Épître aux Romains 8 / 12-17

 

texte :  Épître aux Romains, 8 / 12-17   (trad. : Nouvelle Bible Segond)

premières lectures :  Genèse, 28 / 10-19a ;  Évangile selon Luc, 17 / 11-19

chants :  507 et 528  (Arc-en-ciel)

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La Bible nous raconte, encore une fois, non pas ce qui se passe au centre, mais ce qui se passe aux marges, aux frontières. Jacob est en transit entre le lieu où son clan a élu domicile et le lieu d’origine de sa famille, vers lequel tout à la fois il s’enfuit et va y chercher femme et richesse… Et il rêve, temps de frontière également, qui n’est ni la veille ni le sommeil. Et c’est là, dans l’interstice, que Dieu lui parle… Et dans l’évangile, Jésus lui aussi est en transit vers Jérusalem, entre Samarie et Galilée. Ne me demandez pas comment c’est possible : carte géographique en main, je serai incapable de trouver l’endroit, car il n’y a pas de confins des trois provinces ! Peu importe, le texte nous dit aussi que Jésus d’une part, l’action qui nous est montrée d’autre part, ne sont d’aucun des trois lieux : ni la Galilée d’où vient Jésus, ni la Samarie que les Juifs ne fréquentent pas, ni Jérusalem et la Judée qui fera mourir Jésus. Entre les frontières, entre des identités malades, lépreuses, mélangées, Jésus renvoie à leurs prêtres juifs ou samaritains dix lépreux, qui se trouvent être guéris en y allant. Or, nous dit-il, le lieu pour « donner gloire à Dieu » de cette guérison n’est ni sur le Garizim ni à Jérusalem (Jean 4 / 21), mais auprès de lui, Jésus, hors frontières…

 

La question se posera à Jacob : à qui doit-il son succès – ses femmes, ses enfants eux-mêmes pères des douze tribus d’Israël, ses nombreux troupeaux miraculeusement gagnés sur l’escroquerie de son beau-père ? La voix qu’il a entendue en rêve au-dessus de lui le lui a annoncé et promis : c’est « le SEIGNEUR, le Dieu d’Abraham, ton père, et le Dieu d’Isaac. » Et Jacob l’a bien compris, sanctifiant dans son paganisme naturel le lieu où cela lui a été annoncé. La question s’est aussi posée, bien sûr, à celui des dix lépreux revenu vers Jésus – aux autres, on ne sait pas. Soit ils ne se sont pas posé la question, soit ils y ont répondu autrement. Peut-être sont-ils allés voir leurs prêtres, comme Jésus le leur avait demandé conformément à la Loi de Moïse. Mais cette Loi n’est pas forcément ce que Jésus attend : il ne se tient pas au Temple, où pourtant il sait en remontrer aux théologiens et aux responsables religieux qui finiront par se débarrasser de lui. Il se tient dehors, aux confins. Et si ce lieu n’existe pas sur la carte, il le crée par sa présence : il est, lui, dehors, où qu’il se trouve ! Il est le lieu qu’on ne peut pas s’approprier, qu’on ne peut pas définir selon nos propres critères. Il est en sa propre personne la « maison de Dieu », le Beth-El que Jacob croyait pouvoir localiser par un caillou dressé et oint. L’évangile de Luc le montrera très clairement : Jésus est le vrai Temple, face au faux Temple de Jérusalem – et face à toute forme religieuse même légitime, même inspirée.

 

Ce matin, c’est l’apôtre Paul qui nous renvoie la même question : envers qui sommes-nous « débiteurs » ? À qui devons-nous ce que nous sommes ? La réponse « selon la chair » peut être fort diverse selon les gens et les situations. L’un encensera sa famille ou sa culture ; un autre – le bien nommé self made man – ses propres actions ou ses propres choix idéologiques, politiques, économiques, affectifs, voire sexuels. Un autre enfin dira peut-être « Dieu », et s’en ira vers sa propre religion, sa propre Église, sa propre compréhension de Dieu et de ses œuvres : il ira « se montrer aux prêtres » ou bien il se contentera de sa propre chambre sans rien dire à personne. Car après tout, de quoi est-il question ? De ce que je suis « naturellement » ? De ce que je suis devenu au fil des ans et de ce qui m’est arrivé d’heureux ou de malheureux ? Des guérisons qui m’ont permis de continuer là où j’aurais dû tomber ? Serons-nous comme ces gens qui reçoivent des prix pour ce qu’ils ont réussi, et qui en profitent pour remercier au micro leurs parents, leur conjoint, voire le ban et l’arrière ban… ?

