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Évangile selon Jean 11 / 1-54
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texte : Évangile selon Jean, 11 / 1-54 (trad. : Bible à la colombe)
chants : 319 (Arc-en-ciel) et 45-15 (Alléluia)
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Chers amis, ce grand texte très connu est rempli des contresens que nous pouvons faire à propos de Jésus. Marthe et Marie, après tout, sont comme tous les autres disciples, et donc aussi comme nous : en même temps elles connaissent bien Jésus, et aussi elles se trompent complètement à son sujet. Et il faudra une circonstance dramatique : la mort de Lazare leur frère, pour qu’un peu une autre vision commence à se faire jour. Faut-il, pour nous aussi, des catastrophes existentielles, pour que nous découvrions qui est vraiment Jésus, et aussi ce qu’il n’est pas ? Sans doute… Certains y perdent alors plus que leurs certitudes, et ils s’en vont. D’autres sont comme Pierre un peu plus tôt dans cet évangile, et ils confessent devant Jésus : « Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle. » (Jean 6 / 68) Mais est-ce une vraie adhésion, ou bien une adhésion par défaut ?…
Le premier contresens, qui est le fil rouge de ce récit, c’est la croyance que Jésus est guérisseur. Et certes il l’est, on l’a vu à plusieurs reprises dans le récit évangélique. Mais – qu’on se le dise dans notre monde rationaliste – des guérisseurs, il y en a plein. Pas plus tard qu’avant-hier j’entendais deux de mes paroissiens se demander l’un à l’autre s’il en connaissait un qui conjure les brûlures… Il y en a, nous le savons, nous y croyons ou pas tant que nous n’en avons pas besoin. Mais quand le besoin est là, quand la médecine scientifique n’est pas ou plus efficace, alors là on y croit. Et je ne vous dirais pas le contraire, ni que c’est satanique, ou je ne sais quoi d’autre ! Bref, il y en a, et ça marche. D’ailleurs, la médecine scientifique elle-même a seulement changé d’outils, conceptuels et techniques, mais il s’agit bien de guérir, n’est-ce pas, et c’est tout un art… Mais des guérisseurs, nous en espérons aussi au niveau politique, financier, économique, social, etc. Et là aussi, quand les spécialistes reconnus font défaut – ce qui n’est pas rare de nos jours, à ce qu’on dit – eh bien on va faire appel à des amateurs qui ont d’autres conceptions et d’autres techniques – je veux parler de tout le secteur caritatif et humanitaire, voire artistique.
En fait, nous attendons que nos maux soient soignés et, bien sûr, guéris, par ceux qui savent faire. Rien que de très légitime. Mais est-il légitime d’attendre de Jésus qu’il soit médecin, et aussi politicien, économiste, écologiste, travailleur social, et avec encore tout un tas d’autres qualifications. Il est Dieu, n’est-ce pas : il peut tout ! « Les sœurs envoyèrent dire à Jésus : “Seigneur, voici que celui que tu aimes est malade…” » Vous entendez les points de suspension, bien qu’ils ne soient pas dans le texte écrit ? Pourtant, Jésus ne va pas y aller, et pas parce qu’il n’aime pas Lazare et ses sœurs, l’évangéliste prend soin de nous le certifier ; et pas non plus parce qu’il a peur de se faire arrêter, la suite le montre bien. Ainsi, comme tout un chacun, comme ceux que nous aimons et que nous n’imaginons pas absents de nos existences, comme nous aussi un jour, Lazare va mourir. Et lorsque Jésus arrive, bien après l’enterrement, chacune des deux sœurs à son tour reprend sous forme de reproche ce qu’elles avaient suggéré dans leur message : « Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort. » Jésus guérisseur, s’il répond on est guéri, et s’il ne vient pas, s’il se tait, alors on est abandonné. C’est bien ainsi que nous raisonnons, non ? « Pourquoi Dieu a-t-il permis… ? »
Le fait qu’à la fin de l’histoire, Lazare est de nouveau vivant, lui dont le nom signifie « Dieu aide », ne doit pas nous égarer. Jésus-guérisseur est bel et bien une fausse piste. Sinon, force serait de constater que ce Dieu qui peut guérir qui il veut et qui ne le fait pas est un Dieu bien mauvais, ou bien sadique s’il nous éprouve ainsi ! Et si c’est vrai au niveau de la santé des individus, ça l’est à plus forte raison au niveau des mécanismes collectifs : s’il peut éviter les famines, les massacres, les guerres, le terrorisme, la pauvreté, etc., que ne le fait-il pas ?! Mais vous entendez bien ce que serait vivre sous un tel Dieu – certains régimes politiques ont prétendu être eux-mêmes de tels dieux au siècle dernier – ce serait faire des humains des esclaves. Ou alors Dieu devrait-il se limiter à la nature : santé et catastrophes naturelles ? Mais qui fera l’impossible partage entre nature et culture ?! Reste alors, lui aussi évoqué par notre texte, le recours à l’égoïste jalousie : « il peut bien le faire pour moi ! » Si l’auteur nous glisse que Jésus aimait cette fratrie, n’est-ce pas pour induire cette réflexion : Jésus pourrait bien guérir ceux qu’il aime et laisser mourir les autres ! Jésus lui-même a résisté à cette tentation, au désert, au début de son ministère : « le diable […] lui dit : “Si tu es Fils de Dieu, jette-toi d’ici en bas ; car il est écrit : il donnera pour toi des ordres à ses anges afin qu’ils te gardent ; et : ils te porteront sur les mains, de peur que ton pied ne heurte une pierre.” Jésus lui répondit : “Il est dit : tu ne tenteras pas le Seigneur, ton Dieu.” » (Luc 4 / 9-12) C’est pourtant ce que fait Marie dans notre récit. J’y reviendrai.
