Évangile selon Luc 17 / 11-19

 

texte :

Et il arriva, quand il allait vers Jérusalem, que Jésus passât à travers les confins de la Samarie et de la Galilée. Comme il entrait dans un certain village, dix hommes lépreux vinrent à sa rencontre, qui se levèrent à distance. Et ils élevèrent la voix, disant : « Jésus, chef ! Aie pitié de nous ! » Ce que voyant, il leur dit : « Allez vous montrer aux prêtres. » Et il arriva, quand ils se retiraient, qu’ils furent purifiés. Or l’un d’eux, voyant qu’il était guéri, revint, glorifiant Dieu avec une grande voix. Il tomba sur sa face à ses pieds en lui rendant grâces. Lui était un Samaritain. Répondant, Jésus dit : « Les dix n’ont-ils pas été purifiés ? Mais les neuf, où sont-ils ? Ils n’ont pas trouvé de revenir donner gloire à Dieu, sinon cet étranger ? » Puis il lui dit : « Te levant, va ; ta foi t’a sauvé. ».

 

 

premières lectures :  Genèse 28 / 10-19a ; Épître aux Romains 8 / 14-17

chants :  41-23 et 43-04

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prédication :

 

 

Jacob ne savait pas que Dieu était présent à l’endroit qu’il appela ensuite Béth-El, « Maison de Dieu », après l’avoir rencontré. Qu’il n’ait pas compris ce que Dieu lui disait est une autre question… Et bien plus tard, manifestement, 9 lépreux sur 10, après avoir rencontré Jésus, ne se sont pas dit : « Certainement, l’Éternel est présent dans cet endroit, et moi, je ne le savais pas ! » Mais quel endroit ? Avec ces lépreux, nous sommes dans le même cadre que Jacob : dans un no man’s land. L’évangéliste nous dit que Jésus passe entre Galilée et Samarie, or il n’y a rien là, pas d’espace : les deux provinces se touchent. Simplement il n’est ni d’un côté ni de l’autre. D’ailleurs, on ne sait pas le nom du village où il est entré, alors que d’habitude ce genre de détail nous est donné. Et puis, les dix lépreux non plus ne sont pas localisés, ou plutôt ils le sont dans un non-espace, comme tous les lépreux à cette époque, obligés de rester loin des autres gens pour ne pas leur communiquer leur maladie et leur impureté. Ainsi, étrangement, nous les voyons à la fois venir à la rencontre de Jésus tout en se levant loin de lui. C’est pour ça qu’ils sont obligés d’élever la voix. Jésus et eux ne sont nulle part, et en plus ils sont loin les uns des autres.

 

Comme les gens d’aujourd’hui, qui ne sont de nulle part, déracinés de leur lieu d’origine, voire de leur pays d’origine, sans être pour autant définis par leur travail qui devient quelque chose de très changeant et aléatoire, ni par leur famille dont ils changent trop souvent, portés vers nulle part par un courant qu’ils ne maîtrisent plus du tout. Et, lorsque ça ne va pas, ou encore plus mal, ils sont laissés sur la touche, perdent le peu de repères et de sociabilité qui les retenait dans le monde des vivants. Serions-nous dans un monde de zombies ? Nous qui sommes de quelque part, et tellement protégés socialement, pour la plupart d’entre nous, nous ne nous en rendons pas vraiment compte. Savourons donc notre bonheur, mais ouvrons aussi les yeux et les oreilles : « le monde est stone », comme on chantait avec Starmania

 

Voici donc nos lépreux, ceux d’hier et ceux d’aujourd’hui. Bien sûr ils ne connaissent Jésus que par ouï-dire. Rappelez-vous : ils sont de nulle part… Mais on ne laisse pas passer une éventuelle chance d’autre chose, et pourquoi pas de guérison : « Jésus ! Chef ! Aie pitié de nous ! » Ils ne sont pas Pharisiens ni disciples de ce Jésus, ils ne disent pas « Maître », contrairement à ce qu’on peut lire dans les traductions habituelles. Ils ne disent bien sûr pas « Seigneur ! », qui est le titre réservé à Dieu. « Chef ! », c’est bien, c’est neutre, ça n’engage pas à grand-chose : il est toujours mieux de s’adresser à quelqu’un dont on attend quelque chose en le considérant comme supérieur à soi… Peu importe d’ailleurs, car l’évangéliste ne nous dit pas que Jésus entendit, mais qu’il vit ces hommes se relevant au loin, ces lépreux s’adressant à lui. Peut-être n’a-t-il simplement pas entendu, de loin ! Mais il a compris et il y réagit.

