le dit, c’est pour montrer à ceux qui le lisent que, non, ce n’est pas comme ça que ça se passe, même si ça le devrait. En effet, pourquoi le rappeler, si c’est vrai, si ça correspond à la réalité ? C’est bien parce qu’il y a un décalage, que Paul a besoin de rappeler ce qui devrait être !
Alors, pour reformuler la question comme Paul le suggère : pour qui, pour quoi vivez-vous ? Et je sais que, pour vous comme pour moi, la question est actuelle. Elle n’est pas intellectuelle, théorique. C’est une question pratique. À quoi, pour qui, passons-nous les heures de nos journées ? Car, certes, il ne s’agit pas de fuir la réalité et de vouloir passer sa journée en prière ou en lecture de la Bible : nous ne sommes pas des rabbins orthodoxes à vouloir exclure toute autre activité de nos journées ! Mais au milieu de tout ce que nous faisons, d’actif ou d’inactif, à la maison ou dehors, au travail ou en Église aussi : c’est pour qui, c’est pour quoi faire ? Notre vie est-elle là, et y grandit-elle, ou bien s’y perd-elle ? Ou encore est-elle ailleurs, dans un coin de nos rêves, voire de nos regrets ?
Il y a maintenant plusieurs écueils à éviter. Le premier serait justement le regret, la culpabilisation : “je sais bien que je ne vis pas comme je devrais, comme Dieu voudrait ; mais c’est trop tard, et je ne peux pas faire autrement…” Car culpabiliser paralyse, ça retient en arrière, ça empêche d’avancer, c’est la plus mauvaise solution – avec celle, naturellement, qui enverrait tout balader, question et réponse ! Le but de la question, c’est qu’on y réponde, c’est qu’on trouve la réponse et qu’ainsi on puisse la changer. Imaginez un peu le berger de la parabole s’il s’était dit que, “eh bien oui, la brebis est perdue, je n’aurais pas dû la quitter des yeux, mais maintenant c’est trop tard, elle doit être morte, et puis je ne sais pas où chercher…” Par pitié, ne soyez pas comme ce berger défaitiste qui laisse crever sa brebis par flemme ou par incompétence ! Car ce n’est pas d’une brebis qu’il s’agit, mais de vous, de votre vie ! Soyez plutôt comme le berger de la parabole, qui va chercher sa brebis pour la récupérer vivante !
Un autre écueil serait à l’inverse une relative satisfaction de soi. “Oui, je passe ma vie à ceci, à cela, à m’occuper d’Untel, à gagner de l’argent pour les miens, ou pour mieux vivre, à faire telle et telle chose, et même tellement de choses, pour les autres, pour l’Église, pour les pauvres, etc., mais, naturellement, tout ça, c’est pour Dieu…” Mensonge, illusion, aveuglement. Non, ce que je fais pour moi, c’est pour moi. Dieu n’est pas dans mes choix ni dans mes engagements. « On ne dira pas : « Il est ici » ou : « Il est là-bas ». » Je ne peux pas m’approprier Dieu, le plier à ma volonté : c’est lui, normalement, qui est mon Seigneur, ce n’est pas moi qui suis le sien ! Et surtout je ne peux pas être aveugle à ce point sur ma propre manière de fonctionner, je ne peux pas déclarer comme appartenant à Dieu ce qui n’appartient qu’à moi, sous prétexte que moi, je lui appartiens à lui. Ce que je fais en fonction de mes choix ou en fonction des nécessités qui me sont imposées ou que je me laisse imposer, tout ceci constitue plutôt ce qui, en moi, s’oppose à Dieu, tout ce que je retiens loin de lui, tout ce qui me retient loin de moi, de mon être véritable qui, lui, appartient effectivement à Dieu. Alors se repose bel et bien la question, une fois que je fais le ménage : où est-ce que j’ai laissé traîner et se perdre mon être véritable, moi comme enfant de Dieu, ma vraie vie ?
