Première épître aux Corinthiens 13 / 1-13

 

texte : Première épître aux Corinthiens, 13 / 1-13   (trad. : Bible à la colombe)

premières lectures : Amos, 5 / 21-24 ; Évangile selon Marc, 8 / 31-38

chants : 33-20 et 46-02 (Alléluia)

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La Bible est-elle là pour nous « casser » ? C’est ce qui pourrait sembler avec nos deux premières lectures, dont vous vous demandez peut-être leur rapport avec l’épître de Paul. Le prophète Amos, au cœur de son ministère dans le royaume du Nord d’Israël, y critique toutes choses, et nos 4 versets de ce matin en sont un résumé saisissant : les grands du pays s’y vautrent dans l’exploitation éhontée des petites gens, dit-il, et le culte qui y est célébré est idolâtre à plus d’un titre. Ce sont deux bonnes raisons pour que l’Éternel rejette ce culte, cette religion qui prétend pourtant le servir, et demande à la place le droit et la justice ! Évidemment, et même si nous n’offrons pas d’holocauste et si nous ne sommes pas accompagnés dans nos chants par le luth, nous prenons cette critique de plein fouet… Quant à l’autre texte, nous nous mettons volontiers à la place de Pierre, et nous ne comprenons pas pourquoi il faudrait – ou plutôt pourquoi il a fallu que Jésus souffrît et mourût, lui le Fils de Dieu, lui créateur et seigneur du monde… C’est encore une fois notre religion qui est agressée par le texte biblique : non seulement nous ne pratiquons pas comme il faut, mais nous ne croyons même pas comme il faut !

 

Bien sûr, nous avons aussi pris l’habitude de relativiser ces critiques. Après tout, elles ne nous étaient pas adressées, historiquement. Nous ne sommes pas des grands propriétaires terriens éphraïmites du VIIIème siècle avant notre ère, ni des prêtres ou des adeptes du culte du veau d’or de Béthel. Et nous ne sommes pas des disciples d’avant Pâques, qui ne comprenaient rien à Jésus, même s’ils le suivaient. La religion israélite, tout comme les attentes de Pierre et des autres, ne sont pas les nôtres. Nous ne sommes pas concernés. Quoique…

 

Notre société, nous la savons ancrée dans le christianisme, même si elle l’a oublié elle-même – encore que parfois il lui arrive de se le rappeler, à bon ou à mauvais escient… En 18 siècles, la prédication évangélique y a produit finalement de beaux fruits, pas anodins : l’égale dignité des deux sexes, l’éducation et la santé pour tous, la liberté individuelle, un niveau de vie bien plus élevé que dans beaucoup d’autres pays, etc. Certaines de ces valeurs ont des revers moins reluisants, bien sûr, mais ça n’enlève rien aux progrès que cela constitue. Pouvons-nous dire pour autant que, chez nous, « le droit coule comme de l’eau, et la justice comme un torrent intarissable » ? Si ce n’est pas le cas, si le droit doit se frayer un passage étroit au milieu de nombreux barrages, si la justice est encore à géométrie variable selon que les gens sont riches ou pauvres (cf. Lév. 19 / 15), célèbres ou anonymes, médiatisés ou inconnus, alors Amos parle aussi pour nous, c’est-à-dire contre nous : en quoi consiste donc notre religion si elle tolère une société injuste, des zones de non-droit, et qu’il y ait des gens à qui l’on dénie les droits qui sont les nôtres ?…

 

Peut-être attendons-nous que Dieu fasse lui-même le ménage ? C’est sans doute ce que Pierre et les autres disciples attendaient de celui qu’ils suivaient en tant que Messie, justicier politique et religieux. Rappelez-vous, ils étaient prêts à prendre les armes pour lui (Luc 22 / 38), et ils se répartissaient déjà les portefeuilles ministériels (Marc 10 / 37)… Si Jésus n’avait pas cédé à la tentation du pouvoir (Matt. 4 / 8), eux si ! C’est cette même tentation qui nourrit abondamment nos prières, lorsque nous demandons le pouvoir, ne serait-ce que sur notre propre existence, la richesse, la santé, la réussite sociale, etc. Mais c’est encore la même tentation lorsque nous demandons pour nous et pour les autres et pour le monde la paix, la justice, le partage… Que Dieu règle les choses, que Dieu utilise sa puissance pour manipuler le monde, la nature, la société. Tout ce qu’il nous a remis à nous au jardin d’Éden : « le cultiver et le garder » (Gen. 2 / 15), nous ne voulons pas l’assumer, nous voulons que lui fasse.