 

Sa réaction est surprenante. Il ne les guérit pas. Il ne les console pas. Il ne leur remet pas leurs péchés. Il les envoie balader, au sens propre : « En allant, montrez-vous aux prêtres… » On ne saura jamais s’ils y allèrent ou pas, le texte n’en dit rien : « quand ils s’en allaient », dit seulement l’évangéliste. Peut-être se dirigeaient-ils vers leurs prêtres, que ce soient des prêtres juifs ou des prêtres samaritains. Peut-être pas. Peut-être repartaient-ils simplement déçus de ce que Jésus n’ait rien fait de concret pour eux. Peut-être se demandaient-ils pourquoi aller vers les prêtres faire vérifier leur guérison, puisqu’ils n’étaient pas guéris… Le texte du Nouveau Testament faire rarement de la psychologie de bas étage, seuls comptent les gestes et les paroles rapportés. Or la parole de Jésus a opéré ceci : ils se sont éloignés de lui. Le renvoi vers la religion traditionnelle – les prêtres – entraîne un éloignement entre Jésus et les lépreux. Cela leur rendra-t-il une identité, un lieu ?

 

J’avoue que je ne sais pas comment interpréter cette étape du récit. Bien sûr, dans une campagne d’évangélisation interdénominationnelle, les gens qui y rencontrent Jésus sont renvoyés vers les Églises locales concrètes, notamment vers les pasteurs ! – Je me rappelle la venue de Billy Graham en France il y a plus de 30 ans. – Mais ce n’est pas Jésus qui dit ça, ce sont les pasteurs eux-mêmes… Et c’est une bonne chose, pour éviter que les gens ne se perdent dans la nature et que leur foi ne puisse pas grandir. Mais c’est aussi une mauvaise chose, parce qu’alors la religion risque de n’être plus qu’un moyen de se renforcer elle-même, et la rencontre avec Jésus d’être ravalée au rang de prétexte. Pourquoi Jésus renvoie-t-il les lépreux vers leur religion, vers une religion sacrificielle ? C’est sans doute la suite du récit qui éclaire ses raisons…

 

« Il arriva qu’ils furent purifiés… » On est très loin des habituels récits de guérisons des évangiles, où Jésus, mélangeant geste et parole, agit directement sur la personne malade ou infirme, voire possédée. L’éloignement entre Jésus et les lépreux non seulement est toujours là, mais s’est augmenté. On peut comprendre que les lépreux aient pu ne pas voir la relation entre Jésus et leur guérison. D’autant qu’on ne sait pas combien de temps s’est écoulé. Deux minutes ? Deux heures ? Plus ? On n’était ni en Samarie ni en Galilée : où sont-ils partis ? Mais un est revenu. Lui a fait le lien. Jésus les avait « vus ». Et l’homme, maintenant, a « vu » qu’il était guéri. Le même verbe « voir », le parallèle entre la rencontre avec Jésus et sa guérison. Les autres n’ont-ils pas « vu » qu’ils étaient guéris, qu’ils avaient été purifiés ? Car ils l’ont été, Jésus le dit à la fin du récit ! Serait-ce que leur religion les aveugle, les empêche de réaliser que c’est cette rencontre qui a opéré cela ? Dans la religion sacrificielle, l’important n’est pas l’intervention qui guérit, mais ce que je dois payer à Dieu quand je suis impur et ce que je dois payer quand je suis purifié ou pour l’être. C’est en quelque sorte l’enregistrement de la purification par la religion qui rend valide cette purification ! N’était-ce pas pour ça que Jésus les renvoyait vers leurs prêtres ? …

 

Mais pour celui qui a fait le lien, ça n’a plus aucun sens d’aller vers un prêtre, que ce soit à Jérusalem ou au Garizim, ici ou ailleurs. Il « revint, glorifiant Dieu avec une grande voix. » Car Dieu seul guérit et purifie : les prêtres ont raison en ceci.  Mais Dieu n’a pas besoin qu’on le paie, il aime juste qu’on lui rende gloire, qu’on le reconnaisse dans cette œuvre. Et c’est ça qui est formidable dans cette histoire : le lépreux qui est revenu ne prend pas Jésus pour un magicien ou un guérisseur, il ne le prend pas pour quelqu’un comme Simon le Magicien, celui que les Actes des Apôtres nous montrent en Samarie (8 / 18-24). Il confesse que Dieu seul compte, que Dieu seul « pèse » quelque chose dans ce monde – c’est le sens du mot « gloire » dans la Bible, en hébreu. En tout cas, pour lui, c’est bien Dieu qui vaut quelque chose et qui lui a rendu sa valeur à lui, lépreux purifié. Et si l’homme glorifie « avec grande voix », c’est pour nous signifier que sa voix précédente demandant pitié à Jésus est désormais recouverte d’une plus forte voix : la gloire de Dieu est sans commune mesure avec l’appel à l’aide des impurs et des pécheurs.

