Évangile selon Matthieu 10 / 34-39

 

texte :  Évangile selon Matthieu, 10 / 34-39   (trad. personnelle)

premières lectures :  Épître aux Éphésiens, 6 / 10-17 ;  Évangile selon Matthieu, 5 / 38-48

chants :  22-04 et 36-29  (Alléluia)

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Texte difficile, n’est-ce pas, que celui qui nous donne de Jésus l’image inverse de celle que nous aimons avoir de lui : non plus un pacifiste, mais un violent, et même un diviseur, quelqu’un qui sépare en deux ce que nous, nous aimerions au contraire le voir unir… C’est peut-être simplement que nous prenons nos désirs pour sa volonté ; que nous sommes tous soumis au politiquement correct d’une société qui prétend à la justice alors qu’elle est injuste, qui prétend à la liberté, à l’égalité et à la fraternité, alors que toutes ses structures anciennes ou nouvelles vont en sens inverse de ce qu’elle proclame. Mais nous ne saurions nous arrêter à cette constatation, n’est-ce pas ? Il est clair que le texte nous résiste, et il ne nous semble pas forcément que ce soit à cause de l’Évangile. Mais que dit-il vraiment ? Il m’a fallu le retraduire pour tâcher de vous le faire un peu mieux entendre.

 

Tout d’abord, il est clair que « la paix » et « le glaive » s’opposent, même si ce « glaive » sert davantage à séparer qu’à tuer. Les quelques versets du prophète Jérémie qui citent côte à côte ces deux mots (Jér. 4 / 10 ; 12 / 12 ; 14 / 13) opposent bel et bien la paix telle que les humains l’espèrent et le glaive de Dieu, instrument de sa justice, qui met un terme à cette aspiration. La question qui nous est alors posée est non pas « quel glaive ? », mais « quelle paix ? » À quelle sorte de paix aspirons-nous pour que cette attente semble si contraire à la volonté de Dieu, exprimée non seulement dans ce texte, mais dans plusieurs autres ? À quelle paix aspirez-vous donc ? À l’harmonie universelle, la fin des différences, un seul peuple, une seule langue… ? Vous entendez bien que ça, c’est la tour de Babel (Gen. 11 / 1-9), n’est-ce pas ?! Comment peut-on espérer voir se réaliser ce fantasme totalitaire par lequel les individualités sont noyées dans un « nous » qui ne peut être que la voix de l’État, du Parti, de la race, de l’économie mondialisée, ou de quelque autre idole… ?

 

Pourtant, dans nos relations proches, c’est bien souvent une telle paix que nous aimerions voir s’installer, ou que nous tâchons de préserver quand elle est là. Ne pas s’opposer à elle ; ne pas faire entendre une différence qui apparaîtrait grimaçante, méchante, menaçante, insupportable aux autres… Si Luther avait fait ça, nous ne serions pas là, et peut-être l’Église de Dieu non plus ! Ce n’est pas pour rien que notre petit protestantisme, parce qu’il a eu à souffrir en France de cet ostracisme de la pensée unique d’État, est resté attentif à la libre expression des minorités, même lorsque leur discours n’est pas le nôtre. Nous avons là un trésor humain à ne pas abandonner sous prétexte de la pression croissante de l’opinion, ou sous prétexte des idéologies parfois pernicieuses qui se cachent derrière ces expressions d’autres minorités : on peut condamner un discours, tout en respectant la liberté de le tenir de ceux qui le font ; c’est bien ce que soutenait Voltaire dans l’affaire Calas en son temps. Ne serait-ce que pour dire qu’on est pas d’accord, et développer nos propres arguments, il faut bien que les autres puissent parler…

 

Mais plus près de nous encore, c’est dans nos relations de travail ou de voisinage, dans nos familles, nos foyers parfois, que nous aspirons non pas à une vraie paix, mais à la tranquillité ! Et cette tranquillité est toujours faite non pas de vrais échanges, de vrais consensus, mais toujours de soumissions à sens unique, de « je fais avec », « on a toujours fait comme ça », « c’est pas la peine », « de toutes façons », etc. Cette tranquillité est toujours de l’ordre de la coexistence pacifique, où les rapports entre les gens sont figés dans un rapport de forces qu’on ne veut pas remettre en cause par peur de se faire éjecter ou écraser. C’est la loi du plus fort acceptée par le plus faible, ce qui permet au plus fort de ne pas exercer de violence. Évidemment, pas un brin d’Évangile là-dedans, vous l’entendez bien. C’est Babel à la maison… C’est le poids de la culture, de la généalogie, des traditions subies.

