Évangile selon Marc 10 / 35-45

 

texte :  Évangile selon Marc, 10 / 35-45

premières lectures :  Genèse 22 / 1-14 ; Épître aux Hébreux 5 / 5. 7-9

chants :  33-04 et 14-03

téléchargez le fichier PDF ici

 

« Oui, avec l’aide de Dieu ! » C’est ce que votre serviteur, puis tous ceux d’entre vous qui étiez là ce jour-là, nous avons répondu à notre inspecteur ecclésiastique lorsqu’il nous avait fait nous engager les uns envers les autres et devant Dieu. C’était le jour de mon installation comme pasteur ici, il y a 6 ans et demi. Ce jour-là, j’avais prêché ce texte de l’évangile de Marc – mais sans doute ne vous en rappelez-vous pas ; aussi j’ai choisi de reprendre cette prédication pour aujourd’hui. « Avec l’aide de Dieu » : cette formule est toujours aussi dangereuse ! Et le premier de ses dangers, c’est Jacques et Jean, « les deux fils de Zébédée », qui l’ont couru en avant de nous autres : « Maître, nous voudrions que tu fasses pour nous ce que nous te demanderons. » Un chrétien est un homme ou une femme qui a confiance en Dieu, qui fait confiance à Jésus, son Seigneur. Et la plupart du temps, cette confiance se manifeste dans nos prières, lorsque nous demandons à Dieu… eh bien, exactement la même chose que les deux frères au début de ce texte ! Encore qu’ils manifestent comme une culpabilité plus ou moins consciente, en n’osant pas exprimer dans un premier temps leur demande particulière, sur laquelle je vais revenir. Ils sont comme des enfants qui s’attendent à un « non » de la part de leur parent, mais à qui ils demandent quand même, de manière très générale : « je ne te dis pas à quoi, mais dis-moi oui… »

 

Enfantin, donc. Comme si on pouvait utiliser Jésus. Comme si un enfant pouvait utiliser ses parents ! Si ceux-ci se laissent faire trop souvent, c’est leur autorité qui disparaît, et donc leur parentalité elle-même : ils ne sont plus respectables, ils n’apportent plus rien à leur enfant que la simple satisfaction de ses désirs, de ses envies, et non pas de ses besoins ; en fait, ils abîment leur enfant, et ils s’abîment eux-mêmes. Évidemment, quand un parent refuse ce « oui » systématique, et que l’autre parent entérine ce refus, alors l’enfant proteste et, parfois, parfois seulement, n’en comprend pas la raison. C’est qu’il n’est pas conscient qu’il ne peut pas tout maîtriser, qu’il ne peut pas connaître toutes les fins. C’est qu’il est chagriné de ne pas être le maître incontesté de sa propre existence, et que les autres autour de lui n’en soient pas les esclaves consentants. Moi qui suis petit, je vais pourtant où je veux, et les grands n’ont pour moi pas d’autre intérêt que de m’y aider, que de me le permettre. « Maître, nous voudrions que tu fasses pour nous ce que nous te demanderons. »

 

Mes amis, vous le savez fort bien pour l’expérimenter sans cesse : Dieu ne se laisse pas manipuler de la sorte. Certains pensent que c’est la preuve qu’il n’existe pas. Je dirai plutôt que c’est un bon témoignage de son existence, de son existence en tant que personne autonome et libre ! Le Dieu de la Bible, le Père de Jésus-Christ, n’est pas comme une force impersonnelle et manipulable, puissante et destructrice ; il n’est pas à mon service, mon esclave tout-puissant qui me permettrait d’être moi-même tout-puissant. Donc, il résiste ! Il résiste aux sollicitations de celles de ses créatures qui le connaissent et qui, tels des enfants, tentent pourtant de se servir de lui, leur père, pour satisfaire leurs propres désirs qu’ils pensent toujours légitimes. Dieu ne résiste pas comme le ferait un mur, mais il résiste comme le fait un père : par la parole, par l’ouverture à l’autre, l’ouverture de l’autre.