 

L’homme glorifie Dieu et remercie Jésus, en ayant maintenant supprimé toute distance entre eux. L’espace s’est comprimé ou transformé, voyez-le comme vous voulez : ils étaient loin l’un de l’autre, dans deux univers différents et pourtant l’un et l’autre en-dehors des pays. Et maintenant, ils sont ensemble, formant un nouveau pays : le leur. Il n’y a plus la Galilée et la Samarie, il n’y a plus le lieu de la pureté et celui de l’impureté, il n’y a plus le Chef potentiel et les exclus. Il y a l’homme purifié remerciant Jésus en tombant à ses pieds face contre terre. La remarque comme quoi il était Samaritain dit le contraire de ce qu’elle énonce : Samaritain, c’était avant. Maintenant son identité, c’est sa relation avec Jésus sauveur. Le fait de s’être vu purifié n’est pas une simple guérison : il en a été changé, vraiment, pas seulement sa santé. Dieu l’a changé.

 

Et les autres lépreux ? C’est la question, le regret, l’accusation, de Jésus, adressée réellement à aucun des personnages, mais aux lecteurs que nous sommes. Le début de notre texte révèle la condition humaine comme une condition pécheresse, impure, éloignée de Jésus malgré notre religion, notre conception de Dieu et de nos devoirs envers lui et envers les autres. Et sans Dieu, quoi que nous en pensions, nous ne sommes de nulle part, nos identités mondaines ne nous sont d’aucun secours. À distance, lorsque nous avons crié vers lui, Jésus a été le moyen par lequel Dieu nous a purifiés. Et maintenant il nous demande : « Les neuf, où sont-ils ? Ils n’ont pas trouvé de revenir donner gloire à Dieu, sinon cet étranger ? » Car l’homme qui est revenu est devenu étranger aux autres qui ne sont pas revenus – ce n’est pas seulement en tant que Samaritain que, pour un Juif, il est étranger… La plupart de ceux qui ont été purifiés par Dieu font soit comme s’ils ne l’avaient pas été, soit comme si Dieu le leur devait, puisqu’ils ont donné ce qu’il fallait pour ça…

 

Si ou quand je suis comme l’homme qui est revenu en glorifiant Dieu et en remerciant Jésus de ce que je suis maintenant, alors je ne sais pas répondre à la question de Jésus à propos des autres. Pourquoi donc certains ne viennent-ils pas à Jésus, qui pourtant a donné sa vie pour eux aussi ? Pourquoi mes proches, mes amis, pourquoi le monde entier, ne reconnaissent-ils pas leur rédempteur et ne chantent-ils pas leur joie tous ensemble ? Mais si ou quand je suis comme eux, alors la question de Jésus ne m’atteint pas ! Je ne puis l’entendre que si je suis à ses pieds, mais alors elle ne s’adresse plus à moi. Ce qui s’adresse à moi à ce moment-là, c’est la dernière parole de Jésus, qui me relève et me laisse aller, en m’assurant que mon salut, je le reçois précisément dans la foi, c’est-à-dire dans ma confiance envers lui, dans la reconnaissance de ce qu’il a fait pour moi, dans la joie de chanter la gloire de Dieu. Pas dans la religion : aux pieds de Jésus.

 

Où donc l’homme est-il allé, puisque Jésus lui a dit d’aller ? Peut-être est-il resté dans la présence de Jésus même en n’étant plus physiquement près de lui ? Peut-être est-il retourné dans son pays d’origine pour une nouvelle existence toute en glorification du Dieu qui l’a transformé ? Peut-être est-il allé parler aux autres anciens lépreux pour leur dire à eux sa joie d’être sauvé, et leur témoigner que c’est aussi pour eux ? Peut-être pour leur faire ouvrir les yeux sur le fait qu’ils ont été purifiés même s’ils ne l’ont pas vu et n’en tiennent pas compte – peut-être alors sont-ils toujours à réclamer la pitié de quiconque passe à proximité, cherchant et acclamant d‘autres « chefs », alors qu’ils n’en ont plus besoin ?! Peut-être même est-il allé dire aux prêtres, aux sacrificateurs, que Jésus est le seul chemin vers Dieu, et que leurs sacrifices sont caducs ? Celui qui a été purifié devient comme Jésus : il va librement, sans forcément que ce soit vers le succès, mais en tout cas il va vers ceux qui vivent dans le malheur, l’exclusion, la perte d’identité, ceux qui ne se savent pas aimés de Dieu et qui donc ne lui demandent même plus de les guérir… Mais sur ce chemin, celui qui s’est vu purifié continue de chanter et proclamer la gloire de Dieu, puisque c’est elle qui le fait vivre : il ne saurait l’oublier, il ne saurait se taire. Amen.

 

Saint-Dié  –  David Mitrani  –  10 septembre 2023

 

 

 

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