 

Face à ça, une seule protestation se présente à nous : moi contre les autres, l’affirmation de soi contre le groupe, qui a alors beau jeu de crier à l’égoïsme, à l’égocentrisme, voire à la paranoïa. Soit ça ne marche pas, et la pression sociale ou familiale reprend le dessus ou bien elle m’expulse. Soit ça marche, et je me fais tyran à mon tour, dans une « dialectique du maître et de l’esclave », où les rôles sont interchangeables jusqu’à la mort, mais où le système est pérenne. Nous sommes pris, par nature, dans cette lutte d’egos momentanément pacifiée dans la fausse paix que je dénonçais. Nous rejouons sans cesse Caïn et Abel (Gen. 4 / 1-9) : il y a la paix jusqu’au jour où l’un des deux est tué par l’autre… Mais comme je suis plus lâche que vaniteux, je peux vivre longtemps… sans jamais être moi-même.

 

Voilà tout ce que le glaive « jeté sur la terre » par Jésus est venu trancher : ces liens de sujétion, ces cercles vicieux, ces possessions sociales ou démoniaques, psychologiques ou généalogiques, subies ou assumées. Dieu veut la paix, pas les fausses paix que nous nous fabriquons les uns avec les autres. Et c’est là où les liens sont les plus forts qu’ils ont le plus besoin d’être tranchés vigoureusement – entendez bien : pas les liens d’amour (d’ailleurs il n’est pas question de trancher entre mari et femme, encore que ces relations ne soient pas forcément plus saines que d’autres) mais les liens qui empêchent la vie. Pensez-vous qu’entre « un homme et son père, une fille et sa mère, une épouse et sa belle-mère », ce sont des liens sains ? Ils peuvent l’être, heureusement ! Mais bien souvent le premier terme est prisonnier du second. N’ai-je pas vu, en d’autres paroisses, des hommes n’accéder à la majorité qu’à la mort de leur père, parfois fort tard ? N’avez-vous jamais vu des filles qui ne font que répéter ce qu’a vécu leur mère ? Est-il si loin, le temps où l’épouse n’était pas d’abord liée à son mari, mais à sa belle-mère ? Je parle bien de la France, pas d’un pays à l’autre bout du monde…

 

Si je prends, à la suite de notre texte, ces exemples, c’est bien pour que vous réalisiez d’une part que ce que Jésus propose est une bien bonne chose, et d’autre part que ce que nous vivons ordinairement sans nous poser tant de questions ne l’est pas forcément… Mais la volonté de Jésus est-elle donc que soient « ennemis de l’homme, ses familiers », pour le dire textuellement ? Comment éviter alors la lutte à mort ? Ce n’est pas elle, bien sûr, que Jésus propose. C’est lui qu’il propose comme solution. Ne choisir ni le système dans lequel je n’existe plus en tant que tel, ni l’hubris où j’existe moi seul contre lui. Tout le début de la Genèse est comme coincé entre Caïn et Babel, mais au milieu surnage Noé, c’est bien le cas de le dire ! Le « juste choix », c’est la relation privilégiée avec Jésus, qui renvoie dos à dos les deux mauvais choix. C’est en lui seul que réside la vraie paix, elle est le fruit de ce glaive jeté au milieu des relations perverses que nous entretenons entre nous.

