Évangile selon Matthieu 5 / 1-12a

texte :

En ce temps-là, voyant les foules, Jésus gravit la montagne. Il s’assit, et ses disciples s’approchèrent de lui. Alors, ouvrant la bouche, il les enseignait. Il disait :
« Heureux les pauvres de cœur, car le royaume des Cieux est à eux.
Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés.
Heureux les doux, car ils recevront la terre en héritage.
Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés.
Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde.
Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu.
Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu.
Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice, car le royaume des Cieux est à eux.
Heureux êtes-vous si l’on vous insulte, si l’on vous persécute et si l’on dit faussement toute sorte de mal contre vous, à cause de moi.
Réjouissez-vous, soyez dans l’allégresse, car votre récompense est grande dans les cieux ! »

 

 

premières lectures :  Sophonie  2 / 3; 3 / 12-13 ; Première épître aux Corinthiens 1 / 26-31

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prédication :

 

« Heureux ! » « Heureux ! » « Heureux ! » Ce mot qui ouvre le livre biblique des Psaumes revient 9 fois dans notre texte justement appelé des « Béatitudes », sauf que « béat » a aujourd’hui un sens assez négatif – pour ceux qui connaissent encore ce mot… « Heureux » est quand même plus clair, il est même explicité par le dernier verset : « Réjouissez-vous, soyez dans l’allégresse ! » Or précisément, « se réjouir », ce n’est pas être béat, dont le dictionnaire Robert me donne le sens : « qui exprime un contentement un peu niais, une tranquille satisfaction. » Le mot « heureux », lui, exprime tellement le mouvement, l’explosion de joie, que, vous le savez, André Chouraqui le traduisait par « en marche ! » …

 

Passé ce petit moment de vocabulaire, venons-en au contenu du texte, et nous verrons bien comment être heureux selon ce texte est fort différent d’être béat selon mon dictionnaire. Cette proclamation est adressée non pas à la foule, mais aux disciples de Jésus, c’est-à-dire à vous et moi qui connaissons la Bible et qui connaissons Jésus lui-même ; nous qui sommes ce que le prophète appelait « un peuple pauvre et petit », « le reste d’Israël ». Comment serons-nous un tel peuple ? Je ne vous ferai pas un commentaire mot à mot du texte, ce n’est pas le lieu. Mais je retiendrai seulement deux mots de notre texte…

 

Le premier, ou plutôt la première expression, c’est : « les cœurs purs ». Ah ! sentimentalité, quand tu nous tiens… Eh bien non : nous ne sommes pas dans une apologie de l’amour platonique, des petites fleurs et des petits oiseaux. Désolé si c’était ce que vous attendiez. « Les purs quant au cœur », comme on avait au début « les pauvres quant à l’esprit ». Dans la Bible, le cœur désigne la volonté, la décision, pas le sentiment. Être « pur quant à la volonté » … J’ai pensé, bien sûr, au Psaume 51, ou 50 dans la numérotation catholique : « Purifie-moi avec l’hysope, et je serai pur ; lave-moi et je serai blanc, plus que la neige. » (v. 9) et aussi « Crée en moi un cœur pur, ô mon Dieu, renouvelle et raffermis au fond de moi mon esprit. » (v. 12) La suscription de ce psaume nous indique qui prie ce psaume, qui formule de telles demandes qui nous semblent fort bien-pensantes : c’est « David, lorsque le prophète Nathan vint à lui, après que David fut allé vers Bethsabée. » (v. 2)

 

C’est donc non pas une explosion de bons sentiments, mais c’est un roi adultère et assassin qui prie ce psaume, et qui ne promeut certes pas la pureté de son propre cœur, mais au contraire qui demande à Dieu de le purifier. Lui qui, en toute bonne conscience, a couché avec la femme du voisin, puis a envoyé celui-ci se faire tuer pour pouvoir épouser la veuve (2 Sam. 11) ; lui dont le « cœur » a donc dérapé et plus que dérapé, lui qui s’est permis de transgresser de plusieurs manières les commandements du Dieu qu’il prétendait servir et représenter devant son peuple. Ainsi, lorsque Jésus dit « heureux les cœurs purs », il entend donc bien non pas ceux qui n’ont jamais choisi la mauvaise voie, mais plutôt ceux qui, comme David et peut-être vous et moi, ont choisi la mauvaise voie, et qui devant Dieu en demandent pardon en voulant revenir sur la bonne voie, ceux qui demandent à Dieu de les mettre ou de les remettre sur la bonne voie, de « purifier leur cœur », de soumettre leur volonté à la sienne.