 

« Il leur dit : “Que voulez-vous que je fasse pour vous ?” » Cette question n’admet pas une réponse de surface, elle demande une vraie réponse. Lorsque nous prions, lorsque nous demandons « l’aide de Dieu » pour nos projets ou notre secours, que demandons-nous vraiment, que voulons-nous que le Seigneur fasse pour nous ? Posez-vous la question, non pas pour que cela plombe ce moment, mais à chaque fois que vous demanderez quelque-chose : si je demande ceci ou cela, qu’est-ce que je veux vraiment, comment est-ce que je veux me situer par rapport à Dieu, par rapport aux autres, par rapport à ce ou à ceux pour qui je prie ? La question que Jésus renvoie à ses deux disciples est là pour les ouvrir à eux-mêmes, à une vraie conscience de ce qu’ils désirent, et des limites de ce désir. Bref, c’est une question pour grandir, en réponse à une demande qui était faite pour régresser dans une fausse enfance évidemment égoïste. Je ne sais pas si Jacques et Jean ont compris ce qui se passait, mais leur demande suivante est bien plus claire, et elle révèle vraiment tout ce que je viens de vous dire – car la forme et le fond s’épousent ici, comme souvent. Leur désir est bel et bien un désir infantile de toute-puissance.

 

On peut leur accorder qu’ils avaient une telle confiance en leur Maître que sa victoire ne faisait aucun doute pour eux. Mais cette victoire, ils la voyaient comme une prise de pouvoir… à laquelle, naturellement, ils voulaient être associés ! Or dans un tel raisonnement, les places sont chères, n’est-ce pas ! La première place ne peut pas être convoitée, on n’est pas ici dans un jeu électoral… La première place est occupée, depuis toujours et pour toujours. C’est ce que signifie le titre de « Seigneur ». C’est pour l’avoir oublié, pour avoir voulu occuper cette place quand même – « vous serez comme des dieux », avait dit le serpent (Gen. 3 / 5) – que nos mythiques ancêtres sont devenus ceux de l’humanité telle qu’elle est et non telle que Dieu la voulait ; mortelle et mortifère au lieu d’être vivante et vivifiante. Ainsi, la première place est celle de Dieu, et personne ne peut la lui prendre : ni les hommes ou les partis, ni l’économie ou l’idéologie, ni la nature ou la religion : Dieu seul, car « à lui seul est la gloire » (Jude 25) : c’est bien le sens de cette expression chère aux protestants…

 

À Dieu seul, certes, la première place. Mais les suivantes ? Car après tout, n’est-ce pas, Dieu est au ciel, et son Fils siège à sa droite. « Et nous, nous resterons sur terre », comme le chantait le poète irrévérencieux (J. Prévert, « Pater noster », in Paroles). Oui, mais contrairement au poème, sur terre la course à ces seconde et troisième places fait des ravages, quel que soit le régime, quelle que soit l’institution. La guerre en Ukraine n’en est que la dernière illustration en date. Jacques et Jean ne le savaient-ils pas, n’en avaient-ils donc quant à eux aucun exemple sous les yeux, dans leur pays, dans leur village, dans leur famille, dans leur milieu social, dans leur groupe de disciples même ? La réaction des autres disciples dit assez la réalité ! La course au pouvoir est une course mortifère, et cette course a déjà brisé le groupe des disciples, l’Église de Jésus-Christ. Dans le même groupe, elle entraînera la trahison et la mort de Judas (Jean 13 / 21-30 ; Matth. 27 / 3-5), et plus tard de dangereux dérapages des apôtres, d’autres morts, d’autres prisons (Actes 5 / 1-18) … C’est toujours comme ça. Il suffit de se regarder soi-même, comment chacun de nous fonctionne. Il n’y a même pas besoin d’aller regarder chez le voisin, ni la télé, ni où que ce soit. Dans nos foyers, nos relations proches, notre soif infantile et souvent inconsciente du pouvoir est capable de tout casser, de tout tuer.

 

Pour voir comment s’accomplit cette défaite, notre texte biblique suffit pour ce matin ! Regardez donc, nous dit-il, « ceux qui paraissent gouverner les nations… » Et dès que le haut-le-corps sera passé – s’il passe jamais – vous pourrez aussi vous regarder vous-mêmes. C’est l’exercice que Jésus propose non pas seulement aux deux frères, mais à tout le groupe, pour enseigner ceci : « il n’en est pas de même parmi vous »… ce qui laisse entendre que, si, il en est malheureusement de même, mais que ce n’est pas une fatalité, ça peut changer. Plaise à Dieu que cela change aussi dans le monde. Plaise à Dieu que nos élus présents et futurs, que les responsables de notre pays, ne fonctionnent pas sur ce mode, mais accomplissent leur mission dans un esprit et avec des moyens de service et non pas de domination, dans un souci des personnes et non pas des sièges « l’un à droite et l’autre à gauche » ! Mais plaise aussi à Dieu que dans nos foyers vous tous, et moi avec vous, nous soyons serviteurs l’un de l’autre plutôt que possesseur ou associé ; que dans nos relations de travail ou de voisinage, nous grandissions dans l’abaissement, plutôt que de nous croire quelque chose en prenant une place qui n’est pas nôtre.

