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Évangile selon Luc 10 / 25-37
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texte : Évangile selon Luc, 10 / 25-37 (trad. : Bible à la colombe)
premières lectures : Évangile selon Marc, 7 / 1-13 ; première épître de Jean, 4 / 7-12
chants : 542 et 532 (Arc-en-ciel)
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Ceux d’entre vous qui sont de vrais calvinistes savent bien que, parmi les commandements de l’Ancienne Alliance, il y a les commandements rituels qui sont caducs, et les commandements moraux qui sont toujours pour les chrétiens le guide et le chemin de la sanctification. Le texte de ce matin, l’histoire du « bon Samaritain » racontée par Jésus, semble aller dans ce sens, puisque les fonctionnaires du rite que sont prêtres et lévites sont disqualifiés au profit de celui qui exerce la bonté. Mais comme j’ai pris et mis ensemble des textes des deux listes, la catholique et la protestante alsacienne, la comparaison avec le premier texte, celui de Marc, complexifie un peu les choses. Car vous l’avez bien entendu, l’opposition n’y est pas entre rite et morale, encore que…, mais plutôt entre Écriture et Tradition : c’est donc un texte hautement protestant !
Dans ce texte, le récit de l’évangéliste est d’ailleurs fortement tendancieux. Il semble bien se moquer de « la tradition des Anciens », ou en tout cas il ne la comprend que comme une invention humaine, alors que pour les Pharisiens, cet enseignement des Pères remontait à Moïse lui-même et était autant inspiré, sinon plus, que l’Écriture. Et l’enjeu est donc entre la Torah écrite et la Torah orale, comme on dira plus tard en judaïsme. Dans cette dispute, Jésus s’y montre bien plus proche des Sadducéens que des Pharisiens : pour lui, la tradition pharisienne ne pèse rien lorsqu’elle contredit le texte de l’Écriture. Et c’est évidemment dans l’Écriture (mais certes dans les Prophètes et non dans la Loi) que Jésus trouve la justification à son refus de prétendre suivre une autre autorité que cette Écriture elle-même : « ce peuple […] enseigne des doctrines qui ne sont que préceptes humains. » Je ne veux pas m’arrêter trop longtemps avec vous ce matin sur ce texte concernant des pratiques que nous avons abandonnées il y a 20 siècles. Mais seulement vous faire remarquer que nous en avons pris d’autres, auxquelles nous n’attachons pas explicitement de valeur évangélique… mais auxquelles nous tenons pourtant. C’est le fameux « on a toujours fait comme ça » qui n’est jamais vrai, mais qui se veut toujours un argument d’autorité. Vous avez entendu Jésus dire ce qu’il en pensait…
Car pour Jésus, le critère, c’est l’amour. La première lettre de Jean le montre abondamment, notamment dans ces quelques versets que je vous ai rappelés. C’est d’ailleurs aussi le sens du premier dialogue entre Jésus et le spécialiste de la Bible qui vient lui tendre un piège… et qui s’y trouve pris à sa place ! « Que dois-je faire ? » Voilà la question-piège, la théologie des œuvres avec ses gros sabots. Comment dois-je ritualiser ma vie pour qu’elle soit agréée par un Dieu qui est un inspecteur et un juge des bonnes et des mauvaises pratiques ? Jésus lui renvoie la question, à laquelle son interlocuteur répond ici comme Jésus lui-même répondra dans les autres évangiles, avec un verset du Deutéronome (6 / 5) et un autre du Lévitique (19 / 18b) formant ensemble un double commandement d’amour. Comme l’écrira Saint Paul, « l’amour est donc l’accomplissement de la Loi. » (Rom. 13 / 10) Cet excellent résumé de tout ce que Dieu demande ne résout pourtant rien – mais nous ne nous en rendons pas compte lorsque nous citons ce verset comme s’il nous disait l’Évangile, ce qui n’est pas le cas. On le voit bien ici : car la réplique qui vient automatiquement, c’est la question « Et qui est mon prochain ? ». Répondre « tout le monde » est un mensonge éhonté, une immense imposture. Ce n’est donc pas ce que fait Jésus. L’autre réponse plus classique (celle du Lévitique, en fait), c’est que mon « prochain » est celui qui m’est proche, donc celui qui est comme moi, qui a la même religion, la même langue, la même origine, les mêmes habitudes sociales et culturelles, etc.