 

« Mes frères, nous sommes bien débiteurs, mais non pas envers la chair. » Car ce qui a fait que nous sommes ce que nous sommes, nous qui portons le nom de chrétiens, eh bien c’est le Christ, c’est-à-dire c’est l’adoption qui, en lui, a fait de nous les fils et les filles de Dieu. La seule chose que nous devons, c’est à Dieu que nous la devons, c’est à cause de la mort et de la résurrection de Jésus que nous la lui devons : c’est notre identité d’enfants de Dieu. Suffisamment d’autres textes bibliques nous le disent : le reste n’a pas d’importance, le reste n’a plus d’importance. Pour ceux qui sont au bénéfice de la croix du Christ, elle seule compte. Comme Paul l’écrira ailleurs, « pour moi vivre c’est Christ » (Phil. 1 / 21). L’ex-lépreux qui a réalisé ça est revenu vers Jésus, laissant tomber ses autres identités, nationale, religieuse, peut-être familiale. Il y a été renvoyé, là ou ailleurs, par Jésus : « Lève-toi et va ; ta foi t’a sauvé. » « Ta foi », pas ta religion, pas ta famille, pas ta culture, pas tes actions, pas tes choix. « Ta foi », c’est-à-dire ton attachement à Jésus, ton « adhérence », comme traduisait Chouraqui.

 

Pour moi – pour vous – la question n’est pas forcément de savoir de quelle lèpre j’ai été guéri, encore que ça puisse aussi pour certains se dire de cette manière… La question est de quel esprit j’ai reçu… Ou, dit autrement, où est mon identité véritable ? Est-ce que je suis tourné vers le Père qui m’a adopté – serait-ce d’ailleurs comme un « fils prodigue » (Luc 15 / 18) ? OU bien est-ce que je me contente d’avoir des convictions chrétiennes, une pratique religieuse, mais mon identité se trouve ailleurs, que ce soit en Galilée ou bien en Samarie, en famille ou au travail ou ailleurs ? Le but de cette question n’est pas de nous culpabiliser, mais comme toujours de nous remettre en question, de nous renvoyer aux frontières inconfortables où Jésus se trouve et où il nous attend. C’est de nous faire revenir vers lui pour, là, en lui, dans son nom et non pas dans le nôtre, rendre gloire à Dieu.

 

Sous la plume de l’apôtre Paul, la question est aussi un avertissement : hors de ce lieu, hors de Jésus, il n’y a que la mort. Disant cela, ni Paul ni votre serviteur ce matin ne prétendent parler des non-chrétiens, mais bien de nous autres : si nous ne vivons pas de Christ, nous sommes morts, déjà. Si nous n’assumons pas notre nouvelle nature d’enfants de Dieu qui n’avons rien fait pour la mériter ni l’obtenir, alors, simplement, nous ne prenons pas les moyens d’en profiter. Et c’est alors que les autres « puissances » – l’économie, la santé, l’âge, la famille, la sexualité, la notoriété – vont fondre sur nous et se disputer notre corps, notre existence en ce monde, et susciter en nous toutes les peurs possibles et imaginables. Pour l’Évangile il n’y a pas de liberté en dehors de cette filialité : la liberté n’est pas dans l’indépendance, qui est un leurre, mais dans la foi. L’indépendance, tout comme les autres dépendances, est un esclavage, depuis Adam jusqu’à la fin du monde… C’était le serpent qui avait essayé de nous faire croire le contraire. Sale bête ! Et malheureux humains, qui l’avons écouté avec envie… (Genèse 3)

 

L’Esprit qui nous est donné par le Père à cause de Jésus est, nous dit Paul, « un Esprit d’adoption filiale ». Et la preuve que nous l’avons reçu, c’est précisément qu’il nous tourne vers Dieu en tant que notre Père. Tout ce qui nous éloigne de lui nous enferme et nous fait ou nous fera mourir : ce que ma traduction appelle « les agissements du corps », tout ce que je fais et qui a comme but moi-même. Contrairement à ce qu’on a parfois cru, il ne s’agit pas de brimer l’affectivité ou le corps pour correspondre à une caricature de puritains – pourtant c’est la réputation que le protestantisme a longtemps eue… Mais ce sont toutes les activités humaines et toutes les relations humaines qui sont concernées : est-ce que je les vis pour moi et ce et ceux qui sont à moi – du moins le pensé-je ? C’est ça, « la chair » … Ou bien est-ce que, les mêmes activités et relations – moins quelques-unes, quand même – est-ce que je les vis devant Christ et comme fils de Dieu, tourné vers mes frères et sœurs que je n’ai pas choisis – et eux non plus ?