 

Pourquoi donc « les purs quant au cœur » ne sont-ils pas ceux dont la volonté soumise à Dieu n’a jamais chancelé ? Parce que de tels extra-terrestres n’existent pas sur notre planète ! J’imagine bien que vous le savez chacun pour vous-même. Si jamais vous ne le savez pas, si vous vous imaginez être exempts de péché, regardez-vous mieux dans votre miroir, et relisez la Bible en cherchant à vous y reconnaître ! Non, comme le confessait David dans un autre psaume : « N’entre pas en jugement avec ton serviteur : aucun vivant n’est juste devant toi. » (Ps. 143 / 2) et aussi Salomon : « Certes, aucun homme, sur terre, n’est assez juste pour faire le bien sans jamais pécher. » (Eccl. 7 / 20). L’apôtre Paul cite aussi deux autres psaumes de David : « Il n’y a pas un juste, pas même un seul. » (Rom. 3 / 10) Ce qui m’amène au second mot que je voulais souligner dans le texte de ce matin, le mot « justice », qui revient deux fois : « les affamés et assoiffés de la justice », « les persécutés pour cause de justice ».

 

Être « juste », c’est faire la volonté de Dieu, c’est donc être « pur quant au cœur », précisément. C’est vouloir que la « justice », l’obéissance à la parole de Dieu, la réalisation concrète de cette parole dans la vie des gens et du monde, se répande. Le fait d’être « affamé et assoiffé de la justice » en dit bien le manque : pas plus que dans mon cœur la justice ne se trouve dans le monde. Mais comme David priant le psaume 51 après son monstrueux péché, on peut vouloir que la justice soit restaurée, ou plus exactement que je sois restauré dans la justice que j’avais abandonnée ; et que, de même, le monde dans lequel je vis soit lui aussi restauré, renouvelé, dans la justice, c’est-à-dire devienne conforme à la vocation que Dieu lui avait adressée, conforme au projet de Dieu qui est que « toutes les familles de la terre soient bénies » (Gen. 12 / 3).

 

Parlerai-je de justice sociale ou de justice climatique, selon les expressions à la mode ? Bien sûr, mais c’est donc beaucoup plus. Car les humains sont malheureux, abandonnés à des religions et à des doctrines diaboliques qui les opposent au vrai Dieu, abandonnés à une planète surexploitée à leur profit par les uns et qui semble se venger sur les autres ; trop nombreuses sont les victimes de toutes sortes d’injustice, d’exploitation, d’aliénation, de guerre, de totalitarisme, etc. Tout ce que les humains recherchent : la santé, l’argent, la reconnaissance, le pouvoir, la beauté, la tranquillité, se retourne contre les plus faibles et flatte la vanité de ceux qui, à cause de ça, se croient forts. Nos œuvres, actives ou passives, sont cause de malheur et de mort : nous sommes comme David… Mais vous me direz : « je n’ai rien fait, je n’embête pas mon prochain, je m’engage pour des causes que je crois justes, etc. » Qu’est-ce que ça change ? Cela vous fait-il exploser de joie et de bonheur ? Si la réponse est non, c’est bien que quelque chose cloche…

 

Après les Béatitudes et avoir affirmé aux chrétiens qu’ils sont « la lumière du monde » et qu’ils ne devraient pas cacher cette lumière (v. 13-16), Jésus entre dans un certain nombre d’antithèses entre les anciens commandements et ce que lui en dit. Vous connaissez ces textes, en tout cas certains versets. Et nous avons là non pas la solution, mais l’énoncé du problème… de notre problème. Le verset le plus emblématique de ce problème se trouve en plein cœur de ce chapitre : « Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre. » (v. 39) Voilà – par exemple – ce que c’est qu’être « pur quant au cœur », « affamé et assoiffé de la justice », et c’est justement ce que je n’arrive pas à faire ; et si jamais j’y arrive, la conclusion la plus vraisemblable statistiquement sera que je serai compté parmi « les persécutés pour la justice », car sauf miracle – mais ça existe – tendre l’autre joue m’exposera à me faire démonter la tête !