Mais il n’y a pas que les disciples de Jésus qui attendent de lui qu’il les guérisse. Les autres gens – dans le texte, ce sont « les Juifs », c’est-à-dire les gens de Jérusalem – attendaient aussi que Jésus guérît son ami. Ils n’ont pas vraiment de problème avec l’idée que Jésus pourrait guérir les uns et pas les autres, ils trouvent ça normal – tout le monde ne fait-il pas ainsi : du bien à ses proches et de l’indifférence polie aux autres ? Mais les gens sont choqués que ce guérisseur réputé n’ait pas usé de son art pour sauver Lazare. Celui-ci aurait-il usurpé son nom ? S’appeler « Dieu aide » et mourir à cause de la nonchalance de Jésus, quel comble ! Il n’est pas jusqu’aux adversaires de Jésus qui considèrent qu’il est d’abord un guérisseur, un faiseur de miracles ! « Cet homme fait beaucoup de miracles. Si nous le laissons faire, tous croiront en lui… » Ainsi, qu’on soit de ses disciples ou de ses adversaires, ou même de la foule qui est spectatrice sans s’engager, tout le monde attend de Jésus qu’il fasse des miracles. On trouve ça normal. Et d’ailleurs, puisqu’aujourd’hui on constate qu’il n’en fait pas, alors on ne croit plus en lui. Un Dieu qui ne fait pas de miracles, ce n’est pas un Dieu intéressant…
Il faut bien, maintenant, que j’aborde un autre contresens à propos de Jésus. C’est qu’il devrait se préserver, il ne saurait se mettre en danger. Sa propre personne compte plus que les autres. Peut-être parce qu’il est Dieu. Ou peut-être simplement parce qu’il est un Maître intéressant et motivant pour « ses troupes », et qu’on ne veut pas le perdre. Comment comprendre autrement que les disciples essayent de le dissuader d’aller en Judée, où il risque sa vie ? Mais dans les autres évangiles c’était aussi, rappelez-vous, la réaction de Pierre lorsque Jésus annonçait sa Passion : « À Dieu ne plaise, Seigneur ! Cela ne t’arrivera pas. » (Matt. 16 / 22) Jésus ne peut pas souffrir, Dieu ne peut pas souffrir. Dieu est impassible, comme le confessaient nos anciens catéchismes aussi bien calvinistes que catholiques. Si donc Jésus est Dieu, il ne saurait souffrir ni mourir. Encore aujourd’hui, c’est un pur scandale pour juifs et musulmans que non seulement nous fassions de Jésus un dieu, mais qu’en plus nous en fassions un dieu passible ! Mais c’est vrai aussi pour beaucoup de nos contemporains, qui ont de Dieu une image grecque, une espèce de Zeus qui s’amuse de nos peines mais qui n’en est en rien atteint dans sa majesté. Certes, le Dieu de Jésus-Christ n’a rien à voir avec ça, qu’on se le dise !