Car, du coup, il est bien question de faire le ménage. Et personne ne peut le faire à ma place. D’autres peuvent m’y aider, mais c’est à moi de faire : comment d’ailleurs pourrais-je accepter que d’autres trient dans ma vie à moi ? Et qui d’autre que moi pourrait savoir comment traiter avec les nécessités pour qu’à la fois j’y satisfasse et qu’en même temps je n’en sois pas esclave ? Dans la parabole, « quelle femme, si elle a dix drachmes et qu’elle perde une drachme, n’allume une lampe, ne balaie la maison et ne cherche avec soin, jusqu’à ce qu’elle la trouve ? » (Luc 15 / 8) Les textes de ce matin nous laissent la journée pour faire le ménage, « balayer la maison et chercher avec soin » … Ou pour utiliser une autre image, celle que Jésus prend dans l’évangile de Luc, il y a des choses, des mondes, une vie à quitter, tout comme Noé a quitté son monde, tout comme Loth a quitté Sodome. Pourtant, dans le monde d’avant le Déluge, comme ensuite à Sodome, les gens « mangeaient et buvaient, se mariaient et donnaient en mariage », bref, vivaient comme tout le monde.
Voici donc la question : vivre comme tout le monde signifie mourir comme tout le monde. Les convictions religieuses n’y changent rien, puisqu’alors elles ne changent pas la vie, mais ne sont que des idées. Il y a un appel à vivre autrement, à vivre autre chose : Noé a été appelé à « entrer dans le bateau », Loth à « quitter Sodome ». Vivre comme tout le monde, c’est vivre pour soi, du moins on le croit. Mais “soi” n’y est pas. Vivre comme tout le monde, c’est vivre l’aliénation, c’est vivre loin de soi. Aujourd’hui, Dieu appelle chacun de nous à quitter cette vie pour trouver ou retrouver la vie, et tout ce qu’alors nous ferons, nous le ferons « pour le Seigneur », comme l’écrivait saint Paul. La question prend alors cet aspect maintenant : suivons-nous l’appel, ou bien nous contentons-nous de l’entendre ? Pour reprendre l’image de la brebis perdue, nous contentons-nous de l’entendre bêler, au point même de nous y habituer et de ne plus faire attention, ou bien, l’entendant, allons-nous la chercher ? Car le Seigneur Jésus, lui, se tient là où notre vie est cachée, et c’est depuis cet endroit qu’il nous appelle afin que nous retrouvions notre vie, la vie qui est en lui.
La question des disciples à la fin de l’extrait de Luc que nous avons entendu est alors étrange : « Seigneur, cela se passera à quel endroit ? » L’endroit est évidemment celui du « corps », comme répond Jésus, le mien, le sien ; mon corps promis à la résurrection, son corps cloué sur le bois, le « cadavre » – comme traduit la version « Parole de vie » – qui est à la fois le mien et le sien. L’endroit de la quête de ma vie, c’est ma propre vie, pas ailleurs. C’est là qu’en Christ Dieu a fait son habitation. C’est dans mon existence que je dois chercher à attendre la brebis perdue, l’appel du Seigneur. C’est dans mon existence que je dois faire le ménage – et qui dit faire le ménage dit jeter des choses superflues, quand bien même j’y serais attaché. Précisément : attaché. Voilà pourquoi je dois les jeter ! La femme de Loth était attachée à Sodome, elle n’a pas su s’en détacher. Et tout ce qui cherche à me dévorer s’acharne sur mon cadavre, ma vie mortifère : la mort appelle la mort ! Mais contre ça, la vie appelle la vie, le Christ m’appelle à la résurrection, la brebis qui en moi s’est perdue m’appelle à partir à sa recherche. Et cette brebis, c’est moi, mon vrai moi, moi enfant du Père, moi frère de Jésus-Christ, libre de toutes les contingences de l’existence de ce monde.
« Chacun de nous devra rendre des comptes à Dieu », écrivait Paul. Pas à propos de nos œuvres, nous savons qu’elles méritent la mort. Mais à propos de son appel à vivre autre chose que la soumission à nos œuvres, à nos désirs, à nos nécessités. Est-ce que nous aurons assez entendu l’appel pour nous bouger et y aller, pour vouloir changer de vie plutôt que de mourir dans nos péchés ? Alors, pour qui, pour quoi, vivez-vous ? Où donc avez-vous laissé votre vie ? Courez vite, balayez, cherchez : après tout, c’est votre vie ! Christ a donné la sienne pour vous. Ne la laissez pas perdre… Amen.
Senones – David Mitrani – 6 novembre 2016