 

Car si je suis avec vous « héritier de Dieu, et cohéritier du Christ », alors je n’appartiens plus au « monde », mais c’est le monde qui m’appartient, qui nous appartient, à nous chrétiens, non pas à cause de nous, mais à cause du Christ. Je ne gloserai pas sur ceux, politiciens ou économistes, qui croient que le monde leur appartient, et dont nous ne contemplons que la crainte et l’inefficacité. Tant pis pour eux… et un peu pour nous, certes ! Mais qu’au moins, là où nous sommes, nous ne soyons pas comme eux ! Là où nous avons des responsabilités, serait-ce seulement celle de servir, que nous ne cherchions pas à nous approprier ce qui est déjà à nous, mais plutôt à en profiter pour nous et pour les autres – tous les autres. Tout comme Jésus, dans le passage lu tout à l’heure, n’a pas affiché son pouvoir de guérir, mais a seulement fait ce qu’un capitaine romain lui avait dit une fois : « commande seulement à une parole, et mon serviteur sera guéri… » (Matt. 8 / 8) Dieu a fait de nous non pas des esclaves de nous-mêmes ou des autres, mais des maîtres. Christ est Seigneur, et avec lui nous sommes seigneurs et dames de ce monde et de nos propres vies.

 

Cette seigneurie s’exerce à l’image de celle du Christ, c’est-à-dire dans le service des autres et, autant que faire se peut, dans la guérison du monde. « Nous souffrons avec lui », dit Saint Paul. Nous évacuons de nos existences ce qui nous emmène loin de Dieu, tout comme lui, Jésus, a su le faire dès sa tentation au désert (Luc 4 / 1-14). C’est la souffrance de celui qui lutte contre la maladie, et non celle de la personne que la maladie emporte. C’est la souffrance de celui qui donne sa vie parce qu’il sait qu’elle ne lui appartient pas et qu’il ne risque rien d’essentiel. Ce n’est pas la souffrance de celui qui tente à tout prix de sauver quelque chose de lui-même, comme s’il avait la capacité de se survivre ! L’Esprit qui nous garde dans l’épreuve est aussi celui qui nous guide dans le Royaume, car c’est dans l’épreuve que prend corps en nous le Royaume de Dieu. C’est à la limite, à la frontière, dans l’interstice, là où je lâche prise, c’est là que Jésus se révèle et nous transforme. C’est déjà ce que Job éprouvait dans ce verset bien connu : « Je sais que mon rédempteur est vivant, et qu’il se lèvera le dernier sur la terre, après que ma peau aura été détruite ; moi-même en personne, je contemplerai Dieu. C’est lui que moi je contemplerai, que mes yeux verront, et non quelqu’un d’autre ; mon cœur languit au-dedans de moi. » (Job 19 / 25-27)

 

L’alternative peut alors se dire ainsi, pour garder l’image que l’évangéliste nous offrait : « ma peau » qui a vocation à être détruite, est-ce ma peau saine que la lèpre va détruire, ou bien est-ce ma peau lépreuse qui sera détruite par ma guérison ? Dans le récit évangélique, il n’y a pas de doute : hors de Jésus je suis lépreux et voué à la mort, mais devant lui, par sa Parole, ma lèpre est détruite et moi, je suis sauvé… Me tournerai-je vers Jésus pour lui dire, à lui, comme le fit Thomas : « Mon Seigneur et mon Dieu » (Jean 20 / 28) ? Me tournerai vers son Père, pour lui dire : « Abba – Père ! » ? Saurai-je reconnaître autour de moi, devant le même Seigneur, mes frères et mes sœurs, ceux et celles que le Père m’a donnés ? Combien d’étrangers, de Samaritains, revenant vers Jésus, faudra-t-il pour que moi aussi, je rebrousse chemin, guéri, pour « donner gloire à Dieu » là où se tient celui qui m’a sauvé ? Quand donc, hors de chez moi et de mes certitudes, tel Jacob, m’écrierai-je devant Jésus : « « Vraiment, le SEIGNEUR est en ce lieu, et moi, je ne le savais pas ! » Amen.

 

Saint-Dié  –  David Mitrani  –  28 août 2016

 

 

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