Mais alors – autre contresens – si notre Dieu souffre, il est légitime que nous aussi, à son image, ou bien pour lui. C’est la réaction de Thomas devant l’insistance de Jésus pour se rendre à Béthanie en risquant sa vie : « Allons, nous aussi, afin de mourir avec lui. » C’est encore toute une mauvaise compréhension du « si nous souffrons avec lui » de l’apôtre Paul (Rom. 8 / 17) ou du « si nous sommes morts avec lui » de Timothée (2 Tim. 2 / 11). Pendant des siècles, toute une spiritualité chrétienne s’est abîmée dans ce contresens, et non content de le vivre soi-même on a tenté d’en convaincre de pauvres gens qui n’avaient pas besoin de ça. La souffrance des hommes et des femmes n’a pas de légitimité, pas de sens ; elle n’est sûrement pas une offrande à Dieu, et c’est malgré lui qu’elle peut pourtant servir à l’y rencontrer et à y contempler sa gloire. Ainsi pouvons-nous comprendre le début de notre récit, où Jésus semble laisser Lazare mourir afin de pouvoir accomplir un plus grand miracle ! Non, mais comment recevoir la puissance de la résurrection, sinon dans la mort ?
Il « fallait » donc que Lazare mourût, de même que, selon l’Évangile que nous croyons et proclamons, il « fallait » aussi que Jésus mourût. Thomas et ses amis ont raison de penser que Jésus s’approche de sa mort en allant en Judée. Dans le déroulement du récit évangélique, les Rameaux suivent la résurrection de Lazare, et Jésus cette fois ne sortira plus de Jérusalem… En quelque sorte, aller à la rencontre de Lazare mort, c’est pour Jésus aller à la rencontre de sa propre mort. Lazare ne peut pas ressusciter si Jésus ne meurt pas pour lui, et la résurrection de Lazare préfigurera et manifestera tout à la fois la puissance de résurrection qu’est la mort de ce Seigneur si étrange, de cet ami tellement aimant que, non, il ne va pas guérir Lazare, mais il va mourir pour lui afin que Lazare revive. Au sens propre, il va lui donner sa vie. Et pas demain, mais maintenant !
Marthe va commettre un nouveau contresens lorsque Jésus arrive et parle avec elle. Elle croit que la victoire de Dieu sur la mort, c’est pour demain, c’est pour « le Dernier Jour », comme elle dit. Et là, au centre du récit, il y a cette affirmation si importante de Jésus : « Je suis la résurrection et la vie. […] Crois-tu cela ? » Car c’est par la foi que cette résurrection se saisit pour qu’on en vive. Marthe fait alors la bonne réponse, mais c’est Marie qui va faire avancer le récit – Marie qui prend la place qui est la sienne dans tous les moments où on la voit : aux pieds de Jésus. C’est la place du disciple. La confession de foi de Marthe est juste. Mais l’attitude juste, c’est celle de Marie. Sa souffrance à elle, manifestée par ses pleurs, et la souffrance des gens des environs, manifestée également par leurs pleurs, voilà qui contraint Jésus à la compassion, à « souffrir avec ». C’est là sa propre place, et si les chrétiens ont vocation à s’associer à la souffrance de Jésus, c’est aussi dans ce sens : s’associer à sa compassion, s’associer aux souffrances des gens sur la route desquels nous avons été placés. C’est le « va, et toi, fais de même » qui conclut l’histoire du « bon Samaritain » (Luc 10 / 37), juste avant que Jésus n’arrive chez les deux sœurs, dans un autre récit.
Ainsi, au centre du récit, la confession de foi chrétienne est mise en relation non pas avec le miracle, mais avec la compassion, et non pas avec le futur, mais avec le présent qui va se manifester puissamment dans la sortie de Lazare du tombeau. Ainsi, la résurrection qui est au centre de notre foi n’est pas une promesse lointaine ni une consolation à bon marché. C’est ce que Jésus nous a acquis par sa mort, pour que nous en vivions aujourd’hui. C’est aujourd’hui que Jésus nous appelle d’un puissant « Lazare, sors ! » La mort qu’il a soufferte – au lieu de nous guérir !… – la mort qu’il a vaincue – au lieu de bricoler la nature – a produit dans nos vies une puissance qui nous fait sortir de toutes sortes de tombeaux. Ce n’est pas psychologique, ce n’est pas d’y croire qui y fait quelque chose. Mais notre foi en Jésus mort et ressuscité nous permet de recevoir ce cadeau, ce pour quoi il est mort, c’est-à-dire notre vie nouvelle. Ne nous trompons pas de demande, ne nous trompons pas de prière, ne nous trompons pas de Dieu. Il n’est pas un guérisseur en attendant que nous mourions définitivement ; il est un sauveur qui nous offre de vivre définitivement. Oui « il est avantageux pour [nous] », comme prophétisait Caïphe, que cet homme « mourût pour le peuple ». Il nous a délivrés de la mort. Amen.
Saint-Dié – David Mitrani – 20 septembre 2015