 

Je suis donc pris dans un certain dilemme : soit je me contente de ma petite vie généralement honnête et parfois désintéressée, et je ne serai jamais heureux au sens des Béatitudes, puisqu’une telle vie relève du péché originel qui fait passer ma tranquillité et ma bonne conscience avant Dieu et mon prochain ; soit je tente de conformer ma vie à la justice de Dieu, y aspirant de toute ma volonté et réalisant cette volonté dans les actes de ma vie personnelle, amoureuse, sociale, économique, ecclésiale, et tous les autres niveaux possibles et imaginables, et alors je serai heureux mais mort. Si je suis un peu romantique, ou masochiste, la seconde solution revêt un certain charme, alors que la première n’en a aucun, bien que ce soit celle que la plupart d’entre nous choisit, moi le premier…

 

J’avais dit deux mots, mais en voici un troisième, celui qui ouvre les Béatitudes : « les pauvres quant à l’esprit » – vous pouvez traduire autrement si ça vous chante… « Les pauvres ». Ceux qui ne se confient pas en eux-mêmes, que ce soit pour une vie de jouissance tranquille ou que ce soit pour une vie d’engagement héroïque. Ceux qui ont besoin des autres. Ceux qui ont besoin de Dieu. N’était-ce pas le cas des prophètes, par définition ? Peut-on être prophète par sa propre volonté ? L’idée en est ridicule ! On est prophète par les paroles et les gestes que Dieu met en nous pour que d’autres en soient au bénéfice. Eh bien, nous dit Jésus ici, pour les chrétiens c’est la même chose. L’apôtre Paul n’écrivait pas autre chose aux chrétiens de Corinthe. Ou pour citer Sophonie : « prendre pour abri le nom du Seigneur », comme vous l’avez entendu tout à l’heure. C’est Jésus disant à ses disciples, dans un autre texte : « Celui qui demeure en moi et en qui je demeure, celui-là porte beaucoup de fruit, car, en dehors de moi, vous ne pouvez rien faire. » (Jean 15 / 5)

 

Le chemin nous est donc tracé : suivre Jésus, vivre en Jésus, le chercher lui, invoquer son Esprit, afin d’être changé de l’intérieur et que des œuvres de justice – la fameuse « justice » – puissent s’accomplir à travers mes membres. Ne rien chercher me mène à la mort, déjà dans cette existence-ci. Chercher la « justice » par mes propres forces me mène à l’illusion ou à l’échec, d’autant plus si je le fais en mon nom propre ou en celui d’idéologies plus ou moins humanistes voire apocalyptiques. S’épuiser à ne rien faire ou s’épuiser à combattre, c’est toujours s’épuiser, et il n’y a pas de bonheur là-dedans. Or c’est le bonheur qui est promis aux « justes », aux « cœurs purs », aux « pauvres », à tous ceux qui comptent activement sur Dieu. Le repos en Dieu est alors porteur de bonheur. L’engagement en Dieu est alors porteur de bonheur. La soif de Dieu elle-même est alors porteuse de bonheur. Tout ce qui en moi creuse la place pour Dieu est cause de bonheur, de bonheur immédiat et durable.

 

Oui, c’est le bon qualificatif, à la mode en plus. Vous cherchez une existence durable : choisissez Dieu, choisissez le Christ, choisissez de vous remplir et de vous satisfaire de lui, il vous enverra alors les uns vers les autres, et vers d’autres encore qui ne le connaissent pas et que vous ne connaissez pas, comme Ésaïe déjà nous l’annonçait : « Toi, tu appelleras une nation inconnue de toi ; une nation qui ne te connaît pas accourra vers toi, à cause du Seigneur ton Dieu, à cause du Saint d’Israël, car il fait ta splendeur. » (És. 55 / 5) On est loin de l’idéologie, on est loin de toute stratégie personnelle, ecclésiale ou politique. On est dans le bonheur, la joie, le cadeau. Dans le même chapitre, le prophète concluait ainsi : « Oui, dans la joie vous partirez, vous serez conduits dans la paix. Montagnes et collines, à votre passage, éclateront en cris de joie, et tous les arbres de la campagne applaudiront. » (v. 12) Quand on vous le dit, que vous pouvez être dans la joie au cœur de la création de Dieu, dès aujourd’hui ! Libérez-vous de vous, accueillez Dieu ! Amen.

 

Saint-Dié (messes catholiques)  –  David Mitrani  –  29 janvier 2023

 

 

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