 

Les deux versets qui précèdent immédiatement notre texte disaient ceci : « Quiconque me confessera devant les hommes, je le confesserai aussi devant mon Père qui est dans les cieux ; mais quiconque me reniera devant les hommes, je le renierai aussi devant mon Père qui est dans les cieux. » Le sujet est donc bien notre relation à Jésus, et le caractère public, social, de cette relation – je ne parle pas d’appartenance ecclésiale, mais de foi chrétienne vécue et confessée. La relation à Jésus n’est pas un « plus » : il y aurait nos relations humaines ordinaires, qui se passent plus ou moins bien, mais sans lui, et puis « en plus » notre foi… Ça ne peut pas fonctionner. C’est comme si vous disiez qu’Untel ou Unetelle « court » à droite à gauche, mais qu’en plus il ou elle est marié(e) : beau mariage en vérité… ! C’est exactement ce que les prophètes reprochaient à l’ancien Israël. Non, ça n’est pas possible.

 

La relation à Jésus est prioritaire, ou bien elle n’est pas. « Renier Jésus devant les hommes », c’est ne pas le considérer comme prioritaire. Il n’est pas question ici des incroyants – que nous ne sommes pas – mais des mécréants – que nous pouvons être trop souvent. Et c’est bien pourquoi il faut traduire littéralement « celui qui ne prend pas sa croix et me suit n’est pas digne de moi », et non « et ne me suit pas ». Jésus ne parle pas de ceux qui ne le suivent pas, mais justement de ceux qui le suivent, c’est-à-dire vous et moi ! C’est pour nous que se pose sans cesse la question du premier commandement : « tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée » (Matth. 22 / 37) … En fait, nous réservons pour nos autres relations, pour la vie de tous les jours, la part qui reviendrait à Dieu si nous obéissions au commandement… Oui, nous « aimons père et mère plus que » nous n’aimons Jésus. Nous nous définissons par rapport à eux, ou par rapport à d’autres d’ailleurs, mais pas par rapport à jésus. Qui d’entre nous se présenterait en disant « je suis le frère / la sœur / de Jésus » ?

 

C’est caricatural ? Le texte de ce matin l’est aussi, et il nous faut bien ça pour ne pas nous trouver des excuses qui toutes seraient fondées dans la sagesse humaine, mais pas dans la Bible. Si je « trouve ma vie » dans ce qui m’entoure et me définit selon le monde, cette vie-là est vouée à la mort et disparaîtra à jamais. Tant pis pour moi. Mais si je me détache de ces liens-là (pas de ces gens-là, mais des liens qui nous empêchent mutuellement de vivre), alors oui je « perds cette vie », cette définition de moi, ma tranquillité humaine, mais j’en trouve une autre, meilleure, chrétienne. C’est cela, « prendre sa croix », quand on prétend suivre Jésus : tout donner à celui qui a tout donné pour nous. Rappelez-vous le « jeune homme riche » : il n’avait pas compris cette invitation à suivre Jésus « parce qu’il avait de grands biens », disait le texte (Matth. 19 / 22). Il y a donc nécessité, nécessité vitale, que Jésus coupe ces liens qui nous retiennent loin de lui et donc loin de nous-mêmes, car « notre vie est cachée avec Christ en Dieu » (Col. 3 / 3), ou comme Paul le dit encore ailleurs : « Christ est ma vie » (Phil. 1 / 21).

 

Vous voyez combien notre image de la paix est fausse : une paix basée soit sur ce que je cède, soit sur ce que je prends, selon que je suis faible ou fort. Il faut bien jeter en travers de ça un glaive, celui de la Parole de Dieu (Éph. 6 / 17 ; Hébr. 4 / 12), qui dénoue les liens d’une tranquillité perverse, afin que puisse se nouer une vraie relation, prioritaire, avec Jésus, et donc à sa suite de vraies relations fraternelles entre nous. Car c’est lui seul qui nous institue frères et sœurs les uns des autres, en ayant fait de nous tous ses frères et ses sœurs à lui. Là encore, Jésus en premier, « premier-né d’un grand nombre de frères » (Rom. 8 / 29). Ce qu’il nous propose, c’est d’échanger les amitiés mondaines contre la fraternité chrétienne, d’échanger une identité fondée sur ce que les autres ont fait de moi contre une identité fondée sur ce que Jésus a fait pour moi. Alors, alors seulement, nous pourrons accomplir les œuvres, la mission, qu’il a préparées pour nous. C’est lui qui nous en rends dignes, c’est lui qui le fera. Amen.

 

Senones  –  David Mitrani  –  5 novembre 2017

 

 

 

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