 

Or Jésus répond à Pierre qu’il y a un autre chemin, celui de la croix. Contrairement au sens que l’expression a parfois dans le catholicisme populaire, ça ne consiste pas à offrir quoi que ce soit en sacrifice à Dieu, comme si ça pouvait rattraper ou même gagner quelque chose ! Ça, c’est ce que croyaient les Israélites de l’époque d’Amos. C’est Paul qui l’explique aux chrétiens de Corinthe, qui devaient bien se poser la question, là-dessus comme sur des tas d’autres sujets. Ayant évoqué les différents dons de l’Esprit, il écrivait juste avant notre chapitre : « je vais encore vous montrer la voie plus excellente… » (12 / 31). Il y a donc une voie royale, bien plus évangélique que le pouvoir ou les sacrifices, ou que n’importe quelle religion, et à vrai dire c’est elle qui constitue la vraie religion chrétienne, le « culte raisonnable », comme Paul l’écrit ailleurs (Rom. 12 / 1). Et c’est donc ce qu’on appelle « l’hymne à l’amour » qui suit les deux points qu’on entend chez Paul. La « voie par excellence », c’est : l’amour.

 

Autrefois, dans nos vieilles bibles, on lisait : « la charité ». Mais si on avait gardé cette traduction, avec le glissement de sens de ce mot en français, on serait retombé sur « se charger de sa croix » au sens courant, c’est-à-dire se forcer à faire le bien, de façon très paternaliste, sans vraie rencontre, parce que les commandements de Dieu l’ordonnent. Quand on « fait la charité », c’est soi-même et sa bonne conscience qu’on sert en croyant servir l’autre ou Dieu. C’est le contraire de l’amour, tel qu’il est défini dans ce texte. Pourquoi en effet chercher une définition en-dehors de la Bible ? En grec il y a plusieurs mots qu’on peut traduire par « amour » en français. Il y a l’amour sexuel, « éros », celui dont les hippies disaient « faites l’amour, pas la guerre » ! Ce n’est pas ce mot-là qui est utilisé ici. Il y a aussi l’amitié, le verbe « philéo » qu’on retrouve dans les éléments « *phile » de beaucoup de mots (je ne sais pas si on a encore le droit de l’écrire avec « ph » ou s’il faut mettre un « f »…) – c’est le contraire de « *phobe ». Entre les deux, comment définir alors « l’agapè » dont parle le texte ? Eh bien, comme toujours, par le texte lui-même, puisque l’apôtre Paul justement le définit, d’abord par des oppositions, puis par des qualificatifs ou des verbes ; on les entend presque à chaque bénédiction de mariage, vous devez bien connaître ce texte par cœur…

 

Paul pousse d’abord le raisonnement « religieux » jusqu’au bout, comme Jésus le fait aussi bien souvent, par exemple dans le « Sermon sur la montagne » (Matt. 5 / 20-48). Ainsi, pour reprendre Amos, si la religion ne consiste évidemment pas en des rites extérieurs tandis qu’on maltraite les pauvres dans son propre intérêt, eh bien elle ne consiste pas non plus, dans l’autre sens, à donner jusqu’à sa vie pour eux : ses biens, son temps, non plus qu’en des exercices spirituels exemplaires ou en une fréquentation approfondie du divin. L’amour n’exclut pas ces choses, comme il n’exclut pas non plus la sexualité ni l’amitié. Mais l’amour, c’est autre chose que tout ce que je peux faire, même en allant au bout de l’héroïsme, de la morale et du dévouement – ce dont peu de gens sont capables. Parce que l’amour, évidemment, n’est pas un commandement. Le commandement vise ce que je peux faire ou me retenir de faire. Tandis que l’amour n’est pas une œuvre, ni pieuse ni morale. Ce n’est pas faire ceci et ne pas faire cela. L’amour est une rencontre et, comme tel, il se reçoit.