C’est à partir de cette compréhension, que nous avons tous spontanément – au point de nous justifier en prétendant des autres « ils sont comme nous », ce qui est souvent faux – c’est à partir de là que Jésus va poursuivre. Car là, justement, on est dans la différence ! Pour le judaïsme de cette époque – mais chez les Sadducéens, cette fois – il y a, comme on trouve chez les prophètes d’après l’Exil, trois catégories de gens : les prêtres sacrificateurs, les lévites, et « Israël » – c’est-à-dire, si vous voulez, les laïcs. Et puis, il y a des gens que les Juifs (c’est-à-dire les gens de Judée et de Babylone) considèrent comme n’étant pas Israël, alors qu’ils en descendent tout autant : les Samaritains. Les quatre catégories sont présentes dans notre histoire, aucun n’est donc rigoureusement le prochain de qui que ce soit d’autre. Il y a d’abord un homme d’Israël, agonisant sur le bas-côté d’une route de Judée. Puis il y a un prêtre. Puis il y a un lévite. Puis il y a enfin un Samaritain qui n’est clairement pas d’ici (« il voyageait », dit Jésus). Dans ces cas-là, ça veut dire quoi, « tu aimeras ton prochain comme toi-même » ?
Je ne vais pas paraphraser l’histoire, vous la connaissez par cœur de toute façon. Mais je vous en rappelle la chute : « Lequel de ces trois te semble avoir été le prochain de celui qui était tombé au milieu des brigands ? » Cette question est très lourde de sens, sans doute l’avez-vous déjà remarqué. D’abord, la question n’est pas celle qu’on aurait attendue : « lequel des trois a considéré cet homme blessé comme son prochain et l’a aimé comme il le devait ? ». Ça, c’est la question de nos moralistes qui cherchent sans cesse à nous culpabiliser – mais ça ne marche plus, et ça finit par obtenir l’effet inverse : on se calfeutre chez soi pour ne plus croiser la misère des autres, et parfois on a même un vote qui exprime le même rejet, le même repli. Car les moralistes prêchent rarement d’exemple, comme Jésus le reprochera déjà aux Pharisiens qui « disent et ne font pas. » (Matt. 23 / 3) Ils ne sont donc pas crédibles. Et quand bien même ils feraient ce qu’ils disent – c’est ce qu’on appelle des « saints » dans la tradition catholique – ils seraient alors objets d’admiration, mais ne seraient pas plus suivis : on ne peut pas imiter les saints !…
Revenons donc à la question telle que Jésus la pose : « qui a été le prochain du blessé ? » Or la question de l’interlocuteur de Jésus, je vous la rappelle, était « qui est mon prochain à aimer ? » La réponse est évidente, l’interlocuteur de Jésus n’a pas besoin de la chercher longtemps : le blessé doit aimer le Samaritain qui s’est montré son prochain, qui s’est rendu aimable. C’est de la simple et légitime reconnaissance. Mais si elle est évidente au niveau de la logique, cette réponse n’est en fait pas du tout évidente à vivre ! D’abord, comme tout le monde le remarque toujours en lisant ce texte, le Samaritain fait partie « de ces étrangers qu’on n’aime pas »… Comme Pierre le rappellera au centurion Corneille, « vous savez qu’il est interdit à un Juif de se lier avec un étranger ou d’entrer chez lui » (Actes 10 / 28). Ensuite, cette réponse logique met le doigt sur le fait que l’homme blessé, le fils d’Israël, a eu besoin de l’étranger en question, plutôt que l’inverse ; et ce n’est pas une posture intellectuelle, mais une réalité existentielle dans cette histoire : il en a vraiment eu besoin, sinon il serait sans doute mort. Le « petit », le « faible », dans cette relation, ce n’est pas le prochain à aimer, c’est celui qui se pose la question.