 

Car s’il y a des gens qui exercent la difficile et noble tâche de gouverner, de juger, d’enseigner, et qui ont besoin de notre prière persévérante pour le faire bien, c’est pour eux et pour nous, pour chacun de nous, que Jésus parle aujourd’hui. Et il nous dit que c’est pour chacun de nous que lui, le premier, a été librement fait dernier ; que lui, le Seigneur du monde, a été cloué sur un bout de bois, comme tant d’autres avant et après lui, et comme deux autres « l’un à sa droite et l’autre à sa gauche » (Marc 15 / 27) en même temps que lui, accomplissant ainsi ce qu’il prophétisait dans notre texte. Et ces deux-là n’étaient pas Jacques et Jean, ni d’autres disciples. C’étaient des criminels. Et leurs sièges n’étaient pas des maroquins ministériels, mais des poteaux de torture. La leçon de ceci n’est pas qu’il nous faut rechercher de telles places, mais bien plutôt qu’il nous faut renoncer à chercher à dominer. Certes la croix est élevée, mais qui voudrait être élevé ainsi ? Comme Saint Paul l’écrira aux chrétiens de Rome, « N’aspirez pas à ce qui est élevé, mais soyez attirés par ce qui est humble. Ne soyez pas sages à vos propres yeux. » (Rom. 12 / 16)

 

Nous aspirons à la puissance. Et pour ce faire, nous utilisons la force, celle que nous avons, celle à laquelle nous aspirons, tout comme les grands et les pays se confient dans leurs armées. La Bible dénonce l’illusion de cette confiance en nous-mêmes, bien mal placée, illusion dont nous voyons les dégâts tous les jours partout. Comment le monde, notre pays, notre société, peuvent s’en sortir, je ne sais pas, ce n’est pas mon ministère de vous le dire, même s’il m’arrive d’avoir des idées là-dessus ! Mais pour nous chrétiens, la parole biblique est très claire, et nous devrions la proposer aussi à ceux qui ont d’autres convictions. Cette parole a pris corps dans la passion et la mort de Jésus. Elle est de nous confier en Dieu, en Dieu seul. Pas de seconde ni de troisième place, ni pour nous ni pour d’autres : comme nous l’avons chanté en espagnol avec les jeunes à la prière de Taizé avant-hier soir, « Dieu seul suffit ». Car « à Dieu seul soit la gloire ». Abdiquant ainsi tout rêve de maîtrise, de puissance, « avec l’aide de Dieu » nous pouvons alors vivre autrement la réalité, quotidienne et peut-être même nationale et internationale, dans l’exemple qu’il nous a donné, dans le chemin de vie qu’il a ouvert devant nous. Comme il voudra, où et quand il voudra. Demander l’aide de Dieu, c’est aussi le laisser diriger ; ne soyons pas hypocrites, ne l’oublions jamais !

 

Pour la fonction que j’exerce, on peut dire pasteur ou ministre. Le premier mot indique une fonction de guide, car le berger n’est pas brebis, une certaine primauté qui s’exerce par la parole. Mais le second mot casse ces images sans rien enlever de la fonction ; car ministre, ça veut dire serviteur. Je vous souhaite d’être simplement ministres, là où vous êtes, dans ce que vous faites, que ceci soit grand ou invisible, honoré ou méprisé ; ministre, donc serviteur des autres qui ne sont ni plus grands ni plus petits. Tel est en tout cas la fraternité ordinaire dans l’Église de Jésus-Christ : que chacun soit entouré et soutenu dans la mission qu’il accomplit au service de tous, quels que soient ses qualités et ses défauts, et quelle que soit la mission. Car Jésus est mort pour tous, et c’est cela qui a vaincu la mort et qui a rendu vain tout pouvoir. Amen.

 

Senones  –  David Mitrani  –  3 avril 2022 (d’après la prédication du 18 octobre 2015)

 

 

Contact