 

Or, puisque nous sommes chrétiens, il nous faut bien réaliser que Jésus est celui qui nous a montré la route, comme il l’expliquait à Pierre : à nous de le suivre ! Il ne nous a pas montré comment il faut aimer ; il a aimé lui-même, il nous a aimés ; et s’il nous a aimés, c’est parce qu’il a été aimé du Père et qu’il a aimé le Père. Tout l’évangile de Jean porte ce témoignage explicite : relisez les discours de Jésus qui s’y trouvent ! Jésus a donc d’abord suivi cette voie avec le Père, et c’est cette communion entre lui et le Père qui s’est alors tournée vers nous lorsqu’il a pris corps en notre humanité. En lui, c’est l’amour du Père qui est venu à nous afin de nous tourner vers lui, afin de nous rencontrer là où nous sommes, là où nous vivons, là où nous souffrons, là où nous mourons. L’amour dont parle la lettre de Paul, c’est l’amour que Dieu nous a manifesté en Jésus-Christ, qui a été « livré pour nos offenses, et [qui est] ressuscité pour notre justification. » (Rom. 4 / 25) Jésus est celui qui a « renoncé à lui-même », comme il le dit dans le texte de Marc ; il est celui qui « s’est humilié lui-même en devenant obéissant jusqu’à la mort, la mort sur la croix », comme Paul l’écrivait aux Philippiens (Phil. 2 / 8).

 

Vous ne voyiez pas l’amour ainsi ? C’est parce qu’ « aujourd’hui nous voyons au moyen d’un miroir, d’une manière confuse. » Et notre confusion est double : d’abord parce que les miroirs d’autrefois étaient du métal ou du verre dépoli, et que ce qu’on y voyait était flou ; et ensuite parce qu’un miroir ne permet pas de voir devant, mais seulement derrière nous : il nous renvoie notre propre image, ce qui n’aide pas à aimer ! C’est vrai de notre amour pour Dieu, un Dieu que nous faisons trop souvent à notre propre image au lieu de regarder à Jésus. Et c’est vrai de notre amour pour les autres, qui sont cachés derrière le miroir et que nous oublions de regarder… Mais le texte de Paul n’est pas là pour nous accuser, mais pour nous comprendre et nous prendre avec lui, pour nous encourager à cette rencontre avec Dieu et avec l’autre, rencontre à la fois hors de notre portée, et pourtant offerte, disponible. En fait, Paul, à sa manière, nous montre cette rencontre qui s’appelle l’amour.

 

Ainsi, une fois de plus, l’Évangile de Jésus-Christ nous exhorte à sortir de nous-mêmes, de nos problèmes et de nos projets, de nos œuvres et de nos abstentions ; il nous tourne vers le Christ. Comme Paul l’écrit aussi ailleurs : « soyez donc les imitateurs de Dieu, comme des enfants bien-aimés ; et marchez dans l’amour, de même que le Christ nous a aimés et s’est livré lui-même à Dieu “pour nous en offrande et en sacrifice comme un parfum de bonne odeur”. » (Éph. 5 / 1-2) Voilà à quoi nous sommes appelés, et ce que l’amour du Christ réalise en nous : être les « imitateurs de Dieu » ! Rien moins que cela… Et sans s’attacher à ce qui nous en empêche ! Évidemment, beaucoup de choses nous en empêchent, si nous nous y arrêtons. Beaucoup de raisons, beaucoup de folies, beaucoup d’incapacités… Jésus ne s’y est pas arrêté, lui. Son amour continue, sans que nous le méritions – car l’amour ne se mérite pas, bien sûr. « À peine mourrait-on pour un juste ; quelqu’un peut-être aurait le courage de mourir pour un homme qui est bon. Mais en ceci, Dieu prouve son amour envers nous : lorsque nous étions encore pécheurs, Christ est mort pour nous. » (Rom. 5 / 7-8)

 

L’amour « pardonne tout, il croit tout, il espère tout, il supporte tout. » La foi – c’est-à-dire la confiance – et l’espérance peuvent disparaître. Il reste le pardon, il reste à « supporter », donc à porter ensemble, la relation que notre texte décrit. Peut-on alors le dire autrement ? Aimer, au sens de notre texte, c’est pardonner. Et n’est-ce pas ce que Dieu a fait à notre égard une fois pour toutes, ce dont il nous nourrit, chacun, jour après jour ? Si l’amour, c’est pardonner, alors confiance et espérance peuvent renaître et demeurer, mais c’est par l’amour qu’elles renaissent et « demeurent ». L’amour, lui, « ne succombe jamais. » Heureusement pour nous, car sinon, nous sommes « morts par nos fautes » (Éph. 2 / 5) ! Mais non : par amour nous avons reçu la vie, et c’est une vie à vivre, pas à regarder dans le miroir. Une vie de pardon et d’amour. Et si nous essayions ? Amen.

 

Senones – David Mitrani – 7 février 2016

 

 

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