Et le véritable scandale arrive maintenant en finissant de détricoter cette logique : moi qui, du haut de ma science et de ma morale, pose la question de savoir qui je dois aimer, je ne suis, en fait, pas du tout en situation de poser cette question, car la seule place qui m’est offerte dans l’histoire de Jésus, c’est celle du blessé, du mourant. Je ne sais pas qui sont les « brigands », mais je sais être assailli par suffisamment de choses ou de gens qui me font du mal, comme beaucoup d’entre nous – comme nous tous, en fait. Oui, cette histoire racontée par Jésus nous aide à prendre conscience que, malgré notre désir que ça ne se voie pas, nous sommes comme l’homme « laissé à demi-mort ». Nous avons avant toute chose besoin d’être nous-mêmes aimés, aidés, secourus, sauvés de ce qui nous tire vers le bas. Dans la question de départ de toute cette histoire, qui était « que dois-je faire pour hériter la vie éternelle ? », je ne puis m’y tenir comme un théologien cherchant à bien faire pour plaire à Dieu et mériter son salut. Et si je ne puis me tenir là, c’est que ce n’est pas ma vraie place. Ma vraie place est celle de l’homme qui a besoin d’être secouru pour vivre, tout simplement. Il me faut abandonner ma superbe et considérer avec humilité ce que je suis devant Dieu et devant les autres : un « demi-mort ».
Mais tout comme notre culte ne s’arrête pas à la confession de notre péché, mais débouche sur la déclaration que Dieu nous pardonne en Christ, de même ici l’histoire ne nous montre pas seulement dans cet état-là, mais aussi soignés et remis debout par cet étranger. Et c’est un nouveau scandale pour la théologie bien-pensante : si celui qui me sauve, c’est Jésus, alors il n’a pas la figure d’un bon croyant, d’un saint, mais d’un étranger, de quelqu’un indigne de mon amour. Il le dira lui-même à la fin de l’évangile : « j’étais étranger » (Matt. 25 / 35.43). Mon sauveur et moi nous trouvons alors dans une toute autre situation que celle que j’imaginais, ou plutôt que je fantasmais : nous sommes tous les deux au fond, nous sommes tous les deux dans le lieu de la souffrance, du doute, de l’indistinction. Nous sommes prochains là, et seulement là, où plus rien d’autre ne compte que la vie ou la mort. Il nous est difficile de nous voir comme des pécheurs condamnés et perdus, il nous est difficile d’envisager que malgré nos faux-semblants nous sommes au fond du trou. Il nous est tout autant difficile d’envisager que celui que nous appelons Dieu et que nous imaginons au ciel, comme un « superman » ou un « avenger », se trouve en fait à nos côtés, au fond, parce que c’est là que nous avons besoin de lui.
Bien sûr, vous l’avez compris, la question d’aimer mon prochain, ou de qui est ce prochain à aimer, ne se pose plus, ne peut plus se poser. Par contre se pose toujours la question de faire, la question morale. Lorsque je suis en situation, comme le Samaritain – autre scandale : si je ne suis pas un blessé, je suis un étranger ! – lorsque donc je suis en situation d’ « exercer la miséricorde envers » quelqu’un qui en a besoin, alors Jésus me dit : « va, et toi, fais de même »… Mais ce n’est plus une réponse à « que dois-je faire pour hériter ? » car la question de mon salut, de ma vie éternelle, ne se pose plus à moi : j’étais mort ! Non, cette question a été résolue par ce Jésus-Samaritain qui a osé s’approcher de moi. Maintenant, remis sur pieds, je peux à mon tour être un étranger aimable pour ceux qui sont sur ma route comme des blessés, blessés visibles ou cachés. Pour Jésus, le seul but de faire le bien, c’est… de faire le bien, de faire du bien à ceux qui en ont besoin. Et c’est parce que nous avons nous-mêmes été au bénéfice du bien qu’on nous a fait – que lui nous a fait – que nous pouvons maintenant sans crainte nous approcher des autres. Tout au plus ce sera la manifestation de notre reconnaissance gratuite que de refaire pour d’autres ce qu’il a fait pour nous.
Contrairement à la bonne vieille tradition calviniste, je ne vous dirai donc pas qu’il faut observer les commandements moraux, mais bien que vous avez été libérés de tous les commandements et de tout ce qui vous mettait par terre, afin d’être libres d’aimer et de servir, à la suite de Jésus. C’est le message de l’Évangile dans l’Écriture, et nous tenons fermement ce cadeau que Dieu nous fait d’un amour possible entre nous et avec d’autres : c’est de notre liberté en Christ que nous témoignerons ainsi. Amen.
Saint-Dié – David Mitrani – 30 août 2015